samedi 22 septembre 2018

99. LE TEMPS DES CITÉS

La cité des dauphins
   
    La foudre avait frappé le volcan et cela provoqua un mini séisme à 7 heures du matin.
    Quelques minutes plus tard, alors qu'une fumée commençait à s'élever de la montagne centrale, une seconde secousse plus forte fut ressentie. Des crevasses creusèrent le sol et les bâtiments les plus hauts s'écroulèrent. La Terre semblait secouée de spasmes.
    Quand enfin elle s'apaisa sous leurs pieds, ils crurent en avoir fini et commencèrent à évacuer les blessés.
    C'est alors qu'une gigantesque vague de près de cinquante mètres de hauteur surgit à l'horizon. Elle avançait lentement vers le rivage, cachant le lever du soleil et projetant loin devant elle une ombre de fraîcheur. Les oiseaux qui s'approchaient de ce mur si vert, si lisse, étaient irrémédiablement aspirés et broyés.
    Les hommes-dauphins, réveillés en sursaut par les tremblements de terre, s'attroupèrent sur la plage pour examiner le phénomène. Ils se frottaient les yeux comme pour sortir d'un cauchemar.
    Tout comme leurs ancêtres regardant déferler la horde des hommes-rats, ils restaient là, fascinés par ce malheur qui soudain, sans raison, s'abattait sur eux.
    Alors la Reine ferma longuement les yeux pour essayer de comprendre, les rouvrit d'un coup et émit un message télépathique tous azimuts : " Fuir. "
    Mais personne ne bougeait. Tous étaient hypnotisés par l'énormité de cette adversité.
    Elle clama :
    - Il faut fuir au plus vite. Montez sur les bateaux.
    Il n'y avait toujours aucune réaction. Le peuple entier était fasciné par sa destruction imminente. Leur sérénité et leur intelligence jouaient contre eux. Ils avaient déjà tout compris et tout accepté. Du coup ils étaient calmes... comme résignés.
    - Fuir, répéta-t-elle.
    Il y a des moments où être en rage sauve. Alors la Reine se mit à hurler. Un hurlement qui retentit dans la cité comme une corne. Son cri déchirant était si puissant qu'il tira les hommes-dauphins de leur torpeur. Les enfants, qui eux n'intellectualisaient pas encore, reprirent en écho ce cri douloureux. Des plus petits aux plus grands, ils prenaient conscience de l'ampleur du drame.
    Comme dans une fourmilière touchée par un coup de pied, le signal de survie se propagea rapidement jusqu'à atteindre toute la cité.
    Sur la plage, on s'interpellait, on criait, on pleurait.
    Et puis, les cris, les gestes se firent plus mesurés, plus déterminés, plus efficaces. En toute hâte, chacun saisit quelques affaires et s'empressa d'embarquer. Les marins déployèrent les voiles. L'immense vague continuait d'avancer inexorablement, comme au ralenti.
    Elle était maintenant à dix kilomètres de distance.
    Dans le port, hâtant désespérément la manœuvre, les bateaux s'entrechoquaient. C'était l'inconvénient de la panique, on réfléchissait moins. Les plus calmes ou les plus habiles parvinrent à se dégager.
    Déjà la vague porteuse de mort voilait un pan entier de l'horizon. À trois kilomètres de la côte.
    Le sol se remit à trembler, mais cette fois ce n'était pas le magma terrestre qui l'agitait. Un bruit de tempête retentit.
    La panique monta d'un cran.
    Ceux qui s'accrochaient encore à leurs biens lâchèrent tout pour s'enfuir.
    Dans l'affolement, des familles entières se jetèrent à l'eau pour nager vers une coque protectrice d'où des mains se tendaient pour les repêcher.
    La vague était à deux kilomètres.
    Les secousses se multiplièrent, la terre s'ouvrit, les arbres, les montagnes, les rochers et les fragiles constructions humaines se fendirent. La pyramide, symbole de leur splendeur, se crevassa et s'effondra.
    Un kilomètre.
    Le silence revint, un silence lourd, oppressant. Il n'y avait plus le moindre cri d'oiseau désormais sous le ciel devenu sombre.
    Ce fut à ce moment que le volcan explosa, recouvrant l'île d'une projection de magma orange. La vague n'était plus qu'à cent mètres.
    Les humains étaient piégés entre le feu et l'eau.
    Plus que cinquante mètres.
    Même les dauphins étaient projetés si haut dans le ciel qu'ils mouraient en retombant sur le sol de l'île. Et dans un terrible ralenti, la vague monstrueuse s'abattit sur cette île paradisiaque qui avait été le salut des hommes. Ils n'étaient plus que de petites choses claires qui se débattaient de manière dérisoire. La chair écrasée se collait à la pierre avant de se transformer en boue rose. Puis, tel un Titanic percuté par un iceberg, l'île tout entière vacilla, les blocs de roche se détachèrent du sol, libérant des béances où le magma jaune se mit à cuire et à fumer sur l'eau verte.
    L'île se retirait dans les coulisses du monde, abandonnant ses locataires à leur mort certaine. Elle s'enfonça lentement, puis d'un coup plongea en aspirant l'océan dans un vortex de mort.
    Le silence revint.
    Voilà. Tout était fini. Là où il y avait eu une civilisation brillante, il n'y avait plus que quelques débris flottants.
    Sur les cent soixante embarcations qui avaient tenté de fuir l'île, douze avaient échappé au désastre.
    Sur les trois cent mille âmes qui avaient peuplé la capitale des hommes-dauphins, trois mille avaient survécu.
    La Reine avait disparu, mais dans l'un des douze bateaux, ils désignèrent une nouvelle Reine. Elle comprit très vite la responsabilité de sa charge. Grimpant sur la proue du bateau, elle parla pour redonner du courage aux siens. Et elle dit que, tant qu'il resterait un seul humain dauphin vivant, il transporterait avec lui, où qu'il aille, les valeurs, la mémoire, la connaissance et les symboles de son peuple.
   
    Les scarabées
   
    Les deux millions cent cinquante mille hommes et femmes du peuple scarabée étaient parvenus à un degré élevé de civilisation. Ils avaient construit de grandes cités et développé une agriculture variée grâce à une invention fort utile : la poterie. Au début, ils cultivaient puis ensilaient leurs récoltes dans de grands hangars. Mais les charançons et les insectes détruisaient rapidement leurs réserves, jusqu'à ce qu'un jour, une femme ait l'idée de fabriquer des pots hermétiquement fermés. L'idée lui en était venue en observant les scarabées qui protègent leurs œufs d'une boule de bouse de vache afin qu'ils s'épanouissent dans un milieu protégé.
    Le peuple scarabée décida de sophistiquer l'idée et songea à des pots de fiente séchée, puis de glaise, qu'il scella grâce au même matériau.
    La découverte de la poterie leur procura d'immenses avantages. Ils façonnèrent d'abord de petits pots, puis des plus grands, et enfin des jarres qu'ils remplirent de lait, de viande, de céréales, d'eau douce. Ils créèrent un tour de potier pour modeler des récipients parfaitement ronds et en déduisirent la roue dont ils équipèrent brouettes et charrettes. De tous les peuples de la région, ils s'avérèrent les mieux nourris, et leurs enfants étaient les plus grands de tous. Ce qui suffisait à leur donner un avantage certain.
    Ils bâtirent leur première ville à l'embouchure d'un fleuve. Puis ils le remontèrent vers sa source. Et en même temps que leurs explorations, leurs terres cultivables s'agrandirent vers le sud. Le fleuve irriguait leurs terres et leur apportait des alluvions qui l'enrichissaient. Une seconde ville fut créée plus bas, comme pour marquer un repère dans leur expansion vers le sud. Puis une troisième. À chaque exploration, ils emportaient dans des jarres les aliments qui leur permettaient de survivre et d'aller plus loin, là où les autres peuples avaient renoncé. Leur système - exploration, village, ville, extension des cultures - fonctionnait parfaitement, augmentant sans cesse leur territoire, leur population et leur confort de vie. Mais à force de descendre vers le sud ils finirent par se heurter à une montagne élevée qu'ils ne savaient pas gravir.
    Comme à l'ouest il y avait la mer, à l'est le désert et en face la montagne, ils décidèrent d'arrêter là leur expansion.
    Ils construisirent alors des routes pour relier leurs cités entre elles et y faire circuler les charrettes transportant les produits de leurs semailles. Ils prospérèrent car la situation géographique de leur territoire était particulièrement favorable. De surcroît, grâce à leur nombreuse population ils purent facilement constituer une armée qui, après avoir écrasé tous les peuples voisins, formait une force de sécurité apte à empêcher toute invasion.
    Un matin, des enfants aperçurent à l'horizon, venant du nord-ouest, de grands bateaux nantis de gréements comme ils n'en avaient jamais vu jusque-là.
    Au début ils craignirent une nouvelle attaque des peuples pirates, mais au fur et à mesure qu'ils approchaient ces navires leur apparaissaient bien plus évolués techniquement. Non seulement ils avaient des voiles mais leur coque était vingt fois plus grande et plus effilée que tout ce qu'ils avaient vu.
    Trois cents soldats s'empressèrent de former des lignes de défense.
    Mais quand les navires s'échouèrent, ils eurent la surprise d'en voir descendre des êtres épuisés et faméliques. Leurs regards portaient les stigmates d'une grande terreur, et les hommes-scarabées se dirent qu'ils avaient dû affronter bien des épreuves.
    À tout hasard, des guerriers cernèrent les arrivants d'un mur de lances et de boucliers, mais les étrangers ne se présentaient pas en ennemis. Ils paraissaient affreusement las et mal en point. La plupart n'avaient pas mangé depuis plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Leurs joues étaient émaciées et pâles. De tous ces voyageurs, la plus étonnante était une femme aux larges hanches ; la peau flasque de ses bras pendait comme un vêtement trop lâche.
    À peine débarqués, les étrangers se pelotonnèrent les uns contre les autres, transis. L'un d'eux pourtant trouva la force de s'avancer vers les soldats. Il prononça un mot dans une langue que le peuple scarabée ne connaissait pas. Le chef des soldats répondit par une question qui signifiait : " Qui êtes-vous ? "
    Le voyageur saisit un bâton et dessina dans le sable un poisson, puis un bateau, puis une île, puis une vague. L'homme-scarabée finit par comprendre que ces gens avaient fui une île, à l'ouest, que les vagues avaient soudain submergée.
    Ils n'étaient pas armés et tendaient une main ouverte en signe de paix. Des femmes-scarabées apportaient déjà des aliments pour nourrir les arrivants et des couvertures pour les réchauffer. Les soldats les regroupèrent dans une clairière proche où des hommes-scarabées leur érigèrent des huttes de fortune.
    Ils s'installèrent dans l'enclos protégé. Les hommes-scarabées les visitaient comme des animaux curieux. Leurs bateaux furent examinés avec intérêt, chacun cherchant à comprendre comment ces gens aussi démunis étaient parvenus à construire d'aussi beaux navires. Les voiles surtout impressionnaient, avec cette façon de frissonner comme les ailes d'un oiseau rasant les flots.
    Dans leur enclos, les hommes-dauphins restèrent plusieurs jours à se reposer et à panser leurs plaies. Ils se taisaient, et leurs regards n'exprimaient que la détresse. Enfin, le chef de la cité des hommes-scarabées convoqua une délégation d'hommes-dauphins pour un entretien. De part et d'autre, on se dévisagea, méfiant et intéressé à la fois.
    Dans la discussion qui s'ensuivit, il fut décidé que les hommes-dauphins pouvaient rester et même construire un quartier à eux dans la ville, à condition de transmettre leur savoir.
    Les hommes-dauphins quittèrent l'enclos et reçurent l'autorisation de construire leurs habitations en dur dans un quartier périphérique de la capitale. Ils y implantèrent de curieuses maisons rondes en ciment crépi de blanc, fermées par de pimpantes portes bleu turquoise. Les premières émotions passées, ils décidèrent d'instaurer un jour de fête destiné à commémorer cet exode au cours duquel ils avaient trompé la mort.
    - Désormais, décréta leur Reine, chaque fois que nous survivrons à un péril, nous en consignerons l'histoire dans nos livres afin que nul ne l'oublie et que l'expérience serve aux générations futures. Nous organiserons une fête au cours de laquelle nous consommerons les aliments correspondant à l'aventure. Ainsi, pendant toutes ces semaines où nous avons fui le déluge, nous avons mangé du poisson. Chaque année, à la date-anniversaire de la grande catastrophe, nous ne mangerons que du poisson.
    Dans la nuit, la Reine des rescapés mourut, une arête fichée dans la gorge.
    Il devint urgent de repérer qui, dans la communauté, serait apte à lui succéder. Les hommes-dauphins testèrent les talents médiumniques de plusieurs d'entre eux. Les femmes, de manière générale, s'avérèrent plus douées que les hommes en la matière et une jeune fille l'emporta. Elle entreprit aussitôt de se nourrir comme quatre afin de grossir pour se doter de l'énergie indispensable aux longues méditations.
    En gage de gratitude pour l'hospitalité reçue, les hommes-dauphins livrèrent peu à peu leurs connaissances aux hommes-scarabées. Ils leur enseignèrent leur système numérique et leur système alphabétique. Ils leur apprirent leur langue. Ils leur enseignèrent la cartographie du ciel et leurs techniques de navigation et de pêche. Les hommes-dauphins ne pouvaient évidemment pas expliquer ce qui s'était passé sur leur île. Ils se contentèrent de dire qu'autrefois, ils avaient vécu au Paradis et qu'ils en avaient été chassés pour une faute qu'ils ignoraient.
    Ils enseignèrent encore comment remplacer le troc qui jusque-là était d'usage chez les hommes-scarabées par un principe d'unité de mesure des valeurs, le coquillage.
    Ils leur expliquèrent pourquoi il était utile d'ériger des monuments. Ils rassemblent la population, constituent des points de repère dans la cité et attirent les étrangers de passage, favorisant ainsi les échanges.
    Les hommes-scarabées écoutèrent attentivement les hommes-dauphins mais, pour les monuments, ils se montrèrent plutôt dubitatifs. Cela coûtait trop cher à fabriquer pour un intérêt qui leur semblait encore peu évident.
    Alors, les hommes-dauphins décidèrent d'inventer à leur intention une religion particulière.
    Ils affirmèrent qu'il était nécessaire d'enterrer les morts dans une pyramide afin de faciliter leur grand voyage vers l'au-delà. Les hommes-scarabées redoutaient certes d'avoir leur âme bloquée ici-bas mais il leur en fallait davantage pour les persuader de se lancer dans des grands travaux. Qu'à cela ne tienne. Un homme-dauphin, le meilleur conteur de sa génération, annonça que, le lendemain, il leur raconterait l'histoire du monde. Et toute la nuit, laissant libre cours à son imagination, il les émerveilla d'une cosmogonie sur mesure pour les inciter à créer une religion et une pyramide. L'idée d'inventer des dieux à têtes d'animaux lui était venue spontanément en considérant que les hommes-scarabées seraient impressionnés par ce concept.
    Non seulement ils le furent, mais ils aidèrent le conteur à embellir son récit à l'aide d'une mixture végétale qu'ils avaient découverte, le soma, à base d'éphédra, une baie rouge qui, pilée, donne de l'éphédrine, un psychotrope qui contribua à le mettre en transe et à rendre ses visions plus précises. Son histoire plaisant à tous, elle fut retransmise de bouche à oreille puis consignée par écrit. L'homme-dauphin en rajoutait, certes, mais il avait un objectif précis : obtenir l'érection d'une pyramide où la nouvelle Reine pourrait entrer en communication avec leur dieu.
    Mentalement, la jeune fille obèse était prête lorsque les hommes-scarabées, convaincus par la nouvelle religion créée pour eux, accédèrent enfin à la demande de leurs hôtes. En quelques mois, ils bâtirent une pyramide, encore plus élevée que celle de l'île et dotée également d'une loge confortable aux deux tiers de sa hauteur. Les hommes-dauphins ayant insisté sur les voyages vers l'au-delà à partir du monument, les hommes-scarabées y inhumèrent les cadavres des notables de leur société, et il fallut en repousser les dépouilles pour installer secrètement la nouvelle souveraine-médium.
    La jeune fille savait que dans son nouveau lieu " émetteur-récepteur " leur dieu lui parlerait, mais elle réfléchit longuement avant de l'interroger sur la question qui la préoccupait le plus : " Pourquoi nous avez-vous abandonnés ? "
    Quand elle la posa enfin, il lui sembla recevoir une réponse qu'elle interpréta comme : " Pour vous endurcir au contact de l'adversité. "
    La Reine accepta cette réponse mais, au souvenir des malheurs des siens, recueillie en position du lotus, elle pleura doucement, seule parmi les défunts du peuple scarabée.
    - S'il vous plaît, murmura-t-elle, s'il vous plaît, ne nous infligez plus jamais pareille épreuve.
    Puis, après ce timide reproche à son dieu, elle prit conscience que cela avait été dur mais que ç'aurait pu être encore pire.
    Leur dieu les avait arrachés de justesse aux hommes-rats en leur inspirant la construction d'un navire, il les avait sauvés du naufrage en guidant les dauphins vers l'île, il les avait installés sur une île magnifique, il leur avait inspiré une spiritualité très évoluée.
    Durant les jours qui suivirent, la médium et le conteur firent merveille. La première pour recevoir des informations provenant d'en haut, le second pour répandre des informations vers le bas. Le conteur améliora encore sa cosmogonie. Au couple fondateur, à la quête du Paradis perdu, il ajouta l'idée de deux dieux-fils jumeaux, et rivaux. Il imagina une lutte entre adorateurs de la Lune et adorateurs du Soleil, les premiers étant dans le mensonge et l'illusion (la lune n'est que le reflet de la lumière du soleil), les autres dans la vérité (le soleil est la véritable source de toutes les énergies). Il raconta le combat des forces de l'ombre contre celles de la lumière, les bons contre les méchants, une dualité simple et qui fonctionnait toujours.
    La Reine dauphin retint tout ce que lui dit son dieu mais, bien sûr, quand elle rapporta ses propos aux siens, elle y ajouta ses interprétations personnelles. Par la suite, comme les cadavres environnants commençaient à dégager une insupportable puanteur, la souveraine inventa un rituel consistant à vider les dépouilles de leurs organes putrescibles et à les envelopper de bandelettes bien serrées pour que l'air n'y pénètre plus.
    La cosmogonie des dieux jumeaux se répandit parmi le peuple des hommes-scarabées qui l'adaptèrent à leurs propres légendes, y associant une multitude d'esprits et de rites locaux. Au bout d'un certain temps, la religion des scarabées existait, solide et complexe. Le conteur mourut, et les hommes-scarabées l'oublièrent et considérèrent que telle avait toujours été leur religion. Mais alors que les hommes-scarabées se divertissaient de leur panthéon, les hommes-dauphins suivaient un cheminement inverse, simplifiant leur religion pour aboutir à un concept de dieu unique universel. Parallèlement, survinrent les premiers mouvements racistes à leur encontre.
    Des enfants-dauphins se faisaient rosser sans raison par des enfants-scarabées, et il n'était pas rare que, par jalousie pure, des échoppes d'hommes-dauphins soient saccagées et pillées par des hommes-scarabées.
    Néanmoins, l'influence des hommes-dauphins porta ses fruits. En plus de la construction de pyramides et de l'invention d'une religion, ils incitèrent leurs hôtes scarabées à bâtir une cité portuaire où abordèrent de plus en plus de voiliers venus d'ailleurs. Ils leur firent ériger une bibliothèque où ils récapitulèrent dans des livres leur savoir.
    Après la bibliothèque vinrent des écoles où les enfants apprirent à écrire, lire et compter dès leur plus jeune âge. Il y eut ensuite des établissements pour adultes où étaient enseignées la géographie, l'astronomie et l'histoire.
    Enfin, les hommes-dauphins poussèrent les hommes-scarabées à entreprendre eux aussi des expéditions navales et terrestres. L'idée n'était pas innocente, ils espéraient ainsi retrouver les survivants des neuf autres navires, qui n'avaient pas suivi la même route qu'eux. Et effectivement, au cours de leurs recherches, ils découvrirent dans le désert des hordes d'hommes-dauphins qui erraient d'oasis en oasis depuis très longtemps. Ils renouèrent connaissance et s'émerveillèrent que des rescapés de leur île de la Tranquillité soient parvenus à reconstruire leurs propres villages sur la côte. Quel qu'ait été leur destin, tous gardaient en mémoire les deux traumatismes qui avaient marqué leur peuple : la fuite devant l'invasion des hommes-rats et le grand déluge qui les avait chassés de leur île.
    Mais les hommes-scarabées exigeaient toujours davantage des hommes-dauphins. Ils enviaient leurs connaissances et plus ils en apprenaient, plus ils considéraient que les hommes-dauphins leur cachaient des choses. Ayant découvert l'existence de la médium obèse, ils voulaient eux aussi être initiés aux mystères de la pyramide, ils réclamaient qu'une caste d'hommes-scarabées prêtres soit autorisée elle aussi à y dialoguer avec ce dieu. Puis ils exigèrent des hommes-dauphins la transmission de leur savoir le plus complexe. Cela fut accepté aussi. Il apparut ainsi non pas une caste mais un groupe d'hommes-scarabées érudits, des intellectuels qui supplantèrent peu à peu les prêtres, les paysans et les militaires de l'ancienne génération. Pour renforcer leur emprise sur les autres, ils imposèrent un nouveau concept : la monarchie. En s'appuyant sur ses semblables et avec l'aide logistique des hommes-dauphins, leur chef se proclama roi, fils du Soleil. Il inventa les impôts pour financer son armée, il créa des réserves royales de nourriture, il se lança dans la construction d'une série de monuments de plus en plus imposants.
    Le royaume compta bientôt une vingtaine de villes importantes.
    Pays puissant, progrès constants, culture en plein développement, religion étatique, les hommes-scarabées devinrent ainsi une superpuissance politique et économique.
   
    Les rats
   
    Guidés par la foudre, des éclaireurs hommes-rats firent un après-midi une découverte étonnante : un village de femmes, uniquement de femmes. Ils restèrent longtemps à observer ces élégantes amazones, si belles et d'allure si sportive. Certaines s'ébattaient nues dans l'eau d'une rivière, se frottant mutuellement le corps et les cheveux d'herbes saponifères et s'éclaboussant en riant. Dans un enclos, d'autres, juchées sur des chevaux, s'exerçaient à sauter des obstacles, ou s'entraînaient à tirer à l'arc. À force de contourner le village ils finirent par trouver quelques hommes qui faisaient la cuisine, cousaient, tissaient ou jouaient de la musique.
    Les éclaireurs étaient encore bouleversés quand ils regagnèrent leur base.
    Leur récit passionna leur chef, un homme de haute stature, coiffé de l'ancestrale peau de rat noir.
    - Ces femmes sont-elles à ranger dans la catégorie des " étrangers moins forts " ou " plus forts que nous " ? interrogea-t-il.
    Les éclaireurs furent catégoriques :
    - Moins forts.
    Le chef déclara alors qu'il avait vu en rêve qu'ils devaient les attaquer.
    Les hommes-rats se répartirent les armes. Leurs troupes se mirent en branle pour se déployer en une longue ligne sur les crêtes avoisinant la bourgade des femmes-guêpes.
    Un premier signal imitant un sifflement d'oiseau prévint la troupe de se tenir prête. Un second commanda le jet des lances par-dessus le mur de protection de la cité des femmes-guêpes.
    Les pointes s'abattirent au hasard. Des cris, du sang, des corps, des chevelures flottaient parmi des vêtements épars dans l'eau rougie du lac intérieur. L'incompréhension se lisait sur les visages qu'atteignait une nouvelle volée de lances.
    Les amazones se ressaisirent et coururent vers la remise où s'entassaient leurs arcs. Une femme aux cheveux très longs et très clairs clama des ordres. Les soldates se massèrent derrière leur chef puis, camouflées par leur mur d'enceinte, tirèrent leurs flèches vers les assaillants. Grâce à leurs nouveaux arcs à double courbure, elles en tuèrent plusieurs dizaines, mais les hommes-rats se ressaisirent à leur tour.
    Volées de lances. Quand le fruit lui parut mûr, le chef rat émit un troisième signal.
    Des hommes-rats s'élancèrent pour défoncer à coups de bélier la porte d'entrée. Ils furent arrêtés par des flèches bien ajustées, d'autres prirent le relais et, se protégeant avec des boucliers, ils parvinrent à arracher la grande porte de la cité.
    Nouveau signal, et une centaine de cavaliers rats jaillirent des fourrés et chargèrent en hurlant. Mais une colonne d'amazones étaient déjà à cheval et les deux cavaleries s'affrontèrent devant les murs de la cité. Le combat tourna rapidement à l'avantage des femmes-guêpes. Elles n'étaient pas plus fortes, mais plus rapides au combat. Leur art de l'esquive et leur adresse à cheval leur permirent d'éviter les coups de sabre et les lances. Après ce choc frontal, les hommes-rats détalèrent, certains fuyant à pied. La colonne amazone les poursuivit. La peur changea de camp. Les hommes-rats reculaient devant ces femmes étonnantes.
    Le chef rat prit alors lui-même la tête d'une nouvelle escouade de lanciers. Alors que les cavalières remontaient la butte, ils se disposèrent en position d'encaissement de choc. Beaucoup de ses hommes furent fauchés au passage de la première ligne de cavalerie. Les femmes décochèrent leurs flèches à bout portant. Puis ce fut le corps-à-corps et une fois de plus celui-ci ne tourna pas à l'avantage des hommes. Les amazones hurlaient, mordaient, arrachaient les cheveux par touffes, frappaient au bas-ventre. Elles possédaient une petite dague empoisonnée qu'elles tenaient placée dans un étui de mollet. Surpris par cette opposition inattendue et la détermination de ces furies, les hommes-rats se battaient moins bien qu'à l'ordinaire. Accoutumés à ce que leurs compagnes restent terrées au fond de leurs cavernes, ils avaient du mal à considérer que cette engeance leur opposait une telle résistance. En son for intérieur, le chef des rats maudissait les éclaireurs qui avaient sous-estimé l'adversaire.
    Épée au clair, il fonça vers une ligne d'amazones qu'il mit en pièces à lui seul. La chef des femmes-guêpes riposta en lui balafrant le front d'une flèche qui le fit choir.
    Ses soldâtes poussèrent un cri de victoire tandis que les hommes emportaient le chef à la coiffe de rat.
    Le vent avait tourné. Les hommes-rats perdirent en virulence. Puis déguerpirent sans même attendre le signal de la retraite. Bientôt ils furent chassés des zones avoisinant la cité des guêpes.
    Chez les femmes-guêpes, les mortes inhumées, les blessées soignées, ce fut la fête.
    Au campement des hommes-rats, la rage l'emportait sur la déception de la défaite. Confondant leurs compagnes soumises et les amazones dans une même exécration du sexe féminin, ils les molestèrent sans raison.
    Ayant repris ses esprits, le chef des hommes-rats se montra particulièrement vindicatif. Il décida que ses troupes avaient non seulement manqué d'audace mais aussi de courage en battant en retraite devant une cité de femmes. Pour les motiver, il inventa " la décimation ".
    À chaque défaite, il mettrait à mort un soldat sur dix choisi au hasard. Ils apprendraient ainsi qu'il valait mieux périr valeureusement face à l'ennemi que comme des lâches de la main de leurs frères. Ce fut fait. Il ordonna de jeter ensuite aux ordures les dépouilles des malheureux décimés.
    Instinctivement, le chef rat perpétrait ainsi l'instauration du principe de diversion par la terreur inventé par son illustre ancêtre.
    - On vainc la peur par la peur. Oubliez votre effroi devant les amazones, vous ne devez avoir peur que de moi, déclarait-il à son peuple.
    Et en effet, après tant de cruauté gratuite, les femmes-guêpes parurent à ses soldats moins redoutables que leur leader. D'ailleurs, pour leur redonner confiance, leur chef les lança contre d'autres peuplades, beaucoup moins résistantes. Leurs prisonniers ne furent pas massacrés mais ramenés comme du bétail afin de servir de premières lignes face aux flèches des amazones.
    Le chef des hommes-rats voulait venger l'affront qu'elles lui avaient infligé. Il ordonna à ses menuisiers de fabriquer comme elles des arcs à double courbure et renforça les castes militaires en leur octroyant de nouveaux privilèges.
    Il s'autoproclama roi. Et, dans une grande cérémonie pleine de fastes, il annonça que désormais il y aurait des impôts pour financer une armée techniquement plus moderne.
    La guerre avec les femmes-guêpes menaçant de durer, le roi des rats décida de construire une ville temporaire doublée de palissades. Les hommes-rats lanceraient désormais leurs raids à partir de cette base où ils installeraient leurs quartiers.
    Paradoxalement, le pouvoir du chef rat n'avait jamais été aussi grand qu'après cette défaite, et jamais il n'avait été aussi respecté.
    Le roi institua ensuite les notions de martyr et de héros pour glorifier ceux qui avaient péri au combat face aux horribles femmes, et se montra pionnier en matière de propagande en réécrivant sans cesse la bataille pour prouver l'ignominie de leurs adversaires.
    Le mot " guêpe " était devenu une insulte et ils prenaient plaisir à brûler tous les nids de ces insectes qu'ils rencontraient.
    Le roi n'était pas pressé. Il voulait que sa victoire sur les femmes-guêpes soit éclatante. Dans ses rêves, leur reine traînait sa longue crinière claire à ses pieds et le suppliait de l'épargner.


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