samedi 22 septembre 2018

53. UN CAMP INTERMÉDIAIRE


    Il arrive. À chaque tremblement qui me secoue, je pressens que le monstre doit être énorme.
    Je comprends immédiatement qu'il serait vain d'attendre la poignée, le monstre n'aura aucun mal à m'atteindre dans les branches. Alors, je saute au bas de mon arbre du côté opposé aux sons inquiétants. Le monstre est proche. Je recule. Je cours dans la direction qui semble m'éloigner de lui. Il se rapproche encore. Je cours droit devant. Il se déplace bien plus vite que moi. Ses grognements étouffés n'interrompent pas sa course. En désespoir de cause, je me jette dans les taillis, m'écorchant à tous les obstacles. Je ne me retourne pas. Filtrant à travers les feuillages, les premières lueurs du jour ne m'aident pas. De temps à autre, un rugissement sourd me rappelle que la bête gagne du terrain.
    Mes poumons sont en feu, mes mains brûlent, égratignées à toutes les épines.
    Au loin, mes amis m'appellent. J'ignore depuis combien de temps je cours, quand je trébuche dans une ornière et dévale une pente qui n'en finit pas. Je roule sur moi-même, je me blesse à toutes les plantes auxquelles je tente de me retenir. Puis ma chute s'arrête dans une ravine où je remarque des arbres différents.
    Le monstre a apparemment renoncé à sauter pour me rejoindre. Je me relève, m'ébroue, lèche mes écorchures et observe les alentours. Le deuxième soleil se lève à l'est, derrière la montagne. Il faut donc que je me dirige dans la direction opposée. La pente est cependant plus aisée à dévaler qu'à remonter. Je choisis de contourner la montagne par le sud.
    Je marche de mon mieux avant de constater que je m'enfonce davantage à chaque pas dans un sol meuble. Me voilà semblable à l'homme de la blague de Freddy qui, enlisé dans les sables mouvants, refuse l'aide des pompiers, parce qu'il compte sur celle de Dieu. Ah, si seulement des pompiers survenaient, moi, je les encouragerais à ne pas ménager leur peine.
    Lentement, inexorablement, les jambes paralysées, je m'enfonce dans cette boue. Je hurle " Au secours ! " mais même le monstre ne vient pas.
    J'ai de la boue jusqu'aux aisselles et rien ne se passe. Quelle fin stupide !
    La boue m'entre dans la bouche, dans le nez. Je vais étouffer. Je ne connaîtrai pas les autres cours. Je ne connaîtrai pas la réponse à l'énigme d'Aphrodite.
    Dans une dernière vision, j'aperçois la moucheronne qui tournoie au-dessus de moi, affolée, tirant sur mes oreilles comme si elle était capable de me hisser hors de ce bourbier.
    Je ferme les yeux. Je suis entièrement sous terre à présent et je descends toujours. Mais, est-ce une illusion ? mes pieds devenus glacés battent librement l'espace à présent. Il y a du vide au-dessous. À leur tour, mes genoux transis s'agitent. Mon corps tout entier pénètre enfin, libéré, dans une cavité souterraine. Je chute dans une rivière qui m'emporte au gré de son courant. Elle m'entraîne vers un torrent abrupt qui me roule, comme un fétu, dans une rigole au creux d'un boyau de terre. J'essaie de stopper ma dégringolade mais j'ai déjà pris trop de vitesse. Je glisse comme sur un toboggan de piscine mais celui-ci n'en finit pas. Le décor fonce vers moi. Après un temps interminable le boyau débouche dans le plafond d'une haute caverne où je suis éjecté et d'où je chute dans l'eau glacée.
    Je nage et remonte alors que des poissons blancs lumineux, aux allures de monstres des abysses océaniques, me regardent, étonnés. Mes poumons brûlent, enfin je rejoins la surface. Je prends une immense bouffée d'air et tousse, recrache l'eau qui m'asphyxie. Tout en agitant mes jambes pour me maintenir en surface j'arrive à saisir mon ankh et tire. L'éclair me révèle que je suis dans un lac souterrain au fond d'une vaste caverne. Je nage vers la berge de pierre, ôte ma toge trempée et souillée de boue et rince mes sandales. Un nouvel éclair de mon ankh me montre un passage sur le côté.
    J'avance dans un dédale qui n'en finit pas. J'emprunte une succession de tunnels creusés à même la terre, débouchant de temps à autre sur des cavités naturelles et des voûtes encombrées de stalactites et de stalagmites. Je marche longtemps. Parfois je dois me baisser car le plafond redescend. Parfois il remonte. Parfois je patauge jusqu'aux genoux dans l'eau boueuse.
    Soudain je débouche sur une salle aménagée avec des chaises, des tables, des objets taillés dans le bois. Il y a même une bougie sur un meuble, et je l'allume avec mon ankh. Aucun doute, des gens sont venus ici se cacher. D'anciens élèves auraient-ils établi un camp intermédiaire ? Un tas de livres vierges, semblables à ceux de ma villa, gisent dans un coin, parmi des cartes. J'en ramasse un. Il a été rempli, rédigé dans une langue que je ne connais pas. Des dessins représentent un navire sur un fleuve, un combat contre les sirènes.
    La montagne aussi a été reproduite, avec son sommet hachuré, comme si les dessinateurs avaient voulu signifier à leur façon : " Surtout ne pas aller là-haut. "
    Il y a encore là des chaussures, de marche ou de montagne, des cordages, des pitons... mais tout est recouvert d'une épaisse poussière. Les chaussures sont trop petites pour moi. Mes prédécesseurs avaient de plus petits pieds. En tout cas, personne n'est plus revenu ici depuis longtemps.
    Je m'empare de livres, de cartes, de matériel d'alpinisme et, à l'aide de la bougie, j'emprunte l'un des deux couloirs qui partent de la salle.
    À nouveau me voici dans le labyrinthe de roche et de terre. Je marche longtemps.
    J'ai froid, j'ai faim, je suis fourbu. Je n'en peux plus de cette errance, et me débarrasse de ce lourd fatras de livres et d'objets que je comptais ramener à ma villa.
    Au bout d'un long périple je finis par parvenir dans un lieu que je reconnais, puisqu'il s'agit de la première caverne dans laquelle j'avais atterri au début...
    Je pousse un soupir de désespoir. Je suis sur le point d'abandonner ma lutte pour la survie. Tant pis, je ne serai pas le premier dieu en devenir à me transformer en chimère. Je me réincarnerai en une créature hybride, mi-homme, mi-fourmi, hantant ce labyrinthe souterrain. Edmond Wells pourrait être fier de moi.
    La mythologie grecque évoque de telles chimères : les Myrmidons. J'éclate d'un rire désespéré qui doit être le premier symptôme de la folie.
    Soudain apparaît un lapin albinos. Je me frotte les yeux. Je dois délirer, c'est à force d'évoquer le féroce lapin blanc des Monty Python... à moins que ce ne soit le facétieux lapin d'Alice au pays des merveilles. Le petit rongeur me fixe de ses yeux rouges puis s'éloigne en trottinant vers le couloir que j'ai déjà emprunté. Je n'ai rien à perdre, je le suis. Arrivé à un carrefour que j'ai déjà affronté, il tourne à gauche alors que j'avais tourné à droite. Nouveau dédale. Le lapin blanc me guide vers un étroit passage, masqué d'une stalagmite, lequel mène à un autre couloir. Mais non, sur le côté, à même la roche creuse, les marches rugueuses d'un escalier naturel apparaissent. Je me précipite. Je ne sens plus la fatigue alors que les marches n'en finissent pas.
    Un extrait de l'Encyclopédie me revient. V.I.T.R.I.O.L. Visita Interiorem Terrae Rectificando Invenies Operae Lapidem. " Visite l'intérieur de la terre et en rectifiant tu trouveras la pierre cachée. " La mort-renaissance par la descente sous terre...
    Je suis descendu. Je remonte. Enfin une lueur. En haut, la lumière de l'aube blesse mes yeux qui s'étaient habitués à l'obscurité de ces catacombes.
    Le lapin albinos dresse les oreilles, remue le museau, accélère le pas. Je le suis. Le fleuve bleu est là, côté forêt noire, mais le monstre ne se manifeste pas. Le lapin gambade tranquillement jusqu'à une cataracte à première vue infranchissable. Je m'arrête net et j'examine les environs avec attention, à la recherche d'un passage vers l'autre rive. Mes hésitations énervent le petit mammifère qui tourne autour de moi pour m'inciter à le suivre. Lassé, il s'engage seul sous le mur d'eau pour disparaître et réapparaître, frétillant, côté forêt bleue.
    Un passage sous une cascade ! Je me précipite. C'est encore mieux qu'une tyrolienne pour franchir un fleuve sans encombre.
    Sauvé.
    De l'autre côté, après avoir agité les oreilles en signe d'adieu, le lapin blanc a déjà disparu.
   

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