samedi 22 septembre 2018

67. LE BILAN D'HERMÈS


    La lumière revient. Nous nous frottons les yeux, fatigués comme Eun Bi lorsqu'elle reste penchée trop longtemps sur sa console de jeux.
    Le spectacle des humains est sans conteste beaucoup plus prenant que celui des végétaux ou des animaux.
    Hermès lévite autour de " Terre 18 " et s'intéresse à chaque peuple. Il nous suggère d'observer les hordes des autres sur l'ensemble de la planète. Parmi mes voisins immédiats, j'ai déjà reconnu le peuple des Tortues, géré par Béatrice, le peuple des Rats de Proudhon, et le peuple des Fourmis d'Edmond Wells. Je constate qu'il y a par ailleurs sur " Terre 18 " plus de peuples d'humains que d'élèves dieux dans la classe. C'est donc bien ce que nous avait dit le maître des voyages : des hordes d'humains sans dieux font partie du décor. Apparemment, elles ne réussissent pas plus mal que les nôtres. Je m'aperçois que des hordes sans dieux ont fait par " intuition personnelle " des découvertes beaucoup plus utiles que celles que nous avons suggérées par rêves à nos médiums. Cela rend humble.
    Tandis que les autres gardent les yeux rivés sur la planète, je chuchote en direction d'Edmond :
    - Que s'est-il passé hier soir sur le territoire noir ?
    D'un geste, il me signifie que ce n'est ni le lieu ni le moment d'en parler. Je retourne donc à l'observation de nos embryons de communautés humaines.
    Marilyn remarque :
    - La vie en grotte a tout changé. Dès que la horde se dote d'un abri, les hommes partent à la chasse, les femmes restent autour du feu à longueur de temps et toutes les données sont modifiées. Je comprends à présent pourquoi Joe Di Maggio, mon mari mortel, était incapable de trouver une motte de beurre dans le réfrigérateur. Il était champion de base-ball, et à force d'entraînement, il disposait d'une vision étroite et ne pouvait se concentrer que sur un objectif éloigné.
    Edmond est d'accord :
    - Cantonnée dans la caverne, en revanche, la femme doit veiller simultanément à ce que le feu reste allumé, que les animaux ne pénètrent pas à l'intérieur et que les enfants ne fassent pas de bêtises. Elle développe donc une vision à la fois proche et large.
    - Et un vocabulaire plus riche que celui des hommes puisque, tandis qu'elle discute avec ses compagnes, eux se taisent pour ne pas alerter le gibier, dit Mata Hari.
    - De même, complète Antoine de Saint-Exupéry, on comprend que ces mœurs aient contribué à doter l'homme d'un meilleur sens de l'orientation puisque cela devient indispensable pour la chasse.
    - À force de vivre en promiscuité, les femmes ont acquis une écoute et un langage émotionnel plus subtils.
    D'autres élèves dieux apportent leur contribution à la discussion.
    - Rivaliser d'habileté à la chasse a rendu les hommes meilleurs bricoleurs, dit l'un.
    - À prendre soin des enfants, les femmes ont acquis un plus grand respect de la vie, alors qu'à la chasse, les hommes prenaient goût à tuer, note Simone Signoret.
    Hermès impose silence. Il en a terminé avec ses observations. Le temps est venu d'annoncer les gagnants.
    - Je déclare vainqueur de cette première manche du jeu d'Y, Béatrice et son peuple des Tortues qui pourrait être assimilé à la force N. En découvrant l'abri, sa horde a inventé la sédentarisation. L'humanité voit enfin une autre solution que le nomadisme.
    Il lui remet une couronne de lauriers d'or.
    - Deuxième : Proudhon et son peuple des Rats. En inventant la guerre, il a non seulement permis aux hommes de ne plus subir mais il les a autorisés à maîtriser leur destin. Sa méthode de sélection des guerriers s'est révélée efficace tout comme sa politique d'expansion démographique. Il représente assez bien la force D.
    - Mais enfin, proteste Simone Signoret, choquée, Proudhon massacre les hommes et les vieillards. Il kidnappe sans vergogne les femmes des autres, ensuite elles sont violées et contraintes d'accoucher sans cesse pour que les rats ne manquent pas de guerriers et...
    Le Maître dieu l'interrompt d'un ton sec :
    - Nous ne sommes pas là pour juger ou faire de la morale. La guerre constitue un mode d'expansion comme un autre. En exterminant les peuples voisins et en récupérant leurs femmes fécondes, le peuple des Rats agit pour sa survie future. Simultanément, à chaque invasion, il s'empare des technologies et des découvertes des vaincus, ce qui lui permet d'avancer en matière de sciences sans se livrer à la recherche proprement dite. Enfin, la création d'une élite guerrière est un gage de sécurité. La fin légitime les moyens.
    La rumeur s'amplifie. Visiblement, les élèves femmes ne sont pas d'accord avec cette vision du monde.
    Hermès, sans même prendre la peine de répliquer, appelle Proudhon et le ceint d'une couronne argentée. Il poursuit :
    - Troisième et dernier gagnant pour la force A : Michael Pinson.
    Je sursaute.
    Je suis content, mais surpris de me retrouver dans le trio de tête avec des valeurs exactement contraires à celles du concurrent qui m'a devancé.
    Le dieu des Voyages et des Voleurs explique qu'il a apprécié mon peuple avec son ouverture sur la mer, sa familiarité avec les dauphins et son alliance avec ces étrangers qu'était le peuple des Fourmis. Je m'étonne cependant :
    - Dans ce cas, pourquoi ne suis-je pas ex aequo avec Edmond Wells ?
    - Parce que c'est toi, ou tout du moins l'un des tiens, qui as proposé en premier l'alliance, Michael, et qu'Edmond n'a fait que l'accepter. C'est toi qui as inventé le concept de coopération. Il est donc logique que tu récoltes les fruits de ton initiative.
    Classé en conséquence quatrième, Edmond Wells approuve. Derrière lui, suivent le peuple des Paons du peintre Henri Matisse, le peuple des Baleines de Freddy Meyer, le peuple des Cerfs de Georges Clemenceau, le peuple des Mouettes de La Fontaine, le peuple des Oursins de Camille Claudel, le peuple des Cochons de François Rabelais, le peuple des Lions de Montgolfier, le peuple des Aigles de Raoul, le peuple des Guêpes de Marilyn.
    Lauriers d'or pour Béatrice, lauriers d'argent pour Proudhon, lauriers de bronze pour moi.
    Hermès voltige jusqu'au tableau où il inscrit : " Association, Domination, Neutralité " et explique :
    - Nos trois vainqueurs ont chacun à sa façon défendu l'une de ces trois forces originelles de l'univers. Vous avez pu le constater en même temps que vos peuples, seuls ces trois comportements sont efficaces.
    À la craie blanche, il précise :
    " Avec toi ".
    " Contre toi ".
    " Sans toi ".
    Nous nous creusons la cervelle à la recherche d'un autre mode de conduite sans parvenir à en trouver. Le dieu de la Route sourit.
    - Ces trois énergies interviennent au niveau des particules pour former ou déformer les atomes, au niveau des molécules pour former ou déformer la vie, au niveau des étoiles pour former ou déformer les systèmes solaires, et elles se retrouvent aussi dans les rapports humains, que ce soit au niveau microcosmique du couple ou au niveau macrocosmique de la rencontre des civilisations.
    Il remonte dans les airs.
    - Voilà pourquoi cela s'appelle le jeu d'Y. Parce qu'au final de chaque partie, on observe les trois premiers gagnants. Chacun étant le représentant des forces Amour, Domination, Neutralité - celles-ci formant les trois bras de l'Y.
    Au tour des perdants. Hermès annonce les exclus : le peuple des Lémuriens pour son incapacité à combattre. Le peuple des Pandas trop paresseux pour chasser et manquant de protéines à force de ne manger que des bambous, le peuple des Lemmings si soumis à leur chef qu'ils le suivaient même quand il se trompait, et avaient de plus une fâcheuse tendance à se suicider en groupe. À ces trois-là s'ajoutent sept autres peuples massacrés par la horde de Proudhon.
    Décompte : 119 - 10= 109.
    - Je ne comprends toujours pas pourquoi Proudhon a obtenu avec ses abominables hommes-rats une meilleure note que Michael avec ses hommes pacifiques, s'insurge Marilyn Monroe.
    Le tendre minois et les courbes voluptueuses de l'ancienne star attendrissent même les dieux, et Hermès lévite volontiers jusqu'à elle pour des explications complémentaires et une leçon particulière :
    - Chère Marilyn, chez les dieux, enfoncez-vous-le dans le crâne, il n'existe ni gentils ni méchants. Seule compte l'efficacité. Et puisque vous paraissez attristée, je vais vous détailler plus précisément les critères de sélection du jeu d'Y qui sont aussi les miens. Ouvrez bien vos gracieuses oreilles et prenez des notes si nécessaire.
    Premier critère : l'occupation et le contrôle du territoire.
    Considérons les chiffres. La horde des rats contrôle un territoire de quatre-vingt-dix kilomètres carrés contre trente pour le peuple des Dauphins, même allié au peuple des Fourmis.
    Deuxième critère : la démographie.
    Avec leur politique de promotion de la natalité, les rats comptent une population de cinq cent trente-quatre individus, contre seulement quatre cent onze pour l'alliance dauphins-fourmis, et encore, devrais-je diviser ce nombre par deux puisqu'il concerne deux joueurs. Pour nous les dieux, même issu d'un viol, un enfant est un enfant. Ce sont des êtres humains qui naissent et nous ne tenons pas compte de la façon dont ils ont été engendrés. Je le répète, ici on ne juge pas, on constate.
    Troisième critère : la maîtrise des matières premières.
    Les principales ressources de l'époque sont le gibier et la cueillette. En anéantissant les autres tribus, le peuple des Rats s'est attribué leurs terres giboyeuses et leurs zones de cueillette. Selon notre système de notation, les rats disposent de cinquante-six unités de récolte gibier-cueillette contre trente-cinq pour l'alliance dauphins-fourmis.
    Quatrième critère : les découvertes scientifiques.
    Là, l'alliance dauphins-fourmis a l'avantage avec quinze unités de découverte contre huit pour les rats, mais n'oublions pas, là aussi, qu'il s'agit de l'association de deux peuples.
    - Justement, pourquoi ne bénéficierions-nous pas d'un bonus pour avoir réussi notre alliance ? intervient Edmond Wells.
    Le dieu volant considère mon mentor et lui répond de bon gré.
    - Parce que le rapport aux autres constitue précisément le cinquième critère, mon cher professeur Wells. Je vous signale que les gens du peuple des Rats redoutent beaucoup moins que vous une rencontre avec des étrangers.
    - Je ne comprends pas.
    - La force prime. Dans cette période incertaine, disposer d'une armée efficace est la meilleure manière de pouvoir choisir toutes les alliances qu'on souhaite. Sixième critère : le moral et le bien-être de la population. Je sais, il semble difficile à certains d'admettre que l'occupation des territoires apparaisse en premier critère et le bien-être en dernier. Mais même en inversant ce classement, les rats resteraient toujours en bonne place. La puissance de leur armée assure une certaine sérénité et donc du bien-être à leur population. À la clôture du jeu, leur communauté était celle qui éprouvait le moins de stress. À bien y réfléchir, le peuple des Rats aurait même pu se placer premier devant le peuple des Tortues mais j'ai tenu à récompenser l'initiative de l'installation en caverne, qui constitue une innovation déterminante pour la suite.
    Je pense la discussion close, lorsque Hermès s'éloigne en planant jusqu'à un meuble à tiroirs dans lequel il fouille avant de revenir vers nous en brandissant, je n'en crois pas mes yeux, un grand livre bleu barré du titre : Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu en lettres d'or.
    - Mon encyclopédie ! s'exclame mon ami, aussi surpris que moi.
    - Parfaitement, s'amuse notre professeur du jour. Nous disposons de tout ici, et à propos des rats, c'est sans doute vous qui parlez le mieux de leur comportement et de leurs ressemblances avec les humains. Les humains, vous les placez justement entre les tendances rat et les tendances fourmi, les rats pour tout ce qui ressortit à leurs pulsions élémentaires d'égoïsme et de violence, les fourmis pour tout ce qui concerne leurs pulsions civilisatrices de solidarité.
    Je sens que mon ami Edmond Wells est très touché d'être lu par les dieux en Olympe, lui qui pensait n'écrire que pour instruire les mortels.
    - Je voudrais vous lire un passage que certains d'entre vous connaissent déjà, mais qui apportera à tous des éléments essentiels à la compréhension de vos hordes d'humains.
   

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire