samedi 22 septembre 2018

57. LE TEMPS DES ANIMAUX


    Pour éviter toute perte de temps, nous déjeunons sur les lieux mêmes du cours. La Saison Été nous apporte des paniers repas. Notre évolution alimentaire se poursuit. Après les fruits de mer, arrive le poisson cru. Il y a au menu du thon, du maquereau et du cabillaud, servis en carpaccio. Nous sommes affamés. Le poisson cru nous redonne de la vigueur.
    Sans un mot, nous nous gavons d'énergie. Nous nous hâtons car nous savons qu'Arès est impatient de reprendre le " Jeu ". D'ailleurs, tandis que nous nous rassasions, drapé dans sa toge noire et brandissant son ankh, le dieu de la Guerre provoque des pluies pour que naisse une végétation sur les continents déserts. Hors de l'océan, les végétaux jouiront de plus de lumière, de plus d'air, et des oligoéléments à profusion pourront ainsi enrichir les métabolismes de nos prototypes.
    Nous nous essuyons la bouche, quand Arès nous rappelle à l'ordre :
    - Assez perdu de temps, au travail. Amenez-moi cette bouillabaisse sur la terre ferme.
    Goût du jeu, souci d'obéissance au Maître dieu, dans les heures qui suivent, la plupart de nos poissons sont hissés au sec, sur leurs nageoires transformées en pattes malhabiles. Ils adaptent rapidement leurs poumons à la respiration aérienne et commencent à pulluler sur les continents et les archipels, se muant en grenouilles, salamandres, petits lézards, gros lézards, puis en... dinosaures.
    De nouveau, c'est le branle-bas de combat sur " Terre 18 ", chacun demeurant fidèle à son style particulier. Freddy étire son poisson-clown en une sorte de long diplodocus au cou gracile. La bête s'étend sur douze mètres mais s'avère fragile. Raoul, conservant la voilure de sa raie, parvient à mettre au point une sorte de ptérodactyle, un lézard volant au long museau pointu et aux petites dents. Il est le premier à faire voler son spécimen. Je reconnais bien là mon ami pionnier de la thanatonautique, toujours préoccupé de s'élever pour observer de plus haut.
    Dans la droite ligne de son requin, Proudhon bricole un gros animal avec des yeux étroits et une énorme mâchoire aux dents pointues et acérées, semblable à un Tyrannosaurus rex. Bruno Ballard l'imite avec un crocodile plat à la gueule pareillement armée.
    Pour ma part, je mets au point un petit dinosaure de un mètre cinquante de haut, capable d'adopter une position bipède et, de nouveau, j'inscris dans ses gènes un comportement de groupe, que ce soit pour la défense ou l'attaque, autant m'en tenir aux bonnes idées de mon mentor Edmond Wells. Mon prototype, rappelant un peu le Stenonychosaurus, chasse donc par bandes de vingt. Je le dote d'un petit perfectionnement personnel : des griffes rétractiles, comme celles d'un chat, au bout des pattes.
    Les lézards foisonnent autour de moi, ils me rappellent les collections en plastique que j'alignais sur les étagères de mon bureau après la mode lancée par Jurassic Park et dont je garde encore le souvenir des noms : iguanodon, brontosaure, cératosaure, tricératops.
    Arès tire la pendule de sous le coquetier et accélère le temps.
    Nous devons vite faire muter nos prototypes.
    Les ptérodactyles de Raoul prennent une allure plus effilée et ressemblent à des archéoptéryx. Freddy innove avec des animaux à sang chaud. Tandis que les autres dépendent de la température extérieure et, lorsqu'elle s'abaisse, éprouvent de plus en plus de difficultés à se mouvoir, ceux de Freddy conservent toujours la même température interne et demeurent actifs quels que soient les caprices de la météo. Cependant, ne disposant ni de cornes, ni de crocs, ni de carapace, ses bêtes sont contraintes de toujours fuir les mauvaises rencontres et de se terrer. J'ignore pourquoi mon ami a opté pour pareil choix mais, en tout cas, ses animaux sont plutôt marrants avec leurs bouilles de musaraignes. Conscient qu'il risque d'être éliminé du jeu avec le nombre de prédateurs qui traînent, Freddy renonce toutefois au concept d'œuf et invente la viviparité, ses petits sortiront déjà tout prêts du ventre de leur mère, laquelle produira du lait pour les nourrir. Ainsi naissent les premiers mammifères de " Terre 18 ", exemple que je suis en renonçant à mon stenonychosaurus.
    Tout à sa quête sociale, Edmond Wells va vers le plus nombreux et le plus petit en réinventant la fourmi. Il y avait déjà plusieurs insectes qui rôdaient en surface, des libellules, des scarabées, mais le sien est minuscule, sans couleur, sans ailes, sans venin, sans dard. Il a pour seule particularité de vivre en communauté et même par groupes considérables. Si, avec ses bancs de sardines, il était parvenu à réunir des centaines d'individus, avec ses fourmis, il en rassemble des milliers, voire des millions. Cependant, comme les mammifères de Freddy, les insectes d'Edmond, peut-être trop innovants pour leur temps, sont contraints de se dissimuler pour se protéger de multiples prédateurs plus conséquents et plus brutaux. De plus, les autres élèves n'ayant pas les yeux dans leurs poches, il y a maintenant de plus en plus de bêtes avec des langues fouisseuses capables de perforer des cités de fourmis et de dévorer leurs citoyennes.
    Marilyn Monroe s'intéresse aux insectes, et sa méduse empoisonnée devient guêpe tandis qu'une autre jeune femme de la classe, Nathalie Caruso, produit une abeille.
    Et à nouveau c'est le choc des idées, les duels des prototypes.
    Soudain, sans qu'on y prenne garde, Arès lance sur notre planète une pluie d'énormes météorites.
    Tremblements de terre, volcans en éruption, failles. Cela ressemble à la fin du monde de " Terre 17 ". Nous ne comprenons rien, est-ce la fin du jeu ?
    - Allez-y, adaptez-vous ! clame le dieu de la Guerre.
    Les météorites, en percutant la croûte de " Terre 18 ", créent des cataclysmes. Sous la masse des poussières des volcans, le ciel s'obscurcit au point de cacher le soleil. C'est la nuit permanente. Seule lueur : la lave qui coule comme des rivières, submergeant les dinosaures coincés sur des éperons rocheux. À toute vitesse, de notre mieux, nous nous empressons de faire muter nos animaux. Béatrice Chaffanoux étoffe encore les carapaces de ses tortues. Il est difficile d'abandonner un système qui fonctionne. Beaucoup d'élèves imitent la musaraigne de Freddy Meyer. La fourrure et la viviparité s'avèrent une bonne parade à cette période de météo troublée. Les insectes d'Edmond plaisent aussi, petite taille et peau dure, autre bonne formule pour résister aux caprices du temps.
    J'assiste à des revirements complets. Gustave Eiffel investit dans des termites, lesquels creusent le sol encore plus profondément que les fourmis. Bruno Ballard cherche le salut dans le ciel, il renonce à son crocodile, copie l'archéoptéryx de Raoul et parvient à un oiseau plus petit qui vole au-dessus du désastre. Pour ma part, je renonce à mes créatures bipèdes et opte pour une décision qui peut passer pour une retraite : retourner à la mer. Après tout, sous l'eau, mes dauphins étaient protégés des tremblements de terre et des éruptions volcaniques. Mes dinosaures étaient déjà devenus mammifères, ils reviennent à l'océan en mammifères marins. Ils aspirent l'air en surface mais sont capables d'apnées qui leur permettent de rester longtemps sous l'eau. Le compromis me semble jouable. Dès qu'ils rencontrent des problèmes en surface, mes dauphins plongent. Après toutes ces escarmouches terrestres, je retrouve avec soulagement l'apaisant milieu aquatique dans lequel on peut se déplacer aussi bien en largeur qu'en hauteur. De plus, les autres élèves ayant renoncé à la compétition marine, je peux m'y épanouir en développant les jeux et la communication.
    Côté terre, la planète est en pleine ébullition. Les continents se déplacent, se percutent, s'agglomèrent. Les plantes mutent, elles aussi. Les grandes fougères laissent la place aux fleurs et aux arbustes.
    Après avoir vainement tenté d'endurcir et d'élargir son prototype de mammifère pour assurer sa survie, Freddy Meyer se résout au même choix que moi. Il renvoie à l'eau son mammifère qui devient une sorte de baleine.
    Lorsque le calme revient sur la croûte terrestre, les dinosaures ont disparu. Seuls vestiges d'une époque révolue, subsistent quelques crocodiles, tortues, lézards et varans. En revanche, les oiseaux foisonnent dans le ciel, les poissons évoluent en nombre dans les mers, les insectes se multiplient, de même que les petits mammifères ressemblant à des musaraignes. Sur " Terre 18 ", la mode n'est plus aux gros, aux lourds à sang froid, mais aux légers, débrouillards, véloces à sang chaud. Nos efforts pour adapter nos créatures à la pluie de météorites d'Arès nous ont exténués, mais le dieu de la Guerre n'en continue pas moins à nous encourager à poursuivre notre combat pour la survie.
    - C'est pas fini. Je n'ai pas dit que c'était fini. Continuez le combat. Adaptez-vous ! vocifère-t-il encore.
    À nouveau cela court, se poursuit, se cache, se tue. Georges Méliès invente la vision faciale, ce qui permet à l'une de ses musaraignes de se transformer en petit lémurien capable de mesurer la distance précise des objets situés face à lui, en faisant converger ses deux yeux. Il invente par la même occasion la vision en relief. On voit beaucoup d'innovations autour du concept de mains. Sarah Bernhardt conçoit un lémurien muni de mains à cinq doigts. Elle l'équipe non pas de griffes, mais d'ongles protégeant les extrémités.
    Tous les élèves font évoluer leurs bêtes. Apparaissent des lions, des panthères, des aigles, des serpents, des écureuils... Évidemment, nos souvenirs zoologiques de " Terre 1 ", notre planète d'origine, nous influencent fortement. Cependant, nos créations ne sont pas exactement à l'identique. Il y en a même d'absolument inédites. Des tigres aux peaux fluorescentes, des éléphants aux multiples trompes, des scarabées aquatiques, des zèbres tachetés se rencontrent, se défient, se collettent. Des alliances se créent entre espèces. Des animaux disparaissent, d'autres mutent pour échapper à leurs adversaires ou mieux attirer leurs proies.
    Les plus agressifs ne sont pas forcément les mieux doués pour la survie. Comme annoncé par le dieu de la Guerre, les modes d'attaque se voient opposer des mécanismes de défense toujours plus sophistiqués. Aux griffes et aux dents répondent les épaisses carapaces et les pattes agiles. La vélocité du faible triomphe de la puissance du lourd. Les stratégies de camouflage ou de piège odorant s'avèrent redoutables même pour les plus puissants prédateurs.
    La faune de " Terre 18 " est de plus en plus dense et diversifiée. Les prototypes s'ajoutent, les espèces-brouillons continuent leur prolifération alors que leurs dieux ne s'occupent plus d'elles. On voit même des brouillons se croiser pour donner des hybrides qui n'ont été imaginés par personne.
    La vie se répand. Des créatures à plumes, à pelage, à écailles, à bec, à crocs, à griffes, de toutes couleurs, se répandent sur les continents. De partout jaillissent des grognements, des feulements, des ululements, des soupirs, des gémissements, des cris d'agonie. Ça naît, ça court, ça copule, ça se poursuit, ça se bat, ça tue, ça digère, ça se cache. Arès inspecte tout en se lissant les moustaches et en fronçant le sourcil. De temps en temps il se penche et vérifie des éléments avec son ankh, avant de prendre des notes sur son calepin.
    Puis il voit l'heure à l'horloge du temps de " Terre 18 " et il donne un coup de gong.
    - Fini. On relève les copies.
    Reprenant notre souffle, nous examinons mutuellement nos travaux et, suspendus aux lèvres d'Arès, attendons le verdict. Il tombe rapidement.
    À Raoul Razorback, la couronne de lauriers et nos applaudissements pour son " aigle ". Maître du ciel, nul ne peut l'inquiéter. Il voit tout. De son bec crochu, il déchiquette et fouille les entrailles. Ses serres sont autant d'épées en puissance. Son nid surélevé en montagne protège sa progéniture des dangers du sol. Arès félicite mon ami pour la cohérence de sa création.
    Deuxième, Edmond et ses fourmis. Il a su imaginer la force produite par une masse d'individus, la capter et la pousser jusqu'à créer des cités de sable.
    Troisième, Béatrice Chaffanoux et sa tortue, animal solide, bien protégé par ses boucliers.
    Proudhon est félicité pour son rat, très adaptable, très agressif, avec ses incisives coupantes, mais pourtant rapide et sachant se cacher. Marilyn pour ses guêpes au dard empoisonné, jouissant elles aussi de cités protectrices. Suivent dans l'ordre Freddy avec sa baleine équipée d'une bouche filtrant le krill, Clément Ader et son scarabée volant bardé d'élytres blindés, un certain Richard Silbert qui a façonné une antilope imbattable à la course, Bruno Ballard et son faucon, et puis moi avec mon dauphin. On pourrait ensuite citer Toulouse-Lautrec qui a créé une chèvre et, pour ne citer que quelques célébrités, Jean de La Fontaine : une mouette, Edith Piaf : un coq, Jean-Jacques Rousseau : un dindon, Voltaire : une marmotte, Auguste Rodin : un taureau, Nadar : une chauve-souris, Sarah Bernhardt : un cheval, Éric Satie : un rossignol, Mata Hari : un loup, Marie Curie : un iguane, Simone Signoret : un héron, Victor Hugo : un ours, Camille Claudel : un oursin, Gustave Flaubert : un bison. Parmi les anonymes on trouve du hareng, de la grenouille, de la taupe, du lemming, de la girafe.
    Chaque création est révélatrice de la personnalité de son créateur. À chacun son totem.
    Et maintenant les perdants qui seront exclus. Arès désigne Marion Muller pour son Dodo de Madagascar raté, un oiseau trop lourd pour voler et au bec trop arqué pour chasser. Arès explique qu'il y a un rapport poids-voilure à respecter pour chaque oiseau. Les pingouins sont limites mais, vu qu'ils savent nager, leur dieu est épargné.
    Un centaure arrive. Marion se débat, crie au jugement inique, mais le centaure assure sa prise aux hanches de la jeune fille.
    - Non, je veux encore jouer. Je veux encore jouer, glapit-elle.
    Arès poursuit sa liste des perdants. Le dieu des éléphants à plusieurs trompes, celui du mammouth, celui des tigres aux peaux fluorescentes, celui des scarabées aquatiques, celui d'un félin aux dents tellement longues qu'il n'arrivait pas à fermer la gueule.
    Finalement, la plupart des espèces victorieuses ressemblent à celles qui existaient sur " Terre 1 ". Et je me dis qu'il n'y a pas dix mille manières de faire de la vie.
    Décompte : 125 - 6= 119.
    Arès cale son imposante stature dans son fauteuil :
    - Un conseil pour la poursuite du jeu d'Y. De l'audace, toujours de l'audace. Il y a un mot grec pour ça. Hubris. Houtspah en yiddish. Culot en français. Ne respectez aucune limite. Au prochain cours, vous allez devoir gérer des troupeaux d'humains. Si vous optez pour une partie défensive, inspirez-vous des tortues blindées de Béatrice, si vous choisissez l'attitude offensive, rappelez-vous l'aigle de Raoul et sa maîtrise du ciel. Mais, entre nous, soyez originaux et audacieux, sinon vous êtes morts.
    Je regarde mon ankh. 142 857... Ce chiffre ne m'a pas l'air complètement anodin. Il me semble l'avoir entrevu dans l'Encyclopédie...
   

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