samedi 22 septembre 2018

69. TERRITOIRE ET AGRESSIVITÉ


    L'expérience que rapporte Edmond Wells nous laisse perplexes. Ainsi donc, quelle que soit la voie suivie, nos efforts seraient vains car telle est la nature des êtres. Ils se répartissent toujours les mêmes rôles : exploiteurs, exploités, autonomes, souffre-douleur.
    En suspension face à nous, agitant de temps à autre ses ailettes dorées, Hermès confirme :
    - Tout comme le rat, l'homme est un animal de territoire et de hiérarchie. " Territoire " et " Hiérarchie ", deux motivations fondamentales essentielles à la compréhension de toute société humaine.
    Marquer son territoire de chasse, uriner aux quatre coins d'une zone de reproduction, se situer entre un supérieur et un inférieur, autant de comportements qui rassurent et réconfortent.
    Alors ensuite, il y a des discours pour se donner bonne conscience, dire qu'on aime la liberté et qu'on ne veut plus de chefs, mais si on regarde bien l'Histoire, c'est le contraire. Les humains aiment être esclaves et ils vénèrent leur chef. Et plus leurs chefs sont effrayants plus ils se sentent protégés.
    Le dieu des Voyages et des Voleurs fait un petit geste de désolation.
    - Mais il y a aussi des autonomes ! plaide Georges Méliès.
    - Ah oui, les quelques malheureux qui s'accrochent à leurs principes... Oui, c'est vrai il y en a. La liberté leur coûte cher. Ils travaillent davantage, ils doivent aller gagner leurs croquettes et se battre pour empêcher qu'on les leur vole. Ils ne sont pas en phase avec le reste de la population partagée entre dominants et dominés, et sont donc voués à la solitude, voire au désespoir. Ah, combien il faut être prêt à endurer la solitude pour se sentir libre.
    À nouveau Hermès a un sourire désabusé.
    - Vous-même, Georges Méliès, vous savez ce qu'il en coûte de faire cavalier seul. Vous vous êtes ruiné à inventer des trucages et des effets spéciaux. Vous avez été contraint de vendre votre cinéma et, de dépit, vous avez brûlé vos précieuses pellicules.
    Rien que de se remémorer ce temps du mépris, Méliès est touché. Il se mord la lèvre. Camille Claudel lui passe un bras réconfortant autour des épaules. Elle aussi a détruit ses œuvres face à l'incompréhension des autres.
    - Et les souffre-douleur, demande Mata Hari, à quoi servent-ils ?
    - C'est la clef de l'équilibre social. La désignation de la victime expiatoire. Le bouc émissaire servira d'alibi à toutes les forfaitures officielles. Le chef commet un massacre, un vol ou une injustice, à la suite de quoi, pour ne pas être inquiété, il invente un bouc émissaire et le livre à la vindicte populaire... Vous le savez bien, madame, vous qui avez servi de bouc émissaire pour un complot ourdi entre deux centrales d'espionnage. Les souffre-douleur font office de catharsis. Proudhon l'a bien compris en usant du sacrifice d'innocents comme spectacle fédérateur des masses. Dans votre dernière vie, vous avez voulu gérer les hommes comme autant de vastes troupeaux à éduquer, n'est-ce pas, Proudhon ? Pour quelqu'un dont la devise est " Ni Dieu ni maître ", c'est pour le moins paradoxal.
    L'anarchiste n'est pas d'accord. Il se lève et clame :
    - Il est essentiel d'éduquer les gens pour leur apprendre la liberté !
    - Par la violence ? Au point de les exterminer en masse ? interroge Hermès qui semble en savoir long sur chacun d'entre nous.
    Proudhon est quelque peu désarçonné, mais il n'est pas près de renoncer à ses convictions.
    - S'il faut contraindre les gens à être libres, tant pis, dommage, mais je les forcerai. S'il leur faut des maîtres pour leur apprendre à se passer de maîtres, j'en trouverai.
    - Et s'il leur faut des dieux pour leur apprendre à se passer de dieux ? demande doucement Hermès. Ah, Proudhon, vos positions m'enchantent. Vous êtes le premier anarchiste à inventer l'autorité.
    Le théoricien du nihilisme se rassied, embarrassé.
    Difficile de tenir tête à un maître aussi expérimenté et qui a exploré tant de chemins.
    - Il y a même eu dans le passé une expression défendue non par des anarchistes mais par d'autres extrémistes : " la dictature du prolétariat ". Ah, combien ces mots contiennent de paradoxes... La dictature du prolétariat...
    - Qu'est-ce qu'il y a de si risible ? s'offusque Marie Curie qui en son temps a milité pour le parti communiste et a reconnu l'expression martelée dans les meetings.
    - Cela signifie " la tyrannie des exploités ", si vous voulez un synonyme. Comme disait l'un de vos humoristes de " Terre 1 " : Le capitalisme c'est l'exploitation de l'homme par l'homme, et le communisme... c'est le contraire. Enfin, ma chère Marie Curie, au cas où vous auriez la mémoire courte, je voudrais vous rappeler le pacte germano-soviétique. À l'époque les gens croyaient que le contraire du communisme c'était le nazisme. Et puis patatras ! Hitler et Staline se serrent la main. Et voilà comment vous vous faites piéger par des étiquettes. Alors que pour nous, les dieux, un dictateur sanguinaire est un dictateur, qu'il soit derrière un drapeau noir, rouge ou vert. Dès qu'il y a des milices avec des gourdins et des intellectuels en prison, il faut comprendre. Et savoir repérer les " signes ".
    Pour ma part, une question me tourmente :
    - Ainsi, tous nos humains resteront toujours coincés dans les mêmes rôles que les sociétés de rats ?
    - Non, pas forcément, dit Hermès, mais se comporter comme des rats est leur inclination la plus naturelle. La violence les fascine. La hiérarchie les tranquillise. Ils s'inquiètent dès qu'ils ont des responsabilités et sont rassurés dès qu'un leader les en décharge. Tous vos efforts pour les détourner de ces penchants risquent d'aboutir à un échec tant ils vont à contre-courant de leur nature profonde.
    Se posant parmi nous, le maître des voyages et des voleurs se penche sur la lourde sphère de " Terre 18 " et la recouvre de sa bâche, dérobant à nos regards la suite des aventures de nos peuples.
    - Pour l'instant, il n'y a pas de nations, pas de royaumes, pas de frontières sur cette planète. Il n'y a que des territoires de chasse dont les populations migrent quand elles sont épuisées. Les technologies se répandent au gré des invasions et des alliances et, n'oubliez pas, plus un territoire est exigu, plus l'agressivité monte.
    Lors de la prochaine partie du jeu d'Y, songez à construire une capitale et à rayonner à partir de ce point fixe.
    Atlas apparaît pour récupérer son fardeau, qu'il charge sur son dos avec des soupirs qui en disent long sur ce qu'il pense des devoirs d'un petit-fils envers son grand-père.
    Des centaures surgissent et emportent les perdants, qui cette fois se laissent faire, résignés.
    - L'enfance d'une civilisation, déclare notre professeur du jour en guise de conclusion, c'est comme l'enfance d'un humain. C'est à ce stade que tout se joue. Les peuples et les hommes reproduiront ensuite les mêmes réactions face à la nouveauté et il sera difficile d'en changer.
   

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