samedi 22 septembre 2018

17. PREMIÈRE FÊTE À L'AMPHITHÉÂTRE


    Et qu'y aurait-il au-dessus, un " 8 " ? La cloche sonne. Trois coups longs. Nous nous hâtons vers la place centrale et son pommier séculaire.
    D'autres élèves dieux nous ont devancés dans leur toge blanche. Il y a là des gens de tous âges, sans doute celui qui a marqué leur dernier passage sur la Terre. Nous nous dévisageons, surpris d'être aussi nombreux, cherchant à deviner ce qu'il peut y avoir en nous de si remarquable pour que nous ayons mérité de nous retrouver ici.
    Par gestes, une jeune fille en toge jaune safran nous intime de nous ranger sur une file.
    - C'est l'Heure, me souffle Edmond Wells.
    - Je ne sais pas, je n'ai pas de montre.
    Mon mentor sourit.
    - Tu n'as pas compris. C'est une " Heure ", c'est-à-dire une demi-déesse grecque. Elles se nomment ainsi.
    - Et il y en a vingt-quatre ?
    - Non, murmure-t-il à mon oreille. Il n'y en a que trois. Eunomia, l'Heure de la Discipline, Diké, l'Heure de la Justice, et Erêné, l'Heure de la Paix, toutes demi-déesses parce que filles de Thémis, la déesse de la Loi, et de Zeus, le roi des dieux.
    À la façon dont cette Heure-ci nous place promptement en ligne, je pense qu'il doit s'agir de la première. Eunomia... En grec, le préfixe " eu " signifie " bon ", comme dans " euphonie ", le bon son, " euphorie ", le bon état, et dans le cas de notre Heure, le bon nom.
    Les élèves se présentent tour à tour et, sur une liste, Eunomia coche les présents et leur indique où se diriger. Lorsque je décline mon identité, l'Heure me scrute avec insistance. Se demanderait-elle également si je suis " celui qu'on attend " ?
    Mais elle se contente de me désigner l'avenue Nord qui mène à l'Amphithéâtre.
    Là, nouvel attroupement à l'entrée. Une autre Heure, Diké sans doute, vérifie elle aussi les noms sur une liste. Au passage, lorgnant par-dessus son épaule, je constate que le nom de Jules Verne a été biffé et remplacé par celui de... Edmond Wells. Mon instructeur remplacerait-il au pied levé l'écrivain assassiné ?
    J'annonce " Pinson " et reçois en échange une boîte. Curieux, je m'empresse de l'ouvrir. Dedans, de la taille d'une main, il y a une croix munie, dans sa partie supérieure, d'une anse en verre transparent et d'une chaînette pour l'accrocher au cou. Dessous, je découvre trois molettes gravées chacune d'une lettre.
    - C'est un " ankh ", dit Edmond Wells. Le " sceptre des dieux ".
    Le sceptre des dieux... Je le retourne et discerne dessous un nombre : " 142 857 ", comme ma villa.
    Sans m'éloigner de mon mentor et ami, je pénètre dans l'Amphithéâtre. Gradins circulaires, scène centrale, il ressemble à n'importe quel autre amphithéâtre antique. Alentour, des élèves discutent par petits groupes inquiets.
    - On se croirait dans le rêve d'un enfant, dis-je.
    Mon ami propose une autre hypothèse.
    - ... Ou dans un livre. Comme si quelqu'un avait écrit un ouvrage avec ce décor. Il suffirait alors qu'un lecteur se penche sur ses pages pour que le livre s'anime. Avec nous dedans.
    Je hausse les épaules, peu convaincu, mais il poursuit, imperturbable.
    - Quelque écrivain aura dévoré la mythologie grecque pour mieux la matérialiser afin de nous la faire vivre. Selon moi, " tout part et tout aboutit à un roman ".
    J'entre dans son idée.
    - Dans ce cas, l'écrivain nous observe en tant que personnages. Mais a-t-il déjà rédigé l'histoire en entier ? À-t-il commencé par la fin ou bien découvre-t-il l'intrigue en même temps que nous, ses créatures ?
    Il me regarde, mi-sérieux, mi-amusé.
    Toge jaune, une jeune fille couronnée de fleurs et de fruits nous fait signe de nous ranger sur le côté pour laisser entrer de nouveaux arrivants.
    - La troisième Heure ?
    - Non, celle-ci m'a plutôt l'air d'une autre sorte de demi-déesse : une Saison.
    Si proche, je respire son parfum. Il y entre du muguet et du lys. Si c'est une saison, ce doit être le Printemps. J'admire ses grands yeux dorés, ses cheveux de lin et ses mains graciles. J'ai un élan pour la toucher mais Edmond Wells me retient.
    Je scrute mes compagnons de classe éparpillés sur les gradins. Les célébrités ne manquent pas, il me semble reconnaître en vrac : le peintre Henri de Toulouse-Lautrec, le romancier Gustave Flaubert, Étienne de Montgolfier, l'un des deux frères pionniers du ballon ascensionnel, le céramiste Bernard Palissy, le peintre impressionniste Claude Monet, l'aviateur Clément Ader, le sculpteur Auguste Rodin. Il y a aussi des femmes : la tragédienne Sarah Bernhardt, la sculptrice Camille Claudel, la physicienne Marie Curie, la comédienne Simone Signoret, la danseuse-espionne Mata Hari.
    Edmond Wells, très mondain, s'avance vers cette dernière.
    - Bonjour, je suis Edmond Wells et voici mon ami Michael Pinson. Ne seriez-vous pas Mata Hari ?
    La jeune femme brune confirme. Nous échangeons un regard sans trop savoir quoi nous dire.
    Le soir tombe doucement tandis que, d'un même mouvement, nous nous rassemblons le long des travées. Dans le ciel apparaissent non pas une, mais trois lunes, en formation triangulaire. Le sommet du mont Olympe est toujours noyé dans le brouillard.
    À haute voix, je formule la question qui me taraude :
    - Qu'y a-t-il donc là-haut ?
    Vincent Van Gogh est le premier à me répondre :
    - Du gris mêlé à des reflets mordorés orange et bleus.
    Mata Hari souffle :
    - Un mystère.
    Georges Méliès renchérit :
    - Une magie.
    Gustave Eiffel énonce à mi-voix :
    - L'Architecte de l'Univers.
    Simone Signoret ajoute :
    - Le Producteur du film.
    Marie Curie rêvasse :
    - Le Principe Ultime.
    Sarah Bernhardt hésite :
    - ... Nous sommes à Olympie. Serait-ce... Zeus ?
    Derrière nous une voix tranche.
    - Rien du tout.
    Nous nous retournons. Nous voyons un petit bonhomme aux longs cheveux filasse, aux lunettes rondes et à la barbe brune.
    - ... Il n'y a rien du tout là-haut. Ni Zeus, ni Architecte, ni magie... Rien. Il n'y a que de la neige et du brouillard autour. Comme pour toutes les montagnes.
    Comme il prononce ces mots avec assurance, une lumière s'allume tout à coup au sommet et se met à clignoter comme un appel de phares dans la brume.
    - Vous avez vu ? interroge Méliès.
    - Oui, poursuit le barbu. J'ai vu une lumière. Une simple lumière. " Ils " ont allumé un projecteur sur la cime, histoire de faire travailler votre imagination, et vous la contemplez, tels des moustiques fascinés par une lampe. Tout ça n'est que décor et jeux de scène.
    - Qui êtes-vous donc pour être si catégorique ? demande Sarah Bernhardt, agacée.
    L'homme se plie en deux :
    - Pierre Joseph Proudhon, pour vous servir.
    - Proudhon ? Le théoricien de l'anarchisme ? s'enquiert Edmond Wells.
    - Lui-même.
    J'avais entendu parler de ce trublion, mais sans savoir à quoi il ressemblait. À Karl Marx, en fait. Sans doute la mode de l'époque était-elle de porter barbe et cheveux longs. Le front est haut et lisse, sa chevelure rassemblée en catogan. Il complète :
    - Proudhon : athée, anarchiste, nihiliste, et fier de l'être.
    - Mais vous vous êtes réincarné..., dit Sarah Bernhardt.
    - Ouais. Pourtant je ne croyais pas à la réincarnation.
    - Et vous êtes devenu un ange...
    - Ouais. Pourtant je ne croyais pas à l'angélisme.
    - Et maintenant vous êtes un élève dieu...
    - Ouais. Et je serai le " dieu des athées ", annonce Proudhon, satisfait de sa formule. Franchement, vous y croyez, vous, à cette école des dieux ? Vous vous figurez qu'on va passer un baccalauréat de Démiurgie ?
    Un nouvel élève entre dans la discussion. L'homme souffre visiblement d'un fort strabisme convergent qu'il s'efforce de maîtriser.
    - Là-haut, s'exclame-t-il d'un ton pénétré, il y a forcément quelque chose de très fort et de très beau. Nous, nous ne sommes que des élèves dieux, des petits dieux. Lui c'est le Grand Dieu.
    - Vous pensez à quoi ? dis-je.
    - Je pense à quelque chose qui nous dépasse, en puissance, en majesté, en conscience, en tout, dit-il d'un air extatique. Ce nouvel élève se nomme Lucien Duprès et raconte qu'il était ophtalmologiste. Il y voyait double mais il aidait les autres à voir clair. Avant de comprendre finalement que la seule manière de voir c'était avec sa foi.
    - Ouais. Libre à vous de proférer ces sornettes, déclare Proudhon. Moi je n'ai pas peur de clamer " Ni Dieu, ni maître ".
    Un murmure de réprobation parcourt les rangs des élèves. L'anarchiste poursuit :
    - Je suis comme saint Thomas. Je ne crois que ce que je vois. Et je vois des gens rassemblés sur une île qui, alors que tant de religions ont interdit de prononcer ce mot, se gargarisent sans cesse d'un nom de dieu, dieu par-ci, dieu par-là. Vous vous dites croyants quand vous n'êtes qu'un ramassis de blasphémateurs. D'ailleurs, qu'est-ce qu'un dieu ? Jouissons-nous de pouvoirs spéciaux ? Moi, je constate seulement que j'ai perdu mes attributs d'ange. Avant, je volais et je traversais la matière. À présent, j'ai faim, j'ai soif et je suis affublé d'une toge qui me gratte.
    Il a raison. Moi aussi, ce tissu rêche me perturbe, et au seul énoncé du mot faim, mon estomac se tord et appelle à l'aide. Pierre Joseph Proudhon poursuit :
    - Moi, je dis que tout ce décorum en carton-pâte, cette montagne enfumée, ce n'est que du flan.
    À ce moment retentit un son bref et mat.
    Un centaure est apparu avec en bandoulière un énorme tambour qu'il frappe à l'aide de deux baguettes.
    Un deuxième centaure survient qui frappe à l'unisson. Puis un troisième, puis en procession une vingtaine de centaures battent tambour de toutes leurs forces.
    Ils avancent en ligne, longent d'abord l'Amphithéâtre, puis se placent autour de nous, ils nous encerclent, et plus personne ne bouge. Les tambours résonnent de plus en plus fort. Nos cages thoraciques vibrent. Nos cœurs battent à l'unisson. Ils sont maintenant une centaine à frapper et frapper encore. Le rythme résonne dans mon corps tout entier, dans mes tempes, ma poitrine, mes bras et mes jambes. Je prends conscience de chacun de mes os retrouvés, de l'ensemble de mon squelette.
    Les centaures semblent engager une sorte de vibrant dialogue. Certains improvisent des solos qui sont autant d'appels auxquels les autres répondent par le même leitmotiv.
    Un hennissement vient soudain troubler la formation.
    Une femme a fait son entrée, juchée en amazone sur un cheval au pas. Casquée, vêtue d'une toge argentée, elle brandit une lance et, du haut de son épaule, une chouette fixe l'assistance. Les centaures, baguettes levées, s'immobilisent aussitôt.
    Dans l'étrange silence qui suit, la femme se place au centre de l'arène. Elle aussi semble mesurer près de deux mètres. Comme Dionysos. Comme sans doute tous les Maîtres dieux.
    Elle parle en détachant soigneusement ses mots :
    - Vous êtes une promotion vraiment très, très nombreuse. Et encore, tous les élèves ne sont pas arrivés. Vous êtes près d'une centaine, d'autres vous rejoindront dans la soirée. Il n'y a jamais eu autant d'élèves ici. En tout, vous serez cent quarante-quatre en classe.
    - Douze fois douze, murmure Edmond Wells à mon oreille. Comme les cent quarante-quatre enfants d'Adam et Ève, les cent quarante-quatre premiers humains...
    La femme frappe le sol de sa lance comme pour ramener le calme dans une classe agitée.
    - Pour chaque promotion, nous choisissons des anges issus de mortels d'une même culture et d'un même pays. Ainsi, pas de nationalisme qui inciterait à des regroupements partisans. Cette année, nous avons opté pour d'anciens Français.
    La déesse parcourt l'Amphithéâtre des yeux. Nul ne bouge. Même Proudhon se tient coi.
    D'un geste vif, elle saute à bas de sa monture qui ne bronche pas.
    - Ici, continue-t-elle, vous serez " dieux de peuples " comme ailleurs certains sont " bergers de troupeaux ". Ici, vous apprendrez à être de bons bergers.
    Comme elle déambule dans l'arène, la chouette quitte son épaule, s'envole et passe au-dessus de nous.
    - Sachez qu'il y aura deux sessions, au cours desquelles douze Maîtres dieux s'occuperont de votre instruction. En voici la liste :
    1. Héphaïstos. Dieu de la Forge.
    2. Poséidon. Dieu des Mers.
    3. Arès. Dieu de la Guerre.
    4. Hermès. Dieu des Voyages.
    5. Déméter. Déesse de l'Agriculture.
    6. Aphrodite. Déesse de l'Amour.
    Pour la seconde session, interviendront :
    7. Héra. Déesse de la Famille.
    8. Hestia. Déesse du Foyer.
    9. Apollon. Dieu des Arts.
    10. Artémis. Déesse de la Chasse.
    11. Dionysos. Dieu de la Fête, que vous connaissez déjà.
    Pour finir, je viendrai moi-même au pupitre :
    12. Athéna. Déesse de la Sagesse.
    Je ne sais pourquoi, mais de tous ces noms, un seul demeure en moi : Aphrodite, déesse de l'Amour... Oui, elle a bien prononcé ce nom. J'ai une sensation étrange, comme si je la connaissais déjà. Ou comme si elle faisait partie d'une famille de mon passé. Ou de mon futur.
    Quelques pas encore, et la déesse casquée poursuit :
    - ...À ces douze Maîtres dieux s'ajouteront des auxiliaires dieux. En ce qui concerne la première session, ce seront Sisyphe, Prométhée et Héraklès. Pour la seconde, vous recevrez la visite d'Orphée, d'Œdipe et d'Icare. S'y ajouteront Chronos, le dieu du Temps, en préambule pour le cours préparatoire, Hermaphrodite qui vous apportera, si vous l'estimez nécessaire, un soutien psychologique, et se tiendra en permanence à votre disposition.
    Le brouhaha reprend sur les gradins, mais Athéna n'en a pas encore fini avec nous. À nouveau, sa lance frappe le sol.
    - J'ajouterai qu'ici, comme dans toute communauté, il importe de se plier à de strictes règles de vie.
    1. Ne jamais s'aventurer hors de l'enceinte d'Olympie après que la cloche a sonné les dix coups marquant vingt-deux heures.
    2. Ne jamais se livrer à la violence sur un habitant de l'île, qu'il soit dieu, chimère ou autre élève. Nous sommes ici dans un lieu de paix, un sanctuaire.
    3. Ne jamais manquer un cours.
    4. Ne jamais se séparer de son ankh, cet objet en forme de bijou qui vous a été remis dans son écrin. Vous devez le porter en permanence autour du cou. Il vous identifiera et vous sera utile dans votre travail.
    Nouvelles rumeurs dans les rangs, auxquelles Athéna, consciente de la curiosité qu'ont provoquée ses paroles, répond par une précision.
    - Sachez qu'en dehors des murailles de la cité d'Olympie, vous n'êtes plus en sécurité. L'île en son entier regorge de dangers que votre imagination ne peut concevoir.
    Loin de se calmer, les rumeurs redoublent.
    - De plus, ajoute-t-elle en élevant la voix, il y a ici un personnage apte à vous ôter toute velléité de tourisme. Le diable en personne.
    Elle a frissonné d'horreur en prononçant le mot. Cette fois, c'est un véritable tumulte qu'elle a déclenché. Sa lance n'est plus capable d'en venir à bout et les centaures sont obligés de battre du tambour pour nous faire taire. Chacun a sa propre vision du diable. Les percussions se taisent. Athéna conclut :
    - Premier cours, demain. Le dieu Chronos, responsable du temps, vous attendra pour le cours 0. Je vous le répète, je tiens à ce que les cours se déroulent dans le calme, la tranquillité de l'esprit, la sérénité totale.
    C'est alors qu'un terrible cri d'agonie retentit.
   

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire