samedi 22 septembre 2018

101. CRUELLE DÉSILLUSION


    La lumière revient et nous clignons les yeux, hébétés, arrachés aux nôtres.
    Je ne quitte pas la déesse de l'Amour des yeux. J'enrage. Je me sens comme Eun Bi insultée par les élèves, si ce n'est que là je suis insulté par le professeur.
    Ah, j'aurais préféré avoir été tué comme Jules Verne dès le début. J'aurais préféré avoir été attrapé par les sirènes comme Francis Razorback, ou tué par Atlas comme Edmond Wells. Eux au moins n'auront pas à subir ce que je vis. À quoi cela sert-il de s'être donné tant de mal pour créer un joyau et voir ce joyau détruit ? Est-ce cela le cynisme de la vie des dieux, être amené à aimer un peuple pour mieux le voir périr ?
    Ai-je eu tort en voulant sauver les bateaux de réfugiés porteurs de valeurs qui me semblaient importantes ? Ai-je à ce point contrarié l'ordre du monde en voulant faire évoluer un petit groupe d'humains loin des invasions barbares ?
    Je ne sais toujours pas ce qui est mieux que Dieu mais je sais ce qui est pire que le diable : A-phro-dite. Elle m'a fait miroiter le Paradis et m'offre l'enfer.
    Avec son sourire délicieux elle détruit tout ce que j'ai bâti en me lâchant un petit " désolé " qui est pire que tout. À cet instant je la hais, je la maudis, je la conspue. Si c'est cela la déesse de l'Amour... je lui préfère sans nul doute la déesse de la haine. Je me sens envahi d'un immense sentiment de découragement. Et puis je me reprends, ce serait trop facile de se laisser aller.
    D'abord, sauver ce qui peut l'être. Se battre jusqu'au bout.
    " Tant qu'il y a de la vie il y a de l'espoir ", dit l'adage.
    Tant qu'il y aura un homme-dauphin vivant, il transportera les valeurs, le souvenir, les symboles. C'est du moins ce que j'ai essayé de transmettre à la reine-médium.
    Il faut que je me calme. Il me faut viser l'efficacité. Les sauver quoi qu'il m'en coûte. Me battre avec mes outils d'élève dieu. Ils n'ont pas mérité cette fin. En tant que dieu, leur dieu, je dois les secourir.
    Il faut que je me calme.
    Respirer, fermer les yeux. Discuter avec les autres comme si tout cela était léger et sans gravité aucune. Nombre d'élèves félicitent Marilyn Monroe pour sa victoire sur Joseph Proudhon. Les parieurs gagnants emportent leurs mises que versent les perdants. Même les plus machistes d'entre nous reconnaissent la valeur de ces femmes-guêpes. Pour sa part, Proudhon se tait, n'exprimant ni regret ni colère. Fair-play, il va même jusqu'à serrer la main de son adversaire et la félicite lui aussi.
    Avoir l'air détendu.
    Faire le point sur l'état de mon peuple. Il ne possède pas d'armée à lui, il ne dispose d'aucune ville, mes hommes-dauphins ne sont que des " locataires " dépendant du bon vouloir de leur hôte. Je crains que lorsque Clément Ader, le dieu des hommes-scarabées, leur aura tout pris, il les jette hors de son territoire comme autant de citrons pressés. Désormais, mes hommes-dauphins doivent sans cesse surenchérir pour gagner leur droit de vivre. Ils sont des otages. À y bien regarder, je constate que d'autres hommes-dauphins ont essaimé chez d'autres peuples. Ils ont transmis aux hommes-iguanes de Marie Curie leurs connaissances en astronomie, en construction de monuments, en voyages astraux et en médecine. Sous l'influence des miens, ces hommes, comme les hommes-scarabées, ont érigé leurs pyramides. Aux hommes-chiens de Françoise, mes hommes-dauphins ont donné leur savoir en matière de symboles et de structures cachées. Aux hommes-taureaux d'Olivier, ils ont enseigné la liberté sexuelle et le goût des labyrinthes.
    Les hommes-loups de Mata Hari ont appris des miens à gréer des navires et des voiliers rapides aux coques pointues. Quant aux hommes-baleines de Freddy Meyer, ils ont si bien accueilli mes rescapés qu'ils en sont déjà à discuter systèmes d'irrigation et gouvernement d'assemblées.
    Les hommes-lions de Montgolfier ont développé grâce à eux leur conception des lettres et des arts, et ils ont introduit leur alphabet et leur arithmétique jusque chez les hommes-aigles de Raoul Razorback.
    Mes gens sont décidément plus dispersés que je ne l'imaginais. Comment maîtriser un peuple sans aucune unité de territoire ? Je crains de devoir me concentrer sur ceux qui se sont installés chez les hommes-scarabées. Ils sont les plus nombreux et disposent, me semble-t-il, du meilleur environnement.
    - La déesse de l'Amour n'y est pas allée de main morte avec toi, il ne reste plus rien de la superbe cité que tu avais bâtie dans ton île, me chuchote Mata Hari.
    Je me tais.
    - Je trouve le châtiment d'Aphrodite disproportionné par rapport à ta prétendue faute. Elle aurait pu au moins te laisser du temps pour évacuer tes humains.
    Dire que, hier encore, nous dansions ensemble et qu'elle m'avait murmuré à l'oreille combien elle trouvait mon peuple " avancé et sympathique "...
    Mon regard se tourne vers Aphrodite et je m'aperçois qu'elle me regarde aussi, et m'adresse un sourire. Elle qui me conseillait de me garder de mes amis, j'aurais mieux fait de me méfier d'elle.
    Pourtant, je n'arrive pas à en vouloir à ma déesse. Elle me captive, et quel que soit son comportement, j'ai l'impression qu'elle éprouve une réelle affection à mon égard, que c'est pour mon bien qu'elle me fait souffrir. Deviendrais-je masochiste sous son emprise ? Non, ou alors comme l'alpiniste qui s'entête à escalader le périlleux versant d'une montagne plutôt que d'emprunter un hélicoptère. Tous les sportifs sont adeptes de la douleur librement consentie. Courir un marathon est un calvaire, soulever des haltères une souffrance inutile. Essayer de plaire à la déesse de l'Amour...
    - Quelle garce quand même, murmure Sarah Bernhardt, ce qu'elle t'a infligé est vraiment injuste.
    Et je me surprends à dire avec la voix le plus neutre possible :
    - Elle n'a fait qu'appliquer la règle du jeu.
    - Oui, en t'envoyant un cataclysme pour te démolir...
    - Je peux t'aider si tu veux, reprend Mata Hari. J'ai déjà recueilli quelques hommes-dauphins parmi mes hommes-loups, mais si tu en as d'autres en difficulté, envoie-les-moi, je les protégerai et je leur donnerai des terres.
    Mata Hari m'a sauvé la vie lors de la traversée du fleuve bleu. Elle a toujours été là pour m'aider dans les moments difficiles. Pourtant, pour des raisons que je ne comprends pas, sa gentillesse m'agace.
    Aphrodite dégage les bouteilles du Paradis et de l'Empire des Anges de leur emplacement sous le coquetier.
    Les âmes montent dans la première bouteille, puis, en une chorégraphie de petits points lumineux semblables à des lucioles, certaines gagnent la fiole de leur Empire des anges.
    Il demeure cependant beaucoup d'âmes errantes retenues dans l'attraction terrestre par des émotions basses. Dissimulés et invisibles, ces défunts s'efforcent de hanter leurs tourmenteurs, de troubler les médiums par de fausses intuitions ou encore de s'attarder auprès de ceux qu'ils ont aimés.
    - Il faudra nettoyer la planète de ces pauvres hères, dit Aphrodite. Il n'existe pas d'âmes errantes heureuses. Le destin de toute âme est de renaître sans cesse jusqu'à l'entrée dans le monde supérieur, ne l'oubliez pas.
    Tout le monde note : enseigner à ses prêtres de reconnaître les âmes errantes et les faire monter.
    La déesse se dirige vers moi et, à ma grande surprise, me félicite :
    - Bravo, Michael. Je pensais que vous alliez... enfin, je ne pensais pas que vous surmonteriez cette épreuve. Vous commencez à m'impressionner. Je ne savais pas que vous possédiez autant de ressources...
    Chaud et froid, je ne sais comment réagir.
    - Ce qui ne tue pas rend plus fort, ajoute-t-elle.
    La même phrase que celle de la mère d'Eun Bi. On l'a longtemps attribuée à Nietzsche mais elle se trouvait déjà dans l'Ancien Testament.
    Elle ne veut quand même pas que je la remercie d'avoir martyrisé mon peuple pour le " renforcer " !
    Elle s'approche de moi.
    - Vraiment, vous avez été très bien, monsieur Michael Pinson.
    Là-dessus, elle me prend la main et la serre comme un coach félicitant son boxeur. Puis elle remonte sur l'estrade.
    - Une allumeuse, grommelle Raoul. Après tout ce qu'elle t'a fait, tu ne devrais même pas accepter qu'elle t'approche.
    - Quelle actrice ! La question que je me pose, c'est à quoi lui sert ce déploiement de séduction, dit Marilyn.
    - À tester son pouvoir, sans doute, complète Freddy.
    - Oui, son pouvoir de magie rouge, conclut Raoul.
    Il m'explique qu'en plus de la magie blanche et de la magie noire, il en existe une troisième moins connue : la magie rouge. C'est la magie des femmes, fondée sur les pulsions sexuelles les plus élémentaires. Les Asiatiques s'y sont particulièrement intéressés en développant le Kâma-Sûtra et le Tantrisme en Inde, le Tao de l'amour en Chine ou l'art de la danse nuptiale au Japon. Ils ont compris qu'au-delà du pouvoir de jeter des sorts ou de les exorciser, les femmes sont capables de séduire un homme et de le maintenir sous le joug de la dominance hormonale, le rendant aussi faible que sous l'emprise d'une drogue.
    Raoul a compris mon problème mais il ne l'a pas résolu pour autant. Je ne quitte pas des yeux la déesse. Et je suis soulagé quand, interrompant ses conversations particulières, Aphrodite nous invite à la rejoindre dans un coin de la salle où s'alignent des bocaux recouverts de bâches.
    - Mon prédécesseur Hermès vous a détaillé une expérience accomplie avec des rats. Déméter vous a parlé d'expérience avec des singes. La parabole animale permet de mieux comprendre certains comportements humains. Moi, je vais donc vous parler des puces.
    Elle sort un bocal et pratique devant nous l'expérience. Je m'empresse de noter pour l'Encyclopédie.
   

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