samedi 22 septembre 2018

91. UN MONDE TRANQUILLE


    Tous étaient épuisés. Que de souffrances endurées. Et toujours l'horizon infini, à perte de vue. Ceux qui n'étaient pas morts de dysenterie, de scorbut, d'autres maladies étranges ou de suicides commençaient à perdre espoir.
    Ils expérimentèrent de nouvelles méthodes de pêche et ramenèrent à bord des poissons bizarres qui s'avérèrent parfois toxiques.
    Grâce aux pluies, ils évitèrent la déshydratation. Aux premières gouttes, ils tendaient leurs amphores vidées à présent de leurs graines.
    La plupart du temps, ils reposaient sur le pont leurs corps si affaiblis qu'ils avaient peine à se mouvoir, et fixaient de leurs yeux vides l'horizon où nulle terre n'apparaissait.
    La grosse femme leader persistait à les encourager en leur parlant de ses rêves. Elle avait vu, oui vu, s'étaler là-bas l'île idéale, le lieu paisible où ils vivraient heureux.
    - Patience, confiance, nous y allons, répétait-elle pour s'en persuader elle-même.
    Il y avait eu une première rébellion fomentée par des hommes-fourmis désireux de regagner la terre ferme. Ils préféraient être esclaves des hommes-rats que bringuebalés par les tempêtes. Les séditieux avaient aisément été matés. Une seconde mutinerie, organisée par des plus désespérés, avait failli réussir mais dans un éclair, la foudre en avait tué le chef.
    Le ciel avait parlé. Et depuis, c'était comme si quelque chose là-haut était revenu... Et ce " quelque chose " avait l'air de dire qu'il fallait poursuivre l'équipée.
    Les dauphins avaient ensuite guidé leur esquif à travers les récifs et tous se plièrent désormais aux demandes de celle qu'ils nommèrent la " Reine des deux peuples ", les hommes-dauphins et les hommes-fourmis, solidaires dans une même adversité. À l'avant du navire, les dauphins redonnèrent un peu de moral aux voyageurs. Dès lors, les rêves de la Reine se firent plus précis. Elle évoquait sans cesse cette île-sanctuaire où plus jamais ils ne seraient attaqués.
    Fatigue, faim, maladies, il y eut encore des pertes. La Reine interdit la consommation des cadavres, même s'ils représentaient une source de protéines, et ordonna qu'on les jette à l'eau.
    Et toujours, la souveraine répétait : " Confiance, les rêves et les dauphins nous montrent le chemin. " Et de fait, face à la détresse des humains qu'ils convoyaient, les dauphins ne se contentèrent plus de les guider mais se chargèrent aussi de pêcher pour eux afin de les aider à survivre. Ils lançaient même les poissons capturés dans le bateau.
    " Là-bas, disait la reine, sur cette terre que nous allons bientôt découvrir, il y aura des fruits géants, du gibier et des rivières d'eau fraîche. "
    Dans son sommeil, elle apprit comment améliorer le bien-être des siens en croisant les jambes et en respirant lentement. Comme elle était leur souveraine, nul n'exigea d'explications quand elle ordonna qu'ils demeurent immobiles dans des postures curieuses, ou bien qu'ils s'étirent pour ne plus penser qu'à inspirer et expirer. Mieux nourris grâce aux dauphins, assouplis par cette gymnastique inédite, les deux peuples retrouvèrent une nouvelle forme.
    Il y eut encore des décès mais les survivants se portaient mieux. Plus personne ne cherchait à se suicider. Les émigrants s'immobilisaient, respiraient, soufflaient, puis chantaient ensemble, et les dauphins leur répondaient à l'unisson.
    Le navire continuait d'avancer vers l'ouest, toujours plus à l'ouest, et ils ne savaient plus depuis combien de temps ils s'étaient embarqués. Ils se refusaient à évoquer entre eux le massacre à l'origine de leur fuite pour ne plus songer qu'à aller de l'avant. Ils avaient le visage grave, le sourire rare, mais plus aucune dispute n'éclatait entre eux.
    Et puis un jour, alors que, résignés à errer sur les eaux jusqu'à la fin des temps, ils s'occupaient à tracer des cartes du ciel sur des peaux de poisson, du haut du mât, la vigie lança le cri qu'ils n'attendaient plus :
    - Terre ! Terre à l'horizon !
    Dans le ciel, des mouettes confirmèrent qu'une terre était proche. Une clameur monta du bateau. Ils s'étreignirent en pleurant. Arrivés sur la côte, ils se jetèrent à l'eau et rejoignirent la terre à la nage. Ils prirent pied sur une plage de galets surmontée d'un tertre de sable ocre. Ils trébuchaient, en proie au mal de terre après tant de temps passé à vivre ballottés par les flots.
    Ils se nourrirent de crabes et de varech et s'endormirent au clair de lune, pelotonnés les uns contre les autres pour cette première nuit en leur nouvelle terre.
    Au matin, ils se comptèrent. Ils étaient soixante-quatre, quarante-deux hommes-dauphins, vingt-deux hommes-fourmis. Ensemble, ils entreprirent d'explorer l'île. Elle était plus belle que dans leurs rêves les plus extravagants. Il y avait une végétation luxuriante, des arbres porteurs de fruits inconnus, des ruisseaux murmurants. Ils s'enfoncèrent dans une forêt où soudain des pierres s'abattirent sur eux, leur faisant craindre une présence hostile. Mais ce n'étaient que des noix de coco que des singes espiègles leur lançaient gaiement, et en éclatant à terre, elles révélaient leur chair blanche et leur contenu de lait, véritable manne.
    Enfin apaisés, ils décidèrent de baptiser l'île : île de la Tranquillité.
    Ils la parcoururent en profondeur sans découvrir la moindre trace humaine. Et dans les jours qui suivirent, hommes-dauphins et hommes-fourmis fusionnèrent pour construire ensemble un village sur la côte.
    Dans une clairière, la reine remarqua des fourmis qui vaquaient, et elle se réjouit que, comme eux, ces insectes soient parvenus à rejoindre une île. Elle les suivit jusqu'à une gigantesque fourmilière en forme de pyramide. Elle posa ses deux mains à plat contre la paroi et pria les insectes de l'aider comme ils avaient assisté le vieux médium qui l'avait précédée.
    Elle ferma les yeux et les visions affluèrent. Une pyramide géante comme les fourmis. Des greniers comme les fourmis. La communication comme les fourmis. Un seul grand esprit collectif comme les fourmis. L'esprit pour nouveau terrain de conquête.
    Ils furent soixante-quatre à se mettre à l'œuvre pour bâtir une pyramide de neuf mètres de hauteur. Aux deux tiers, la reine s'installa dans une loge pour " recevoir " et elle " reçut ". Elle ajouta des postures immobiles à sa gymnastique de bien-être et de méditation. Elle conçut une médecine des méridiens fondée sur les flux de vie parcourant le corps, qu'il convenait de débloquer pour que l'énergie circule mieux. Elle détermina les points centraux où elle s'accumulait, le long de la colonne vertébrale. Il y en avait un au-dessus du sexe, un deuxième sous le nombril, un troisième face au cœur, un quatrième au niveau de la gorge, un cinquième entre les deux yeux, et un sixième au sommet du crâne.
    Ses songes ne cessaient de la surprendre.
    Elle reçut l'intuition d'un système politique où, comme la reine des fourmis, elle ne serait pas leader mais " pondeuse ". L'une mettrait au monde sa population, l'autre, la médium, engendrerait des concepts. Ce serait une république des idées où, comme chez les fourmis, les gens seraient libres de s'exprimer en assemblées, confrontant leurs arguments. Pas de pouvoir centralisé mais un pouvoir éclaté, uni par la communication. Ainsi tout le monde serait participant et personne indispensable.
    Hommes-fourmis et hommes-dauphins inventèrent des mots au contenu abstrait, et plus seulement figuratif. Il y eut un terme pour signifier l'énergie de vie circulant dans le corps, un mot pour signifier l'espoir qui les avait soutenus pendant la traversée, un autre pour qualifier les rêves de la Reine, un autre encore pour caractériser l'enseignement reçu des dauphins et qui désignerait également l'éducation des jeunes.
    Ils décidèrent de ne pas concevoir plus d'enfants qu'ils n'en pourraient aimer et élever. Cependant leur communauté grandit rapidement, ils portaient tant d'amour et d'attention à leur progéniture que la mortalité infantile se raréfia.
    Les semaines passaient, ils oublièrent l'horreur de l'attaque des hommes-rats, ils oublièrent l'horreur des douleurs de la traversée, et découvrirent l'impression d'être seuls au monde.
    Les enfants nageaient avec les dauphins et s'amusaient à répondre à leurs petits cris. Ils grimpaient sur leur dos comme sur des destriers et leur offraient les nourritures de la terre, noix de coco et dattes de palmiers, que les cétacés goûtaient avec curiosité. Ils émettaient alors des sons ressemblant à des rires et, par mimétisme, les hommes retrouvèrent eux aussi l'habitude de rire.
    La souveraine eut alors une idée : les fourmis seraient leur totem caché, les dauphins leur totem révélé. Ils seraient désormais fourmis à l'intérieur, dauphins à l'extérieur.
    Poussant plus loin l'audace, je dégageai sous le coquetier la pendule et tournai l'aiguille pour accélérer le temps local.
    Le village s'étendit, devint bourgade, puis vaste cité au port rempli de voiliers. Au centre, il y avait toujours la grande pyramide où la première reine mourut, bientôt remplacée par une autre, tout aussi visionnaire.
    Le peuple unifié découvrit une nouvelle céréale, le maïs, qu'il entreprit de cultiver.
    En plus des paysans et des pêcheurs apparut un groupe soigneusement sélectionné pour ses aptitudes à résoudre les problèmes pratiques, des sages uniquement chargés de gérer la ville. Des guérisseurs se spécialisèrent dans l'étude des méridiens du corps. Des astronomes établirent des cartes du ciel et tentèrent d'en comprendre les rouages. Des instructeurs s'affairèrent à l'éducation des enfants. Dans tous les domaines, femmes et hommes étaient représentés, chaque tâche distribuée en fonction des talents de chacun à l'exclusion de tout autre critère.
    Ils virent que dans une fourmilière, un tiers des habitants dort, se repose ou se promène sans rien produire. Un tiers trime pour rien, construisant des tunnels qui font s'effondrer des greniers ou transportant des branchettes qui bloquent des couloirs fréquentés. Un dernier tiers enfin se charge de réparer les erreurs des ouvriers maladroits et de poursuivre le développement de la cité. Ainsi firent les habitants de l'île, ne contraignant personne au labeur mais donnant à tous l'envie de participer à la réussite du peuple en son entier. Ils venaient d'inventer le concept d'enthousiasme communicatif.
    Mais plus que tout, cette communauté humaine se caractérisa par un élément nouveau : par moments, ses gens étaient délivrés de la peur.
   

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire