vendredi 21 septembre 2018

10. PREMIÈRE RENCONTRE

Le cri provient du haut de la falaise. Je cours dans sa direction, à la fois inquiet de ce qui l'a provoqué, et rassuré par cette présence humaine. Je fonce, je gravis la pente, et arrive essoufflé sur le promontoire rocheux.
    Là, un corps gît, étendu sur le ventre. C'est un homme vêtu d'une toge blanche. Je m'approche, le retourne. Une brûlure fume encore à son flanc. Son visage ridé est mangé de barbe blanche. L'image m'intrigue, cette figure ne m'est pas inconnue. Je l'ai déjà vue dans des livres, des dictionnaires, des encyclopédies. Et soudain je sais. Jules Verne.
    Je dois déglutir plusieurs fois afin que la salive humidifie mes cordes vocales et me permette d'articuler.
    - Vous êtes...
    Parler m'écorche la gorge.
    L'homme agrippe mon bras, le regard dément.
    - SURTOUT... ne pas aller... LÀ-HAUT !...
    - Il ne faut pas aller où ?
    Il se soulève avec peine et pointe l'index vers ce qui m'apparaît, à travers le brouillard, comme une vague forme de montagne.
    - ... NE PAS ALLER LÀ-HAUT !
    Il tremble. Ses doigts se crispent sur mon poignet. Son regard s'accroche au mien puis dévie vers un point situé au-delà de mon épaule, et son visage reflète une épouvante extrême.
    Je me retourne mais ne distingue rien d'autre que des cocotiers à demi masqués par des écharpes de brume et vaguement agités par le vent. Soudain, comme si l'énormité du danger lui insufflait un regain d'énergie, il se lève d'un bond, court vers le bord de la falaise et veut sauter dans le vide. Je me précipite à sa suite et le retiens d'une main, juste avant que son corps ne bascule.
    Il se débat, va jusqu'à me mordre pour me forcer à le lâcher. Je tiens bon, et de mon autre main le récupère par sa toge. Il me considère un instant, surpris de mon acharnement, et m'adresse un sourire triste. Le tissu blanc se déchire, inexorablement. Je veux assurer ma prise, mais j'entends le bruit mat de son corps heurtant le sable mouillé. Un morceau d'étoffe est demeuré entre mes doigts crispés.
    Tout en bas, Jules Verne gît comme une marionnette désarticulée.
    Je me redresse lentement, et fouille des yeux le décor qui l'a tant effrayé. En vain. Je ne vois là qu'une succession de troncs, des palmes balancées par le vent, un brouillard persistant et, au loin, peut-être, une montagne.
    Son imagination si fertile lui aurait-elle joué quelque tour ?
    Je redescends péniblement de la falaise, dans une atmosphère de plus en plus lourde et chaude. À ma grande surprise, quand je parviens sur la plage, le corps de l'écrivain a disparu. Il n'en subsiste que l'empreinte dans le sable, flanquée de ce qui ressemble à des traces toutes fraîches de sabots de cheval.
    Je ne suis pas remis de ma surprise que déjà une nouvelle étrangeté se manifeste. Un froissement d'ailes au-dessus de moi attire mon attention. Un volatile a surgi du manteau de brume pour s'immobiliser face à mon visage. De si près, je constate que l'être ailé n'est nullement un oiseau, mais une jeune fille miniature dotée de grandes ailes de papillon - un monarque bleu fluorescent -, prolongées de longues protubérances noires.
    - ... Heu... Bonjour, dis-je.
    Elle m'examine, mutine, dodelinant de la tête, l'air étonné. Elle a de grands yeux verts, des taches de rousseur et une longue chevelure rousse nouée par une herbe tressée. Elle reste là à voleter autour de mes oreilles et à m'étudier, comme si elle n'avait jamais vu quelqu'un comme moi auparavant.
    Elle me sourit et je lui souris en retour.
    - Heu... Mmh... Vous me comprenez quand je parle ?
    La fille-papillon ouvre alors la bouche et déroule une langue fine et pointue, rouge carmin, comme un long ruban.
    Elle secoue gentiment sa chevelure de feu, mais quand je veux approcher mes doigts de son visage, elle s'enfuit à tire-d'aile.
    Je cours derrière elle, trébuche sur des cailloux acérés et m'étale de tout mon long. Une méchante estafilade me déchire le poignet.
    Douleur aiguë.
    Différente de celle qui brûlait mes yeux au contact de l'eau salée, ou de celle qui torturait mes poumons privés d'air. Je saigne.
    Je regarde, étonné, mon sang rouge foncé perler sur ma peau rose clair.
    J'avais oublié comme il est douloureux... d'avoir mal. Je pense à tous ces moments où mon corps souffrait lorsque j'étais un humain. Ongles incarnés, caries dentaires, aphtes, névrites, rhumatismes... Comment ai-je pu supporter tant de misères ? Sans doute parce que j'ignorais alors qu'il existait une vie sans souffrance aucune. Mais maintenant, après avoir connu le bien-être du pur esprit, la douleur m'est intolérable.
    La fille-papillon a disparu vers les grands arbres estompés par la brume.
    Dans quel monde ai-je donc atterri ?
   

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