samedi 22 septembre 2018

30. LE GOÛT DE L'ŒUF


    Des œufs. On nous apporte à manger des œufs crus dans des coquetiers en bois. Avec une cuillère, nous en tapotons le haut afin de briser la coquille avant d'en écarter soigneusement les écailles en prenant garde de ne pas en faire tomber à l'intérieur.
    Nous sommes assis sur de longs bancs dans le Mégaron de la zone nord. Ce grand bâtiment circulaire a été conçu pour servir de cantine aux élèves dieux.
    Nous nous installons à des tables en bois d'acacia, recouvertes de nappes de coton blanc, où nous attendent des pyramides d'œufs. Comme il fait chaud, les portes sont grandes ouvertes. À l'écart, Raoul nous évite.
    J'enfonce ma cuillère dans le jaune de l'œuf et la porte à ma bouche. Enfin, je vais déguster un véritable aliment. Il y a si longtemps que cela ne m'était plus arrivé. Quelle sensation ! Je sens le goût de l'œuf sur ma langue, sur mon palais. Je distingue le blanc du jaune. C'est salé, sucré, âcre et si doux en même temps. Des milliers de papilles gustatives se réveillent, étonnées. Après la vue, le toucher, l'ouïe, l'odorat, je redécouvre un autre sens : le goût.
    L'œuf à l'état liquide se déverse comme un ruisseau dans ma gorge. Je le perçois encore dévalant mon tube digestif, et puis la sensation disparaît.
    Manger. Avaler cette coulée de blanc et d'or jaune... Un délice. Je gobe œuf sur œuf.
    - En Hollande, dit Mata Hari, dans ma bourgade natale de Leeuwarden, une coutume voulait qu'on lance un œuf par-dessus le toit à chaque nouvelle construction de maison. Là où il tombait, on enterrait ce qu'il en restait, la croyance populaire estimait que la foudre frapperait là. Évidemment, le jeu consistait à lancer l'œuf le plus loin possible pour écarter le danger.
    Edmond Wells tripote un œuf.
    - Je n'avais pas encore pensé qu'avant le stade 1, le minéral, existait un stade 0, l'œuf. La courbe d'amour, mais parfaitement fermée...
    Sur la nappe blanche, il dessine du doigt la forme d'un zéro.
    - Tout part effectivement de là et tout y revient, confirme Gustave Eiffel. L'œuf, le zéro. La courbe close.
    L'œuf me rappelle " Terre 17 ", la planète gelée, et, saisi d'un haut-le-cœur, j'oublie le plaisir nouveau, je revois les derniers habitants agitant leurs bras hors de l'eau, je les imagine se débattant dans l'océan glacé et je ne peux me retenir. Je cours vomir dans les buissons. À Edmond accouru pour me soutenir, je murmure :
    - Lucien avait peut-être raison...
    - Non, il avait tort. Démissionner, c'est abandonner la partie. Tant qu'on est dans la partie, on peut tenter d'améliorer le cours des choses. Mais si on quitte le jeu, on a tout perdu.
    Nous regagnons la table où les autres, en pleine discussion, choisissent d'ignorer mon malaise.
    - Que va-t-il advenir de Lucien ? s'inquiète Marilyn.
    Effectivement, il ne nous a pas rejoints à notre table et j'ai beau scruter attentivement les alentours, il n'a pas choisi de s'installer ailleurs.
    - Si Lucien est parti vers la montagne, il risque d'être rattrapé par un centaure, estime Edmond Wells.
    - Ou par le diable, complète un autre élève dieu.
    Tous, nous frissonnons. Prononcer son nom fait passer un courant d'air glacé sur l'assistance.
    Dionysos apparaît alors et annonce que, le dîner fini, une cérémonie aura lieu pour célébrer le deuil de l'humanité " Terre 17 ". Nous devons nous changer, revêtir des toges neuves et nous retrouver dans l'Amphithéâtre.
    Je n'arrive pas à chasser de mon esprit l'image de ces " troupeaux " d'humains noyés par nos mains.
   

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire