samedi 22 septembre 2018

48. FRUITS DE MER, HUÎTRES ET OURSINS


    La Saison Automne nous apporte des algues et puis des huîtres, des oursins et des anémones de mer. Après l'œuf et le sel, ces mets nous enchantent. Cette association de goût iodé et de saveur végétale nous ravit.
    J'ai l'impression d'avaler des bouchées d'océan concentré.
    Nous n'avons pas testé dans nos bouches nos créations végétales et je me demande quel goût a ma Pinsonette. Est-elle seulement comestible ?
    Raoul s'est installé près de moi.
    - Nous ne nous sommes pas beaucoup parlé, me dit-il. Que penses-tu de tout ça ?
    Je décolle une huître de sa coquille et la gobe, tandis que, songeur, Raoul se caresse le menton.
    - J'ai l'impression de ne plus faire partie de la réalité, de n'être qu'une pièce dans un jeu dont je ne suis pas le maître, de n'être qu'un pion manipulé par je ne sais quel metteur en scène. Nous avons été lancés dans un film ou encore dans une émission de téléréalité... De partout, on épie nos réactions. Et puis, ces dieux géants, ces toges ; ces chimères, ces hommes-chevaux, ces filles-papillons, ces sirènes, ces griffons, ces satyres, un décor qu'on croirait sorti tout droit de l'imagination d'un Salvador Dalí... Quand nous étions thanatonautes, je me réjouissais de soulever un par un les rideaux masquant les mystères cachés. Nous avancions contre le système, les archaïsmes de la médecine, les religions dogmatiques, les donneurs de leçons en tout genre. Mais ici... quels sont nos vrais ennemis ?
    Raoul se sert dans le plateau de coquillages qu'une Heure dépose devant nous. Avec son couteau, soigneusement, il décortique un oursin en évitant les piquants.
    - ... Ces cours où nous sommes notés comme des enfants, une carotte-couronne de lauriers pour les bons élèves, l'éviction pour les récalcitrants... Je n'aime pas ça. J'ai horreur de me sentir coincé. Et nous sommes coincés par la gravité qui nous colle au sol, par les murs de la ville, par la mer qui limite cette île d'Aeden, elle-même perdue sur une planète éloignée de tout.
    - Tous les soirs ou presque, nous sortons librement des murs de la ville, dis-je.
    Mon ami semble dubitatif.
    - Même ces échappées sont trop faciles. Tout se passe comme si on nous opposait de toutes petites barrières pour nous convaincre que nous transgressons des règles, alors que...
    - Quoi ?
    - Je me demande si ce n'est pas précisément ce qu'on attend de nous. Tu as vu comme nous avons aisément franchi le fleuve ? Et comme par hasard on s'en tire toujours de justesse. La dernière fois nous avons même été aidés par des chimères... Tu ne trouves pas ça suspect ? On dirait qu'il y a quelqu'un derrière tout ce jeu.
    - Oui, mais qui ?
    De son couteau à huîtres, il désigne le sommet de la montagne.
    - Le montreur de marionnettes. Le Grand Dieu.
    Il a un rictus.
    - À moins que ce ne soit le diable en personne.
    La Saison Printemps, voyant que je me délecte, m'apporte un nouveau plateau.
    - Et toutes ces filles ravissantes..., reprend Raoul. On dirait qu'une production a eu recours à une agence de mannequins pour le casting.
    - Tu aurais préféré de vieilles rombières ?
    Mon ami soupire.
    - Ce rôle de jouet m'insupporte. Ça me fait penser au Prisonnier, tu sais ? cette série où des gens sont coincés quelque part dans un hôtel de vacances et où le héros répète " je ne suis pas un numéro ".
    - Moi, en arrivant ici, j'ai plutôt pensé à L'île du docteur Moreau, tu sais, là où un docteur fou se livre à des expériences sur des hybrides hommes-animaux.
    Parler cinéma nous détend.
    - Cet endroit m'évoque les Chasses du comte Zaroff, dit Marilyn Monroe. Vous avez vu ce film où des hommes chasseurs utilisent les nouveaux arrivants sur l'île comme gibier vivant ?
    - Ou encore Highlander, " au final il n'en reste qu'un... ", dit Freddy Meyer en avalant une huître pas vraiment casher.
    Comme l'avait dit Edmond Wells depuis le début, nous avons l'impression que tout cela c'est du toc. Nous ne nous sommes vraiment affolés ni devant la mort de Debussy ni devant les disparitions de Van Gogh et des autres. Comme si nous-mêmes étions dans un film ou un roman. Des personnages qui disparaissent, voilà tout. Et nous ne nous sentons pas vraiment concernés par le danger, nous l'analysons comme un suspense...
    - Et vous avez lu L'île mystérieuse de Jules Verne ? demandé-je.
    Pour des raisons étranges ma question jette un froid.
    - Ce livre n'a aucun rapport avec notre histoire, dit Marilyn Monroe. Il me semble que c'est plutôt l'histoire d'un groupe de gens qui vivent comme Robinson Crusoé.
    - Et puis il n'y a pas de ville là-dedans.
    - Il y a le capitaine Nemo, caché quelque part dans l'île, qui les surveille..., dis-je.
    - Alors, dans ce cas, je citerais plutôt Sa majesté des Mouches, dit Proudhon. Vous vous souvenez de ces enfants sur une île ? Ils se retrouvent sans adultes, livrés à eux-mêmes.
    J'ai en effet le souvenir de cet ouvrage de William Golding qui m'avait bouleversé. À la fin se créaient deux groupes d'enfants. Le premier était composé de ceux qui voulaient allumer un feu pour se signaler aux bateaux. Le second était sous l'emprise d'un gamin qui s'était lui-même érigé en chef autoritaire. Il voulait faire la chasse puis la guerre. Il imposait une hiérarchie puis un système d'initiation et de punition. Progressivement, le second groupe éliminait le premier.
    Nous évoquons encore d'autres histoires, ce qui nous plonge dans une nostalgie de la vie sur " Terre 1 ". Je me demande soudain si des séries ou des films cultes existent aussi sur les autres planètes. Probablement.
    - Et qu'y a-t-il selon toi dans le monde noir ?
    Nous pensons au Cerbère, au Chien des Baskerville, certains évoquent Alien. Étrangement, mettre des noms ou des images de Hollywood sur ce monstre nous le rend moins terrifiant.
    - Je me rappelle le petit lapin blanc du film Sacré Graal des Monty Python, un tout petit lapin mais qui bondit et égorge tout le monde avant qu'il n'ait pu y avoir la moindre réaction.
    - On peut évoquer aussi la créature des Marais qui surgit dans la nuit, dit Marilyn Monroe.
    - Ou Dracula.
    C'est alors qu'à nouveau un cri résonne. Retour au réel. Nous nous taisons. Un second cri plus horrible encore nous glace.
    Nous ne sommes pas dans un film.
    D'un bond, nous sommes sur nos pieds. Nous sortons du Mégaron pour nous diriger vers la zone qui semble le lieu du danger. Déjà des centaures galopent autour de nous.
    Des gémissements proviennent d'une villa à la porte entrebâillée. Nous y pénétrons en nombre. La demeure est identique à la mienne. Une fourchette gît par terre qui a dû servir à soulever de l'extérieur le loquet de bois.
    Il y a eu intrusion.
    Le salon est vide. Sur l'écran du téléviseur, un enfant joue à la marelle. Il lance des dés qui forment le chiffre " 7 " et, à cloche-pied, il gagne la case " 7 " marquée à la craie blanche de l'inscription " Ciel ".
    Je m'avance et, dans la salle de bains, je découvre Bernard Palissy, agonisant. Un coup de foudre lui a carbonisé la moitié du visage. Il a encore un œil grand ouvert mais sa paupière tremble. Il n'est pas mort, il arrive à balbutier :
    - Le déicide, c'est l...
    Il lutte pour prononcer le nom mais s'effondre.
    - Qui a osé ? Qui s'est permis ? crie Athéna, fendant la foule pour s'approcher du corps.
    De sa lance, elle fouille les vêtements du défunt à la recherche d'autres blessures tandis que sa chouette s'élève pour inspecter les alentours. Elles ne trouvent rien. Des centaures recouvrent d'une couverture la dépouille du pauvre Palissy et nous chassent hors de la demeure.
    Décompte : 138 - 1 = 137.
    Dehors, Athéna nous réunit.
    - Il y a ici quelqu'un qui a décidé de narguer les Maîtres dieux et de leur lancer un défi. Le déicide voudrait recréer à Olympie ce chaos qui règne sur tant de planètes et instaurer le règne de la mort et de la destruction. En vérité, et c'est moi, déesse de la Justice, qui vous le dis, il n'ira pas loin, les crimes ne resteront pas impunis et le châtiment sera exemplaire.
    Ensemble, les théonautes et moi nous éloignons de ce triste lieu, et la ville tout entière nous semble soudain receler des pièges innombrables.
    - Il allait parler, il allait me dire le nom. J'ai juste entendu " le déicide c'est l... ".
    - Il pouvait dire " Le " diable, ou " Le " dieu de quelque chose.
    - À moins que ce soit " elle ". " Le " ou " elle " ça se ressemble.
    Mata Hari regarde autour de nous à la recherche d'indices.
    - Il y avait une fourchette par terre. L'intrus a utilisé cet outil pour soulever le loquet de l'extérieur, signale Edmond Wells.
    - Si le déicide vient frapper jusqu'à l'intérieur des maisons, plus personne ne pourra dormir tranquille. Les portes ne ferment que par ce loquet de bois.
    - Il faudra mettre une chaise contre la porte, et si elle est renversée, le bruit nous réveillera même si nous sommes endormis dans le bain, dit Mata Hari, méthodique.
    Marilyn Monroe semble bouleversée.
    - Le démon est dans l'île, dit-elle. Nous ne pourrons plus jamais dormir tranquilles.
    Raoul plisse le front, tout à sa réflexion :
    - Si Athéna a raison, le déicide n'est ni diable ni démon. C'est forcément un élève. Nous sommes donc capables de nous défendre, de nous battre et de le maîtriser. Il n'est pas comme tous ces monstres qui hantent l'île et dont nous ignorons l'étendue des pouvoirs.
    Proudhon nous a rejoints et il intervient à son tour :
    - Finalement on s'est tous trompés de scénario. On est dans les Dix Petits Nègres d'Agatha Christie. Nous y passerons tous, les uns après les autres, et lorsqu'il ne restera plus que deux survivants, ils sauront forcément qui est le coupable et qui est innocent.
    Je m'étonne :
    - Mais vous étiez décédé depuis longtemps lorsque les romans policiers d'Agatha Christie l'ont rendue si populaire.
    - Certes, mais en tant qu'ange, j'ai compté son éditeur parmi mes clients, et j'avais l'avantage de lire ses ouvrages avant même leur publication.
    L'idée de Proudhon me semble bonne à creuser et je pousse plus loin son raisonnement.
    - Comme pour tout polar, émettons des hypothèses. Nous sommes désormais cent trente-sept. Je ne suis pas coupable, pas plus que Raoul, Marilyn, Freddy et Edmond qui étaient tous près de moi quand le déicide a frappé. Il ne reste donc que cent trente-deux suspects.
    - Cent trente et un, dit Proudhon. Je n'y suis pour rien non plus.
    - Vous disposez d'un alibi ? Vous avez des témoins ? demande Raoul, méfiant.
    - Holà, s'exclame Proudhon. Ce n'est pas de nous suspecter les uns les autres qui allégera l'atmosphère. Laissez les Maîtres dieux mener l'enquête. Ils disposent de moyens que nous n'avons pas.
    Gustave Eiffel intervient.
    - Nous ne sommes pas des agneaux qu'on mène au sacrifice. Nous sommes à même de nous protéger.
    Et brandissant son ankh, il met en joue un adversaire imaginaire.
    - Si le déicide s'approche, je tirerai le premier.
    - Si le déicide s'approche, je crierai, dit Marilyn.
    - Ils ont tous crié, chérie, remarque gentiment Freddy, cela ne les a pas sauvés.
    - Même si nous abandonnons l'enquête aux maîtres, nous pouvons néanmoins nous poser quelques questions, suggère Raoul. D'abord, pourquoi le meurtrier a-t-il choisi pour cible Bernard Palissy ?
    Nous nous asseyons sur un large banc de marbre en forme de fer à cheval. Les propositions fusent.
    - Parce que c'est plus facile de s'en prendre à quelqu'un qui traîne tout seul dans sa salle de bains plutôt qu'à ceux qui mangent en même temps dans un espace collectif, estime Marilyn.
    - Parce que Bernard Palissy avait pour particularité de s'être montré le meilleur élève lors du dernier exercice, rappelle Sarah Bernhardt.
    La réflexion nous trouble. Les premiers seraient-ils assassinés ?
    - Toi aussi tu as eu ta couronne de lauriers et tu n'as pas été abattue, que je sache, dit Georges Méliès.
    - À vrai dire, je ne vous en ai pas parlé mais, alors que j'étais devant la télévision en train d'observer mes mortels de " Terre 1 ", j'ai entendu un bruit dans ma chambre.
    Elle ménage ses effets.
    - J'ai pris mon ankh et je suis allée voir.
    - Et alors ?
    Nous sommes suspendus à ses lèvres.
    - La fenêtre était ouverte. Il y avait des marques de pas boueux.
    Un long silence suit.
    La nuit tombe et, en haut de la montagne, la petite lumière se manifeste par trois fois. Comme un appel.
   

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