samedi 22 septembre 2018

24. MORTELS. AN 0

Je m'affale dans le fauteuil de ma villa. Je suis éreinté. Quelle nuit. Le retour a quand même été plus facile que l'aller grâce au tunnel creusé sous la muraille par mes amis. Il nous a cependant fallu porter Raoul, toujours inconscient.
    Le numéro sur son ankh m'a permis de connaître son adresse. Il a été logé villa 103 683. Nous l'y avons déposé dans son lit. Demain, son crâne s'ornera d'une belle bosse, mais au moins mon ami sera toujours parmi nous, et non au fond du fleuve bleu.
    Je ferme les yeux. Une sensation nouvelle pénètre ma chair. La fatigue. Tous mes muscles brûlent. Mon cœur bat la chamade. Je suis en sueur et ma tunique est poisseuse. En plus, j'ai faim. J'ai faim et j'ai soif. Je suis épuisé mais trop énervé pour dormir. Même si je n'ai pas entendu la cloche, je sens qu'il doit bien être deux heures du matin.
    Ça y est. La cloche tinte deux fois. Il faut absolument que je me repose. Les cours commencent à huit heures. Il me semble que dans ma peau de mortel j'avais besoin d'au moins six heures de sommeil pour récupérer.
    Je me tourne, me retourne sur ma couche, et mon regard s'arrête sur la croix ansée à mon cou. L'objet est beau. À tout hasard, j'appuie sur le bouton D. L'ankh émet un rayon qui jaillit non pas en ligne mais en faisceau de filaments d'un blanc éclatant convergeant vers la cible. Le foisonnement d'éclairs a pour résultat de détruire une chaise.
    Voilà ce que donne un ankh quand il ne produit pas de lumière. Une sacrée arme. En tournant la molette D, je m'aperçois qu'elle a pour fonction de réduire ou d'augmenter la puissance de la foudre. Plus c'est puissant, plus cela ressemble à un rayon laser. Qu'en est-il de la lettre A ? Je tourne, je presse. Rien. Et le bouton N ? Je m'attends à toutes les catastrophes mais pas à voir s'allumer l'écran de télévision.
    C'était donc mon ankh, la télécommande que j'ai tant cherchée. Et qu'y a-t-il au programme de Télé Olympe ? Je scrute les images. Sur un lit, une petite femme aux yeux bridés, entourée de deux infirmières et d'un homme, est en train d'accoucher. La femme serre les dents et ne crie pas. Les infirmières se taisent aussi. Tout se passe dans une atmosphère de recueillement. Sur le côté de l'écran un chiffre identifie la chaîne : 1. Je tourne la molette pour passer à la 2. Encore un accouchement. Cette fois, il s'agit d'une femme blonde obèse. Il y a moins de lumière mais plus de monde. Un gringalet au regard d'épagneul breton, à coup sûr le mari, tout pâle, étreint la main de la parturiente qui en retour la lui broie. De temps à autre, il s'efforce de se pencher pour voir ce qu'il se passe mais recule aussitôt, épouvanté. La femme halète à la façon d'un petit chien et sermonne tout le monde, en grec, me semble-t-il. Une nuée d'infirmières s'agitent autour d'elle ainsi que de jeunes médecins. Dans le fond de la salle on aperçoit toute une famille. Cependant la voix de la future maman domine l'ensemble. Elle donne des conseils aux conseilleurs et vitupère le corps médical tout entier.
    Troisième chaîne. Là, l'accouchement se déroule non pas dans un hôpital mais dans une cabane en bois parmi les arbres d'un paysage africain. Il n'y a que des femmes. La sage-femme arbore des ornements compliqués dans sa chevelure tressée, et porte une robe d'apparat comme pour une fête. Alentour, des fillettes chantonnent un air mélodieux rythmé par des joueurs de tam-tam, et repris par la petite foule qui attend dans le jardin.
    Pas de quatrième chaîne. Au vu des trois premières, j'en déduis qu'en Olympie, la télévision ne diffuse que des accouchements. À moins que je ne sois tombé sur une journée " Spécial naissances autour du monde ".
    Je reviens sur la Une. Une créature chétive pleurniche doucement. Une infirmière ceint son minuscule poignet d'un bracelet-étiquette, puis implante une perfusion dans son bras. Une autre introduit dans sa narine un tuyau maintenu par un morceau de sparadrap.
    Sur la deux, un grand bébé replet lance des coups de pied au vent et braille sous les applaudissements familiaux. Chacun se précipite pour l'embrasser tandis qu'une infirmière armée de ciseaux mal affûtés s'acharne sur le cordon ombilical.
    Le nouveau-né de la troisième chaîne est porté à bout de bras par la sage-femme qui à la fenêtre le présente aux badauds rassemblés dans le jardin. Ils entonnent à nouveau leur chant que la mère, sur sa couche, fredonne aussi.
    Saisi d'une intuition, j'écarquille les yeux. Trois naissances. Bon sang. Ce sont mes anciens clients, les trois âmes dont, ange, j'ai eu jadis la charge. Je m'applique à les reconnaître. L'enfant africain, c'est évidemment Venus Sheridan, la star américaine qui aura voulu retrouver ses racines profondes dans sa nouvelle vie. Le petit Grec, ce doit être Igor, mon soldat russe. Par fidélité aux langues cyrilliques, il aura choisi de renaître en terre hellène, et lui que sa mère haïssait, il en aura souhaité une qui l'adore, car à voir comment la grosse femme le couvre de baisers fougueux, nul doute qu'il est sorti du cycle de malédictions qui voulait que, depuis une dizaine de réincarnations, il soit accablé d'une génitrice cherchant à le détruire. En conséquence, l'Asiatique, ce serait Jacques, mon écrivain. Lui qui vouait une passion à l'Orient, eh bien, cette fois, il y est. Je note au passage que le fait d'avoir libéré Jacques du devoir de renaître ne l'a pas incité à devenir un ange... il a préféré revenir sur Terre pour agir en tant que bodhisattva, ces âmes éveillées qui choisissent néanmoins de revenir sur Terre pour agir sur leurs semblables dans la matière.
    Les nouveau-nés présentent tous des minois fripés de petits vieux. L'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu avait raison quand elle assurait que, dans les premières secondes de sa naissance, l'arrivant est encore doté de la physionomie du vieillard qu'il était à l'ultime stade de sa dernière réincarnation. De celle-ci il garde encore quelques bribes de souvenirs, jusqu'à ce que le doigt de son ange gardien ait tracé sous son nez minuscule la gouttière de l'oubli. Le baiser d'amnésie de l'ange.
    N'empêche, une toute petite fille, sœur aînée du nouveau-né africain, vient à l'instant de lui chuchoter à l'oreille une phrase qui me trouble : " N'oublie pas, surtout n'oublie pas tout ce qui t'est advenu avant. N'oublie pas, et lorsque tu pourras parler, raconte-le, à moi qui ai tout oublié. "
   

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