samedi 22 septembre 2018

38. DIMANCHE. COURS D'HÉPHAÏSTOS


    Je me réveille, et c'est la réalité " Olympe sur une planète isolée de l'univers " qui l'a emporté sur la réalité " Paris sur Terre ".
    Je suis presque déçu d'être un élève dieu. Être un mortel c'était quand même plus simple. Et puis quand on est ignorant on peut tout imaginer, mais quand on sait, quelle responsabilité.
    J'ai rêvé de quoi ?... Ah oui. Je me souviens, j'ai rêvé que j'étais avec ma famille en vacances. Nous partions en voiture et on se retrouvait à attendre des heures dans les embouteillages pour sortir de Paris par la porte d'Orléans. Les enfants braillaient parce qu'ils en avaient ras le bol de rester enfermés des heures. Arrivés sur la Côte d'Azur, il faisait très chaud. Nous constations que l'appartement que nous avions loué avait un robinet qui gouttait et que les fenêtres ne fermaient pas complètement. Nous nous allongions sur la plage au milieu d'une foule de gens qui sentaient la crème solaire, et je me baignais dans une eau glauque. Rose, ma femme, faisait la tête sans raison. On cherchait un restaurant et on mangeait des moules-frites froides après avoir attendu une éternité qu'un serveur daigne enfin s'intéresser à nous. L'un de nos enfants était malade. Puis, comme ma femme était fâchée pour une raison inconnue, elle me laissait seul au restaurant et je buvais un café amer en lisant un journal qui parlait d'attentats terroristes.
    Je me dresse sur mes coudes. Donc ça, c'était le rêve. Et ce que je vois maintenant c'est la " réalité de référence ". J'ouvre la fenêtre, je respire, et l'air empli de parfum de lavande entre dans mes poumons. Ainsi cela va continuer...
    Nous sommes dimanche, dies dominions en latin, " le jour du Maître ". Le soleil caresse déjà l'Olympe, lorsque la cloche de Chronos sonne pour nous rappeler qu'il est huit heures, et donc temps de nous rendre au cours, notre premier vrai cours puisque la leçon du dieu du Temps ne nous a été donnée qu'à titre préparatoire.
    Je me traîne jusqu'à la salle de bains, efface à l'eau froide les ultimes traces de mon rêve.
    J'enfile toge, tunique et sandales et profite un instant des exhalaisons des cyprès de mon petit jardin privé.
    Rapide petit déjeuner d'œufs crus au Mégaron. Marilyn et Simone Signoret ont oublié qu'elles étaient autrefois rivales pour l'amour du chanteur-comédien Yves Montand. Tranquillement, elles bavardent entre actrices.
    - Alors je lui ai dit : " Nous, les femmes, nous ne disposons que de deux armes : le rimmel et les larmes. Mais nous ne pouvons employer les deux en même temps ", annonce Marilyn.
    À côté, les philosophes des Lumières Voltaire et Rousseau, eux, n'ont rien oublié de leurs querelles d'antan.
    - La Nature a toujours raison.
    - Non, c'est l'Homme qui a toujours raison.
    - Mais l'homme fait partie de la nature.
    - Non, il la transcende.
    Comme toujours, les peintres Matisse, Van Gogh et Toulouse-Lautrec se sont regroupés à une table, de même que Montgolfier, Ader, Saint-Exupéry et Nadar entre férus d'aéronautique. Le baron Georges Eugène Haussmann et l'ingénieur Eiffel discutent urbanisme. Haussmann avoue ne pas être très séduit par la tour Eiffel qui selon lui casse certaines lignes. Gustave Eiffel, en revanche, félicite Haussmann d'avoir eu l'idée d'harmoniser les façades des immeubles et de créer les Grands Boulevards.
    - Oh, vous savez, dit Haussmann, je n'ai pas agi de mon propre chef, après la Commune j'ai reçu des directives, il fallait de larges avenues pour pouvoir tirer au canon sur la populace en cas d'émeute.
    Gêné, Eiffel gobe un œuf.
    Je les observe, et réalise que je commence à les considérer non plus comme des partenaires mais comme des concurrents. Nous sommes partis cent quarante-quatre. Combien en restera-t-il au final ?
    Huit heures trente.
    En une longue file, nous gagnons la porte orientale qui mène à l'avenue des Champs-Élysées. Elle est gardée par deux géants, bras croisés, regard fermé. Sur ordre de la Saison Automne, ils consentent à actionner les impressionnantes serrures dans un concert de cliquetis et de grincements d'acier.
    Dehors s'ouvre une longue avenue bordée de cerisiers poudrés de blanc, les Champs-Élysées. Au-delà des arbres, des chérubines entretiennent des pelouses émeraude et des parterres de fleurs bariolés. Elles arrosent les plantes de leurs arrosoirs miniatures et coupent les feuilles mortes avec des ciseaux ronds. Sur les côtés, de hauts murs isolent le ruban des Champs-Élysées du reste de l'île. Des griffons les surveillent pour empêcher toute intrusion ou évasion.
    Nous nous arrêtons devant un cristal de quartz de vingt mètres de haut, c'est le palais d'Héphaïstos. Il a des reflets turquoise et vert. À l'intérieur est creusée une habitation dont les portes en verre translucide sont béantes.
    Nous entrons et découvrons des étagères couvertes de collections de minéraux précieux. Chaque échantillon est posé sur un socle avec une étiquette précisant son appellation scientifique : agate, bauxite, zinc, pyrite, topaze, ambre, silicate... Au fond de la salle, une dizaine de soufflets entretiennent un four aux allures de volcan.
    Au centre, une estrade, un bureau et le coquetier géant apte à recevoir les mondes.
    À notre entrée, un vieil homme penché sur un établi, une loupe d'horloger vissée à l'œil, se déplie et tâche de se redresser dans sa toge bleu turquoise, protégée d'un épais tablier en cuir de même couleur.
    - Bien. Bien. Installez-vous, marmonne-t-il en nous indiquant les bancs.
    Deux femmes-robots tout en or viennent aider le vieillard à s'asseoir dans un fauteuil roulant et le poussent vers nous. Il nous regarde. Son visage boutonneux est sillonné de rides. De ses narines et de ses oreilles, sortent des touffes de poils. Ses bras athlétiques ont l'épaisseur de cuisses. Ses mains, lorsqu'il les lève pour ôter son œilleton, nous imposent silence.
    Derrière lui, les femmes-robots présentent de beaux visages droits de statues grecques. Sans le bruissement des rouages hydrauliques et mécaniques qui ponctuent chacun de leurs gestes, elles pourraient passer pour de vraies femmes de chair et d'os. Quelque chose me trouble. Elles ont le visage d'Aphrodite.
    Afin de bien me prouver que l'heure est à la réconciliation et qu'après les turbulences, nos relations retournent au beau fixe, Raoul s'assied auprès de moi quand Héphaïstos gagne l'estrade.
    Atlas apparaît sur le seuil, titubant sous sa sphère de trois mètres de diamètre qu'il dépose sur le coquetier. Il marmonne :
    - J'en ai assez. Je n'en peux plus. Je démissionne.
    - Qu'est-ce que tu dis, Atlas ? demande Héphaïstos d'un ton sec.
    Les deux vieillards se défient. Atlas baisse les yeux le premier.
    - Rien, rien, bougonne-t-il.
    Maté, le géant courbe le dos et s'en va.
    Péniblement, Héphaïstos se dégage de son fauteuil, saisit ses béquilles et, s'appuyant sur celle de gauche, inscrit au tableau noir de sa main droite : " PREMIER COURS - CRÉATION D'UN MONDE. " Puis il se laisse retomber sur son siège roulant qu'ont rapproché ses servantes mécaniques.
    - Maintenant que vous avez reçu le cours préparatoire et appris avec Chronos comment utiliser votre ankh, pour le " pire "...
    Il a un petit rictus en prononçant le mot. Puis il va vers le coquetier, tire la bâche et dévoile " Terre 17 " transformée en perle blanche flottant au milieu de la sphère de verre.
    - ...Vous allez apprendre avec moi comment l'utiliser pour le " meilleur ". Un monde est mort, place à un nouveau monde.
    Au centre du bocal, l'œuf-tombeau semble me fixer comme un œil. Je ne peux oublier que jadis une humanité vivait à sa surface. Une humanité qui avait certes commis des maladresses - mais méritait-elle d'être détruite pour autant ?
    - Approchez-vous et réglez vos ankhs sur leur puissance maximale.
    Il psalmodie comme s'il s'adressait à la planète défunte :
    - Par le feu tu as péri, par le feu tu renaîtras. Nous allons faire fondre cette gangue de glace. Vous êtes prêts... alors, élèves dieux, feu !
    De toutes parts, la foudre assaille l'œuf qui palpite et se tord. La sphère semble devenue un être vivant qui souffre, vibre, traversé de spasmes, et dans la douleur cherche à se réveiller.
    Une vapeur blanche se dégage de la glace en fusion. De blanc, l'œuf vire au gris. Sous les nuages, nous voyons la surface passer au jaune, à l'orange puis au rouge.
    - Continuez ! enjoint le maître de forge.
    La planète se craquelle comme un gâteau trop cuit. Des volcans surgissent comme autant de bouches appelant en vain avant de cracher leur liqueur orangée. Nous tirons encore et des zones rôties émergent entre les cratères, marron puis noires, presque calcinées. Héphaïstos nous fait signe d'arrêter. Puis il dessine un cercle au tableau :
    - La planète est ceinte d'un épiderme, sa croûte. Le magma est son sang, lequel circule, mû par le cœur brûlant de la planète. Il faut parvenir à un équilibre interne et à un équilibre externe.
    " Homéostasie ", écrit-il au tableau.
    - La croûte est sensible et délicate, c'est par elle que passe l'équilibre entre l'intérieur et l'extérieur de ce monde. La surface doit être épaisse mais pas trop, sinon la planète sera oppressée et la pression interne multipliera les explosions volcaniques. Retenez cette notion de " peau solide mais souple ".
    Il nous fait signe de poursuivre.
    Sous nos tirs coordonnés, " Terre 17 " poursuit sa cuisson. Elle se boursoufle, elle fume, turgescente. Des plaques glissent, dévoilant des plaies de magma rouges en forme de blessures.
    - Dans les chaudrons des volcans en fusion, vous allez maintenant pouvoir créer le premier stade de la matière : le minéral.
    Notre Maître dieu nous invite à régler le zoom de nos ankhs pour obtenir une vision jusqu'au niveau de l'atome.
    Nos loupes sont désormais des microscopes. Dans les fournaises de la surface chaotique, apparaissent des noyaux et des électrons distincts. Des lunes loin de leur planète, des planètes loin de leur soleil.
    Héphaïstos reprend son cours :
    - Dans le chaudron originel tous les éléments sont séparés. À vous de rassembler harmonieusement les trois forces élémentaires : l'électron négatif, le neutron neutre et le proton positif afin de parvenir à la première architecture fondamentale, l'atome. Attention, il ne suffit pas d'associer les ingrédients, il importe aussi de bien les situer. Chaque électron doit être placé sur la bonne orbite sinon il se détache. Cette matière qui nous entoure, si nous pouvions l'observer avec des microscopes suffisamment puissants, nous constaterions qu'elle est essentiellement constituée de vide. C'est l'agitation de ces particules qui produit l'effet de matière. Bien, passons au premier exercice : fabriquer de l'hydrogène. Pour cet atome simple, un noyau et un électron suffiront.
    L'hydrogène est notre première création ex nihilo. Nous la réussissons tous sans trop de difficulté.
    - Passez à l'hélium. Deux électrons et un proton.
    Là encore, aucun problème. Héphaïstos nous invite alors à donner libre cours à notre créativité.
    - Vous créez votre atome, vous l'agglomérez à d'autres atomes similaires comme autant de briques et vous fabriquez des molécules puis de la matière. Soignez votre travail sur ces trois niveaux, l'atome, la molécule, la matière. À vous de bâtir la plus belle cathédrale d'atomes dont vous êtes capables. Je désignerai les trois meilleurs.
    Je tâtonne avec diverses combinaisons d'électrons, de noyaux et d'atomes dégagés dans la fournaise de la planète, avant de comprendre le mode d'emploi et de parvenir à une pierre translucide. Je la peaufine en enlevant un atome par-ci, par-là. J'augmente la taille du noyau, je rajoute des atomes sur quelques orbites et en supprime ailleurs. Plusieurs heures de labeur et je suis content de ma " Pinsonite ", un cristal de couleur indigo.
    Il était temps. Héphaïstos met un terme à nos travaux pratiques et nous invite à examiner les résultats de nos condisciples. Raoul a élaboré la Raoulite, une pierre translucide verte, proche de l'émeraude, Edmond l'Edmondite, pierre blanche nacrée aux reflets roses. Marilyn a mis au point la Monroïte, pierre jaune doré semblable à de la pyrite, et Freddy présente sa Meyerite, roche argentée aux reflets bleus.
    Le dieu des Forges passe derrière chacun de nous, aidé par ses femmes-robots, étudie chaque composition avec force hochements de tête, nous demande de décliner notre identité, coche des noms sur sa liste, et retourne enfin à son bureau. Là, le maître annonce que la plus belle création est la Sarahite, œuvre de Sarah Bernhardt. Il brandit une pierre en forme d'étoile couverte de paillettes dorées, avec des reflets mauve-jaune. Le tout ressemble à un oursin et je me demande comment elle a pu agencer ses atomes pour parvenir à une forme pareille. Façonner un prisme ou un cristal étiré me paraît déjà relever de la gageure, alors une étoile...
    - Vous pouvez l'applaudir, déclare l'expert en orfèvrerie. Aujourd'hui, elle s'est avérée la meilleure.
    J'ignore tout en matière de gemmologie mais je vois bien que Sarah Bernhardt est parvenue à instiller un stupéfiant scintillement astral au sein de sa pierre en forme d'étoile.
    - J'ai toujours été passionnée par les bijoux, avoue-t-elle.
    Une femme-robot se charge aussitôt de déposer une couronne de lauriers d'or sur la tête de la lauréate, tandis qu'Héphaïstos coupe court aux effusions en précisant que, comme il est de règle, le ou les plus mauvais élèves seront éliminés.
    - Christian Poulinien, vous avez échoué.
    Le malheureux s'est efforcé de bâtir un genre d'atome d'uranium en accumulant plus d'une centaine d'électrons autour de l'orbite de son noyau. Le résultat donne une molécule très instable. Elle est si riche en électrons et si déséquilibrée qu'elle pourrait servir de combustible à une bombe atomique.
    - Vous vous êtes montré l'élève dieu le plus maladroit. Vous êtes exclu.
    Christian Poulinien tente de protester :
    - Si j'avais disposé de plus de temps, j'aurais stabilisé mon architecture atomique et... Je ne comprends pas, j'étais sur le point de... (Puis il se tourne vers nous.) Ne m'abandonnez pas, vous autres... Vous ne voyez donc pas que ce qui m'arrive vous arrivera aussi ?
    Déjà un centaure est entré dans la classe et a ceinturé le cancre sans qu'aucun de nous réagisse.
    L'hybride emporte Christian Poulinien dont bientôt nous n'entendons plus les protestations. Étrangement, cette disparition ne suscite aucun trouble en moi.
    Raoul murmure :
    - Décompte : 140 -1 = 139.
    Héphaïstos s'est replacé devant " Terre 17 " et, avec la loupe de son ankh, en étudie minutieusement la surface. Il sort son œilleton, effectue quelques rectifications avec sa propre foudre et annonce :
    - Cette planète présente désormais une diversité de minéraux suffisante pour être stabilisée.
    Il fouille ensuite dans le tiroir sous le coquetier et en tire la pendule de Chronos, laquelle affiche toujours " An 2222 ". Il appuie alors sur un bouton et les chiffres tournent jusqu'à indiquer : " An 0000 ".
    - Nous sommes maintenant en présence d'un nouveau monde, déclare le dieu des Forges, et au tableau, il inscrit : " TERRE 18 ".
    De son ankh il chauffe un peu la surface pour solidifier la couche supérieure, puis ajoute par endroits un nappage de sel.
    J'avais ressenti un pincement au cœur en observant avec tristesse la mort de " Terre 17 ", disparue sous les flots et les glaces, j'éprouve maintenant une bouffée d'espoir avec la naissance de " Terre 18 ". Elle ressemble à un gâteau au chocolat, tiède, à peine sorti du four. Un gâteau croustillant, brun et sphérique.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire