samedi 22 septembre 2018

61. MORTELS. 8 ANS. LA PEUR


    Le fleuve franchi par la cascade, Mata Hari repère dans la forêt noire les traces larges et profondes d'un animal aussi grand que lourd. Dans l'obscurité qui nous recouvre peu à peu, nous percevons au loin le souffle rauque.
    Le groupe se fige. Raoul se veut rassurant.
    - " Il " doit dormir.
    D'une main, il ne ramasse pas moins une branche en guise de gourdin tandis que de l'autre, il saisit son ankh et fixe son doigt sur la touche " D ".
    Je pense pour ma part que la respiration est trop saccadée pour émaner d'un animal assoupi, mais je ne dis rien pour ne pas effrayer davantage les autres. Marilyn vient tout juste de glisser sa main dans la mienne, qu'elle serre à la broyer.
    Déjà des feuilles bruissent, le sol tremble sous des pas.
    - " L'amour pour épée, l'humour pour bouclier ", articule Freddy Meyer.
    De nous tous, Freddy possède le meilleur sens de l'orientation. Avoir été longtemps aveugle a développé son ouïe et son odorat. Il se repère parfaitement dans l'obscurité.
    Le silence, et puis de nouveau un bruit, non plus devant nous mais sur notre gauche.
    Je me sens las, si las, au comble de la fatigue. Les mots sortent d'eux-mêmes de ma bouche :
    - Désolé, mes amis. Je suis trop épuisé pour continuer. J'ai déjà beaucoup donné hier soir. Je rentre me coucher. Continuez à explorer sans moi.
    Je devine plus que je ne vois les visages atterrés des théonautes.
    - Mais enfin, Michael..., tente Marilyn dont je lâche la main.
    Je recule, je m'enfuis en courant, je les plante là, je les abandonne. Déjà, je passe la cascade et je me retrouve en calme territoire bleu. Qu'ils affrontent le monstre de leur mieux, comme moi la veille. Qu'ils se débrouillent à leur tour. Ils me raconteront demain l'issue de cet épisode.
    Si nous évoluons au sein d'un film ou d'un roman, je crois que je suis en train d'inventer un nouvel archétype, le héros qui laisse tout tomber au milieu de l'action...
    Je m'ébroue en regagnant ma villa, en proie à un grand sentiment de liberté. Après tout, rien ne m'oblige à affronter tous ces périls. J'ai le droit de me reposer si l'envie m'en prend, et d'ailleurs, je voudrais savoir où en sont mes anciens clients que j'ai quelque peu délaissés récemment.
    Les rues d'Olympie sont désertes quand je regagne la cité où la moucheronne m'attend dans la villa. Elle m'accueille d'un battement d'ailes et se pose près de moi, sur le divan, lorsque j'allume mon téléviseur.
    - Les mortels de " Terre 1 " t'intéressent, hein ? Voyons ce qu'il y a au programme, ce soir.
    Dans la cour de l'école de Théotime, à Héraklion, les élèves se battent méchamment. Des rôles ont été distribués. Ils se nomment entre eux Achille, Agamemnon, Hector, Pâris ou Priam et recommencent la bataille de Troie. Les Grecs encerclent les Troyens, réfugiés dans un bouquet d'arbres, en surplomb. Les deux camps s'assaillent violemment à chaque sortie ou avancée des uns ou des autres. Les Grecs, plus violents et plus déterminés, finissent par emporter le bastion troyen d'où s'enfuient les guerriers. Le pauvre Théotime, dont le poids nuit à la vélocité, est vite rattrapé par des enfants braillant " À mort, Hector, à mort, Hector ". Des mains déchirent sa chemise, multiplient les horions mais, tant bien que mal, mon ancien client se dégage et se précipite vers la protection d'un pion. Sans lever la tête de son journal, le surveillant le repousse, agacé :
    - Mon pauvre vieux, la vie, c'est une jungle. À chacun de se débrouiller. Plus tôt tu auras compris qu'ici-bas, c'est chacun pour soi, mieux tu te porteras.
    La moucheronne bourdonne en signe de protestation. Théotime, encerclé, protège son crâne de ses mains. Heureusement, la cloche met un terme à son tourment en sonnant la fin de la récréation.
    À la maison, la mère de Théotime s'affole devant ses vêtements en lambeaux. Trop honteux de n'avoir été qu'une victime incapable de se défendre tout seul, le gamin refuse de raconter ce qui lui est arrivé. Il finit par se réfugier dans sa chambre pour y pleurer tout son soûl.
    Face à tant d'injustice, la moucheronne bourdonne de plus belle. Je lui explique qu'ainsi le veut le karma de mon ancien Igor, c'est une âme simple entièrement écrasée par l'image de sa mère. Qu'elle soit bienveillante ou malveillante ne change au final pas grand-chose.
    Sur une autre chaîne dans la vraie jungle africaine, Kouassi Kouassi accompagne son père à la chasse au lion. Son géniteur lui apprend comment affronter la bête avec sa sagaie et éviter les crocs et les griffes. Kouassi Kouassi n'a pas peur, ou alors, il maîtrise bien ses craintes. Sa poitrine est recouverte d'une multitude de colliers et de pendentifs en guise de talismans et, pour mieux le protéger encore, des peintures griment son visage d'un masque rituel censé le doter de pouvoirs magiques et l'abriter des esprits mauvais.
    Mais apparemment, les lions ont décidé aujourd'hui de ne pas quitter leurs tanières. Les chasseurs arpentent la savane en tous sens sans débusquer le moindre fauve et se résignent à rentrer bredouilles. En chemin, le père raconte au fils comment le combat aurait pu être terrible et narre en détail sa propre initiation dont Kouassi Kouassi mime chaque geste en poussant de grands cris. L'enfant demande quand même pourquoi il n'y a plus de lions.
    - Si les lions disposaient de conteurs, répond le père, ils pourraient nous dire comment ils ont disparu, mais seuls les hommes en ont et, un jour, l'un d'eux transmettra à une nouvelle génération pourquoi nous, nous avons disparu.
    Ils regagnent ensuite leur maison où père et fils s'installent devant la télévision pour suivre en famille un épisode de Tarzan, une série américaine qu'ils adorent.
    Chez elle, Eun Bi se défoule sur une console informatique reliée à son téléviseur. Le jeu consiste à avancer dans un monde en trois dimensions à l'aide d'armes et d'outils permettant d'affronter des monstres ou de franchir des ravins. Il faut grimper sur des bêtes, glisser sur des rails... La fillette est fascinée. Elle s'applique à éviter les flèches, à courir dans un couloir d'où jaillissent des boules de feu, à anéantir les gardiens d'une porte. Dans la pièce voisine, ses parents se disputent encore, alors Eun Bi monte le son à plein régime dans son casque audio pour ne plus rien entendre.
    Tout à son monde imaginaire, et occupée à pourfendre un monstre abominable, elle ignore les assiettes que l'on brise dans la pièce d'à côté. Enfin, elle ouvre la boîte au trésor et un petit génie l'invite à passer au niveau supérieur du jeu. Elle s'y fait immédiatement attaquer par un autre monstre dont les énormes crocs la dévorent tandis que l'écran vire au rouge et que s'y inscrivent les mots fatidiques : " Game over ".
    Eun Bi ôte son casque, mais à côté les cris fusent toujours, elle le remet bien vite pour reprendre la partie là où elle a chuté. " Vous avez épuisé vos vies. Voulez-vous recommencer le jeu avec une nouvelle vie ? " demande l'écran. Mais sa mère surgit, le visage écarlate, hurle quelque chose que la petite Asiatique ne peut entendre, ce qui met la femme en fureur. Elle vient la gifler et débranche carrément la machine.
    La gamine se lève, ignore le regard ironique de son père qui siffle une bière, et court se blottir dans les toilettes. (Je reconnais la vieille habitude de sa précédente incarnation, Jacques lui aussi faisait des toilettes un sanctuaire sur lequel le monde extérieur n'avait plus prise.) Mais la mère connaît bien cette manie. Elle se plante devant la porte et secoue la poignée en intimant à sa fille de sortir. Eun Bi ne bronche pas, elle a confiance en son refuge. Elle ignore les récriminations maternelles et s'empare d'un livre qui parle d'une princesse et d'un pays fantastique.
    La moucheronne me regarde, perplexe.
    - Tu te demandes pourquoi les mortels infligent tant de violence à leurs enfants ? Je l'ignore. Peut-être les parents se vengent-ils sur eux des coups qu'ils ont eux-mêmes reçus, chaque génération prenant le relais de la précédente... À moins que la violence ne soit inhérente à l'espèce. Je me souviens d'une affaire en Angleterre où deux enfants de 8 ans ont attrapé et torturé à mort un gosse de 3 ans qu'ils ne connaissaient même pas. Cette même violence a permis à l'animal humain de triompher de tous ses prédateurs, et à présent qu'il n'en a plus, il poursuit la tradition sur sa propre espèce.
    J'annonce que je vais me coucher. La moucheronne m'approuve de sa jolie tête et, sans rechigner, s'envole par une fenêtre ouverte.
    Je m'allonge, exténué. Faut-il que j'aie oublié qui sont vraiment les humains pour avoir encore envie de les sauver ! Les dieux ont sans doute doté nos habitations de ces téléviseurs pour nous rappeler, par-delà nos visions macroscopiques, à quoi ressemblent individuellement nos sujets. Au fond, ils ne sont pas si éloignés des animaux...
   

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