samedi 22 septembre 2018

77. DANS L'ESTOMAC DU MONSTRE

Je bondis hors de la nacelle, je nage, je me débats dans l'eau. Le Léviathan est là, fendant les flots, déplaçant des tonnes d'eau. Dire que j'avais été très effrayé par le film Les Dents de la mer alors que ce minuscule requin aurait fui sans demander son reste face à ce démon aquatique démesuré. Quand je pense que je me suis lancé avec la bande à Nadar parce que je redoutais d'affronter la grande chimère de la forêt noire...
    - Je ne sais pas nager, je ne sais pas nager ! crie Étienne de Montgolfier à mes côtés.
    C'est ça le problème des gens du monde aérien, ils sont trop spécialisés.
    Je glisse mon bras sous ses aisselles et le maintiens de mon mieux.
    Le Léviathan ouvre grande sa gueule et happe d'un coup la table ronde, la toile cirée et Antoine de Saint-Exupéry imprudemment demeuré dessus. En une seconde, l'aviateur-poète disparaît entre les dents pointues qui se referment comme une herse.
    - Il faut rejoindre la plage ! hurle Nadar.
    J'avance à la brasse en m'efforçant de maintenir la tête de Montgolfier hors de l'eau, mais je n'en peux plus de le traîner derrière moi. Au bord de la noyade, je confie l'aérostier à Clément Ader. Déjà, le deuxième soleil pointe à l'horizon.
    - Attention, il revient !
    Nous nous dispersons. Le Léviathan fonce vers nous, visiblement affamé. Je ne me sens plus capable d'entamer le crawl qui me transporterait sur la plage en un temps record. Je reste là à flotter, résigne.
    La bête me gobe sans coup férir. Tout se passe alors très vite. Je franchis la muraille de ses dents, rebondis sur sa langue, percute son palais avant de frapper sa glotte qui me renvoie vers sa langue comme une boule de flipper.
    Puis tout s'arrête. Je suis dans le noir, dans l'humide, le silence. Une immonde odeur de poisson pourri assaille mes narines. Soudain la langue remue et me gifle. Je sors mon ankh et tire. Ça ne fait pas plus d'effet au monstre qu'une piqûre d'épingle, mais la lumière intermittente m'a permis d'examiner l'intérieur du palais, semblable à une cathédrale aux arcades grises. Des muqueuses s'écoulent d'étranges liquides fluorescents. En me déplaçant sur la mâchoire, je découvre dans une dent creuse un autre ankh peut-être abandonné par Saint-Exupéry et, sautant sur une molaire, je déclenche deux tirs simultanés. Sans plus d'effet.
    La langue m'attaque derechef. De la salive gluante m'enduit de toutes parts. Mes mouvements se font plus difficiles. Je me débats dans la bave. La pointe de la langue me pousse vers la pente raide de la gorge. Je passe la glotte. Me voici dans un toboggan qui m'entraîne. Rien à quoi me raccrocher le long de l'œsophage. Dans le vain espoir que le monstre toussera, je vise la cloison du tunnel. La descente n'en finit pas.
    Elles sont nombreuses, les histoires liées aux baleines et au Léviathan. Jonas, dans la Bible, rescapé grâce à un cétacé, Pinocchio dans le conte de Carlo Collodi, et Nganoa, le héros polynésien descendu dans l'estomac d'une baleine pour récupérer ses parents...
    Je glisse et le tunnel se contracte régulièrement en ondulant pour accélérer ma chute. Je connais le sort de toutes les boulettes de viande que j'ai avalées dans mes vies, mais elles ne disposaient ni d'yeux ni d'armes lumineuses pour observer mes voies intérieures.
    Enfin mon aventure s'achève dans une immense salle ovale à moitié pleine de liquide fumant, avec des protubérances gastriques comme autant de petites îles. Les poissons qui autour de moi dégringolent dans le liquide sont immédiatement dissous. Je me doute que si je dérape, je connaîtrai le même sort. Par chance, je me rattrape à l'épave d'une barque dont la coque rongée résiste encore à l'acide.
    Me voici donc dans un estomac.
    Au centre de ce lac mortel, il y a un vortex qui soudain m'aspire, moi et ma barque, et me projette dans l'intestin où je perds connaissance. Quand je retrouve mes esprits, je suis toujours sur mon esquif, une voûte molle au-dessus de moi. Ce tunnel-ci est plus étroit et pue davantage encore le poisson en décomposition. Quand mes ankhs frappent les parois, celles-ci se crispent légèrement.
    Je continue à dévaler le système digestif et je pense qu'il est humiliant pour une âme comme la mienne, élevée aux grades d'ange puis de dieu, de finir ainsi en... excrément de baleine.
    Dans le tunnel, mon esquif heurte d'autres objets, d'autres débris, des squelettes humains (peut-être d'autres élèves malchanceux). La sortie par le bas est plus probable que l'échappatoire par le haut. D'ailleurs les relents organiques sont de plus en plus insoutenables, quand il me semble apercevoir dans cette fange une silhouette ayant échappé à la dissolution.
    - Il y a quelqu'un ?
    - Ici, répond la voix de Saint-Exupéry.
    Je m'empare d'un bout de bois pourrissant pour pagayer et le rejoindre.
    - Comment as-tu pu survivre à cette horreur ?
    - Comme toi. Grâce à un radeau improvisé. Nous allons être digérés, hein ?
    - Une digestion humaine dure trois heures, dis-je, me souvenant de mes études de médecine. Une digestion de Léviathan risque de prendre plusieurs semaines.
    - Il faudrait accélérer le phénomène, observe l'aviateur qui a conservé sa pugnacité.
    Je plonge un bout de ma toge hors de mon navire pour voir si le tissu se dissout. Rien ne se passe. Je constate :
    - Il n'y a plus d'acide ici. Nous pouvons quitter nos esquifs et avancer.
    Tandis que nous marchons dans l'intestin, Saint-Exupéry remarque les deux ankhs autour de mon cou et me prie de lui rendre le sien, ce que je fais aussitôt.
    - Je crois chaque fois avoir vécu l'expérience la plus périlleuse et chaque fois c'est pire, dis-je.
    Il a un rire sans joie.
    - Nous l'avons un peu cherché quand même, remarque-t-il. Après tout, nous aurions pu rester bien tranquilles à regarder la vie de nos clients à la télévision, dans nos villas. Vus d'ici, ils sont très amusants. Comment sont les tiens ?
    Quel parfait compagnon pour cheminer de concert dans le système digestif d'un monstre. Tout en continuant à faire claquer mon ankh pour éclairer le tunnel par intermittence, je réponds :
    - J'ai un prince africain, une Coréenne élevée au Japon par un père japonais et une mère coréenne, et un petit Grec affublé d'une mère envahissante. Et vous ?
    - Une gamine pakistanaise de 8 ans recouverte en permanence d'une burka et déjà promise par ses parents à un riche vieillard, un Lapon hypocondriaque passionné de chasse au phoque, et un Polynésien qui se marre sans raison du matin au soir et refuse de travailler.
    - Ça m'a l'air pas mal comme cocktail.
    Saint-Exupéry semble en douter :
    - Aucun des trois ne me paraît capable d'élever son niveau de conscience.
    - Moi, je crois en ma petite Coréenne. Je ne sais pas pourquoi, mais malgré tous ses déboires je sens en elle une âme surdouée. Et puis j'aime ce pays... la Corée.
    - Ah bon, qu'est-ce que tu connais de ce pays ?
    - Il se situe au carrefour des civilisations entre le Japon, la Chine et la Russie, et il a su courageusement résister à ces trois nations envahissantes. Les Coréens ont une culture fantastique, très subtile et peu connue. Leur musique, leur peinture, leur alphabet sont uniques.
    Étrange de parler de la Corée ici.
    - Tu y es déjà allé ?
    - Oui, à Séoul, la capitale, et à Pusan, une grande ville côtière. Quand j'étais étudiant, j'ai vécu avec une Coréenne, et elle m'a emmené là-bas voir sa famille, à Pusan.
    Il tire un coup de ankh au sol et la lumière révèle des carcasses de poissons de plus en plus gros.
    - Étonnant que ton mortel de référence préféré soit né là-bas. Peut-être y a-t-il des connexions malgré tout... Moi, je n'ai jamais été en Polynésie, au Pakistan ou en Laponie. Parle-moi encore de la Corée. Tu connais son histoire ?
    - Elle formait une civilisation autonome, mais pendant plusieurs dizaines d'années elle a été envahie par les Japonais qui ont pratiquement fait disparaître leur culture. Ils ont rasé les temples, remplacé leur langue. Quand après la guerre la Corée a été libérée, le peuple a eu beaucoup de mal à retrouver ses racines. Ils ont reconstruit leurs temples grâce aux souvenirs des anciens.
    - Je vois. Ç'a dû être terrible.
    - Et à peine ont-ils été libérés de l'emprise japonaise qu'il y a eu la guerre civile entre les deux Corées. Celle du Nord communiste et celle du Sud libérale. Le problème c'est que la Corée du Nord est sous le joug d'une famille de dictateurs fous connectée avec tous les tyrans de la planète qui leur fournissaient du matériel nucléaire.
    - C'est étonnant comme les salauds totalitaires se sont toujours bien entendus. Hitler et Staline, comme nous le rappelait Hermès, mais on pourrait en citer bien d'autres. Entre dictateurs ils se comprennent.
    Au détour d'une arête de poisson de la taille d'une baleine nous voilà revenus à la triste réalité de notre condition.
    - Quand même... Je n'aurais jamais imaginé être un jour avalé par un tel monstre, dis-je.
    - J'ai l'impression de retourner au stade fœtal, s'étonne Saint-Exupéry.
    - Tu crois que c'est un mâle ou une femelle ?
    - Il faudrait creuser l'intestin pour tomber sur un vagin ou une prostate, plaisante mon compagnon d'aventure.
    - Dionysos m'avait déclaré qu'ici, je connaîtrais l'initiation ultime. Si je m'attendais à être transformé en crotte de Léviathan...
    - C'est ça le principe des initiations : être abaissé pour pouvoir s'élever, avili pour être honoré, tué pour renaître.
    Autour de nous l'air se raréfie et nous éprouvons des difficultés à respirer. Le goulet se rétrécit, nous pataugeons au milieu de vers bruns gros comme des oreillers. L'atmosphère est pestilentielle et nous protégeons nos narines avec nos tuniques.
    - Je crois que nous sommes arrivés au bout du tunnel.
    En effet, nous parvenons à une cavité hermétiquement close.
    - Comment déclencher l'ouverture d'un anus de Léviathan ?
    - Tu es médecin, il me semble.
    Je réfléchis :
    - Normalement, dans le corps, l'anus réagit comme une cellule photoélectrique. Lorsque l'excrément parvient dans cette zone, il appuie sur des capteurs de contacts.
    Nous distinguons en effet des veines et des nerfs affleurants. Nous les frappons à grand renfort de coups de poing et de coups de pied et, au bout d'un moment, autour de nous des contractions se produisent et les murs se détendent. Une lueur apparaît au bout du tunnel, et avec d'autres débris nous sommes propulsés au-dehors, éjectés dans la mer, nous nous empressons de nager le plus vite possible vers la surface et la grande lumière du jour. Mes poumons brûlent mais il faut tenir.
    Cette remontée me rappelle mon envol thanatonautique lorsque j'ai quitté mon corps, aspiré par la lumière de l'au-delà. Avec une différence d'importance cependant : mortel décédé, je ne ressentais plus rien, dieu débutant, mes sensations sont décuplées.
    En luttant pour reprendre mon souffle en surface, je maudis la mythologie, toutes les légendes et tous les monstres qui s'y ébattent. Je hais les Léviathans, les sirènes, les grandes et les petites chimères, les Maîtres dieux et tous les élèves dieux.
    Une main me saisit. Saint-Exupéry m'attire vers lui et, un instant, soulagés, nous nageons ensemble dans une mer calme. Nous avons réussi notre évasion, nous sommes saufs.
    Notre répit n'est pourtant que de courte durée. Un geyser proche annonce le retour du Léviathan, lequel, après avoir fait demi-tour, fonce de nouveau sur nous.
    Mon compagnon et moi nous considérons, incrédules. Pas deux fois, non, pas deux fois...
    Réponse à mes supplications muettes, miracle soudain, un dauphin blanc aux yeux rouges jaillit tout à coup des flots et se place entre le Léviathan et nous. Des congénères accourent pour l'aider à faire barrage et nous protéger. L'air s'emplit de sons suraigus.
    Le Léviathan veut passer en force mais les dauphins l'encerclent, frappant ses flancs et utilisant leurs rostres comme des éperons. Le monstre marin tente de les dévorer mais ils sont plus rapides et continuent à s'acharner sur cette masse. Le combat me remémore un tableau représentant la bataille de l'Invincible Armada au XVIe siècle, avec les énormes navires espagnols manœuvrant pesamment face aux petits voiliers anglais virant prestement pour les couler les uns après les autres.
    Le Léviathan s'énerve, ce qui provoque des vagues hautes comme des murs mais les dauphins, mi-aquatiques, mi-aériens, plongent, sautent, ricanent et continuent de harceler la bête qui finit par rebrousser chemin. Alors les dauphins s'approchent de nous et nous invitent par quelques petits cris stridents à nous accrocher à leurs nageoires dorsales.
    Nous obtempérons aussitôt. L'île est loin d'être en vue et nous avons déjà laissé beaucoup d'énergie dans cette échappée. J'enfourche le dauphin albinos comme un cheval. Mes pieds se posent sur ses nageoires latérales et il m'entraîne en avant. Je suis assis sur mon dauphin comme sur un scooter des mers.
    J'aperçois Saint-Exupéry exultant lui aussi sur sa monture. Après l'horreur de notre obscure odyssée, le bonheur de notre liberté retrouvée est d'autant plus intense. L'air, la lumière, la vitesse, tout nous enchante.
    Nous filons au ras des vaguelettes, emportés par nos rapides destriers.
    Enfin les dauphins parviennent à la plage, et nous déposent. Nous les saluons de la main tandis qu'ils se dressent sur leur queue à grand renfort de cris d'encouragement. Le dauphin blanc saute très haut vers le ciel et multiplie les loopings.
    Étienne de Montgolfier, Nadar et Clément Ader sont là qui nous considèrent, incrédules.
    - Et vous, comment êtes-vous rentrés ? demandai-je.
    - À la nage, répond Clément Ader, la voix rauque, encore épuisé d'avoir traîné l'aérostier.
    - Nous n'avons pas eu de chance, dit Montgolfier, le sort s'acharne sur nous.

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