samedi 22 septembre 2018

50. EXPÉDITION DANS LE NOIR

Le griffon se charge d'arrimer la tyrolienne et tous, les uns après les autres, nous glissons au-dessus du fleuve. Cette fois, je prends garde à bien hausser mes jambes pour éviter qu'une sirène ne vienne agripper mes mollets.
    Édith Piaf n'a pas demandé à nous accompagner. Nous ignorons si c'est par crainte du monstre ou parce qu'elle a été vexée que nous ne l'ayons pas laissée chanter tout son soûl.
    Le fleuve bleu franchi, s'étend la forêt noire. Notre petite escouade se regroupe et, tandis que onze heures sonnent au beffroi du palais de Chronos, en file indienne, nous nous enfonçons dans cette nouvelle terra incognita. Quand les cloches cessent de battre, seuls les chants murmurés des sirènes troublent encore le silence, comme pour nous rappeler la beauté du fleuve et de la forêt bleue.
    - Vous avez peur ? chuchote Marilyn Monroe.
    Edmond Wells tire de son inépuisable besace une poignée de lucioles volontaires pour nous éclairer et en distribue trois à chaque membre de notre expédition. Nous nous remettons en marche avec, en tête, nos plus téméraires, Raoul et Mata Hari.
    Dans la forêt noire, toutes les fleurs sont sombres et je ne suis pas étonné de reconnaître des soucis aux pétales anthracite. Les arbres aux longues branches sont autant de divinités hindoues aux innombrables bras menaçants agités par le vent. À l'est, la montagne aux brumes éternelles dévoile à peine le sommet qui me hante.
    Une image me revient à l'esprit. Jules Verne.
    " Ne pas aller là-haut, surtout ne pas aller là-haut "... À notre précédent passage, un grognement rauque, au loin, nous avait terrorisés. Cette fois, même le vent s'est tout à coup arrêté de faire bruisser les feuillages. On n'entend plus rien. Ce silence est encore plus pesant. Pas le moindre bourdonnement d'insecte, pas de frôlement d'ailes dans la ramée, pas de lapin ou de belette détalant sous nos pieds. Rien que le silence oppressant et l'opacité de la nuit.
    Nous avançons, dans un monde de plus en plus froid, de plus en plus silencieux, de plus en plus noir.
II. ŒUVRE AU NOIR
51. DANS LE NOIR
    Noir.
    Les trois lunes sont passées sous l'horizon et les étoiles sont si lointaines qu'elles en deviennent indiscernables. Les arbres, de plus en plus hauts, de plus en plus drus, sont en passe de nous dissimuler complètement le ciel.
    Devant moi, Marilyn claque des dents.
    Le souffle rauque retentit au loin.
    On s'arrête brusquement.
    Tous, nous saisissons nos ankhs. Pour ma part, je règle le mien à la puissance maximale et, soudain, la respiration s'interrompt comme si nous avions réveillé un monstre assoupi qui se taisait pour mieux nous surprendre.
    - Si on rentrait ? propose Marilyn.
    De la main, Raoul lui impose silence. Mon ami dépose à terre ses trois lucioles et s'avance à petits pas, en éclaireur, vers l'inconnu, Mata Hari sur les talons.
    Freddy, Marilyn, Edmond et moi nous regroupons en carré afin de surveiller tous les côtés. Nous tendons l'oreille.
    Les douze coups de minuit retentissent dans la vallée. Nous percevons alors comme le rugissement étouffé d'un lion, puis le silence revient.
    J'ai l'impression que le monstre est tout près.
    Soudain, des pas lourds galopent à notre rencontre et c'est la débandade. Lâchant nos lucioles, nous nous enfuyons dans le noir.
    Le fleuve bleu réapparaît, rassurante frontière. La tyrolienne est toujours là, fixée au grand arbre. Marilyn bondit la première et atterrit sans encombre sur l'autre rive. Nous nous bousculons pour récupérer la poignée au bout de sa ficelle. Le sol et l'arbre tremblent sous des pas non humains. Freddy s'élance.
    Edmond et moi n'avons plus le temps d'attendre le retour de la poignée. Tant bien que mal, nous nous hissons en haut des branches, nos ankhs dardés vers le sol, bien décidés à ne pas nous rendre sans combattre. Mais nulle créature monstrueuse n'apparaît. Seule une voix déformée par la terreur se fait entendre :
    - Fuyez ! crie Raoul, quelque part sur notre gauche, avec la même intonation désespérée que Jules Verne à mon arrivée dans l'île.
    - Rentrez vite ! clame Mata Hari, tout aussi affolée.
    - Montez, nous sommes dans l'arbre, leur enjoint Edmond le plus calmement possible.
    Quand ils nous rejoignent, tremblants et haletants, je demande :
    - Vous l'avez vu ? C'était quoi ?
    Raoul ne répond pas. Mata Hari s'avère tout aussi incapable de prononcer le moindre mot. Je lui passe la poignée de la tyrolienne qui a fini par revenir. Raoul, les nerfs à vif, prend naturellement la suite. Je déteste être le dernier mais il est normal que je cède mon tour à Edmond Wells, mon mentor. Et alors qu'il ne reste plus que moi, les pas se rapprochent.

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