lundi 24 septembre 2018

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                                                       Nous, les dieux, format e-pub

samedi 22 septembre 2018

107. EXPÉDITION DANS LE ROUGE

Une heure plus tard, abandonnant les autres à leurs festins et leurs danses, les théonautes s'éclipsent discrètement. Nous sortons de la cité d'Olympie et nous dirigeons vers la forêt bleue afin de partir à l'assaut de la montagne centrale de l'île.
    Notre escouade, de plus en plus expérimentée, avance d'un bon pas en se servant des raccourcis découverts lors de nos précédentes expéditions.
    Ce chemin commence à m'être familier. Nous marchons et, peut-être parce que j'ai passé deux jours loin de la compagnie de mes amis, je retrouve mon enthousiasme des premières heures. De nouveau, j'éprouve la sensation d'être en train de repousser les limites de la terra incognita.
    Mata Hari ouvre la marche, guettant le moindre bruit, au cas où une chérubine ou un centaure malintentionné nous surprendrait. Freddy et Marilyn, pour leur part, devisent avec insouciance. Je les regarde et je pense que Joseph Proudhon ne pourra pas l'emporter sur Marilyn car elle est douée de facultés d'adaptation qu'il ne possède pas. Elle est rusée comme un chat et, comme un chat, elle sait retomber sur ses pattes.
    En queue, Georges Méliès traîne un grand sac contenant à ses dires son " truc de magicien ".
    Je me sens bien ici, avec eux. Somme toute, la vie de mon âme est une réussite. Je suis monté au Paradis.
    J'ai connu l'ascension. J'ai des amis, une quête, une responsabilité, une œuvre, un fantasme à accomplir.
    Mon existence a un sens.
    Raoul passe un bras autour de mes épaules.
    - Tu fais un joli couple avec la déesse de l'Amour...
    - Qu'est-ce que tu me chantes ?
    - Nous avons tous eu une vie affective sur Terre, dit-il en montrant du menton Marilyn et Freddy... L'amour, c'est important. Qu'est-ce qu'une vie sans femme ?
    Je me dégage.
    - Pourquoi me dis-tu ça ?
    - C'est étonnant. J'aurais cru que dans l'Empire des anges ou en Aeden les passions seraient comme des braises qui s'éteignent progressivement, et non, il y a des anges, il y a des dieux qui recommencent leur vie affective. Un peu comme ces vieillards qu'on croit à bout de virilité et qui tout d'un coup annoncent qu'ils divorcent et se remarient. Tu as beaucoup de chance d'être amoureux.
    - Je ne sais pas.
    - Tu souffres ? Elle t'en fait voir de toutes les couleurs ? Mais au moins tu vis quelque chose de fort. Je me souviens d'un adage qui disait : " Dans chaque couple il y en a un qui souffre et un qui s'ennuie. "
    - C'est simpliste.
    - Pourtant ça marche avec beaucoup de gens. C'est celui qui aime le plus qui souffre, et celui qui s'ennuie qui décide en général de la rupture. Mais n'empêche... celui qui aime le plus a la meilleure part.
    - Donc celui qui souffre.
    - Oui. Celui qui souffre.
    Je retrouve le plaisir de discuter avec mon meilleur ami d'antan. Peut-être que la disparition d'Edmond Wells y est pour quelque chose.
    - De toute façon, dit-il, je crois l'avoir lu dans l'Encyclopédie... la souffrance est nécessaire pour avancer.
    - Que veux-tu dire ?
    - Regarde comment nous fonctionnons avec nos humains... Si nous leur parlons gentiment, ils n'écoutent pas. Sans souffrance ils ne comprennent pas. Même si intellectuellement ils peuvent entrevoir un concept, tant qu'ils ne l'ont pas ressenti de manière aiguë, dans leur chair et leurs larmes, ils n'ont pas vraiment assimilé l'information. La souffrance reste encore la meilleure manière qu'ont trouvée les anges et les dieux pour éduquer les humains.
    Je réfléchis.
    - Je suis sûr qu'en développant la conscience nous pourrions parvenir à rendre les hommes meilleurs sans les faire souffrir.
    - Ah, tu seras toujours un grand utopiste, Michael, c'est peut-être cela qui me plaît le plus chez toi. Mais ce sont les enfants qui croient aux utopies... Tu es un enfant, Michael. Les enfants refusent la douleur. Les enfants ont envie d'un monde de guimauve. Un monde imaginaire qui n'existe pas, une utopie, comme le Never Land de Peter Pan. Mais le syndrome de Peter Pan, c'est une maladie psychotique des gens qui n'acceptent pas de quitter l'enfance. On finit par les envoyer à l'asile. Car le sens de l'univers et de la trajectoire des âmes n'est pas de rester enfant mais de devenir adulte... Et être adulte c'est accepter la noirceur du monde, et aussi sa propre noirceur. Regarde la trajectoire de ton âme, tu es chaque fois plus adulte. C'est un processus noble qui n'en finit pas. À chaque étape tu as grandi et mûri et il ne faut pas revenir en arrière. Sous aucun mauvais prétexte. Même au nom de la gentillesse et de la douceur...
    Il me fixe, navré.
    - Même ton histoire avec Aphrodite, tu la vis comme une utopie d'enfant.
    Nous traversons une zone de forêt plus dense, et je sais que le fleuve bleu se trouve derrière.
    Soudain, la montagne émet une lueur.
    - Aphrodite ne t'aime pas.
    - Qu'est-ce que tu en sais ?
    - Elle est incapable d'aimer qui que ce soit. N'aimant personne, elle peut faire semblant d'aimer tout le monde. Tu as vu comme elle est aguicheuse, elle caresse les gens, leur masse volontiers les épaules, danse, s'assoit sur les genoux sans la moindre gêne, et puis, si on tente d'aller plus loin, elle érige un mur. Elle se gargarise du mot amour car c'est le sentiment qui lui est le plus étranger. D'ailleurs, considère sa vie : elle a aimé pratiquement tous les dieux de l'Olympe et des centaines de mortels. Et en fait elle n'en a jamais vraiment aimé aucun.
    La remarque de mon ami sonne juste à mes oreilles. La déesse de l'Amour incapable d'aimer ? Cela me rappelle mes études de médecine dans ma dernière vie de Michael Pinson. J'avais toujours été amusé de voir que chaque médecin choisissait pour spécialité le domaine dans lequel il présentait une faiblesse. Celui qui avait des plaques de psoriasis avait opté pour la dermatologie, celui qui avait des problèmes de timidité soignait les autistes, le constipé était devenu proctologue, jusqu'au schizophrène qui était devenu... psychiatre. Comme si le fait de côtoyer des cas plus graves leur permettait de se soigner eux-mêmes.
    - Nous sommes tous des handicapés de l'amour, dis-je.
    - Tu l'es moins qu'Aphrodite. Car ce que tu vis, ce que tu ressens pour elle est beau et pur. Au point que tu n'arrives même pas à lui en vouloir quand elle massacre ton peuple et te place en situation d'être exclu du jeu.
    - Elle a fait ça parce que...
    - Parce que c'est une salope. Arrête de lui trouver des excuses.
    Nous marchons et je me sens une fois de plus déstabilisé par mon ami.
    - Mais sache que je ne me moquerai jamais du sentiment que tu éprouves pour cette handicapée du cœur... Je crois que ce que tu vis, Michael, c'est une initiation par les femmes. Et à chaque épreuve tu évolues. Tu es frustré et malheureux mais tu es une matière qui travaille. Ça me rappelle une histoire que m'avait racontée mon père.
    À l'évocation de son géniteur, Francis Razorback, mon ami marque une légère nostalgie, puis se reprend rapidement.
    - Comme une blague. Il m'avait dit, si je me souviens bien... " À 16 ans, les hormones ont commencé à me tourmenter. Je rêvais d'une grande histoire d'amour. Je l'ai rencontrée, et puis la fille est devenue collante, je l'ai quittée et je me suis mis à chercher le contraire. À 20 ans, je rêvais d'être dans les bras d'une femme expérimentée. Je l'ai rencontrée, très délurée, plus âgée que moi. Avec elle, j'ai découvert des jeux nouveaux. Elle voulait poursuivre ses expériences et elle est partie avec mon meilleur copain. Alors j'ai cherché le contraire. À 25 ans, je ne souhaitais qu'une fille gentille. Je l'ai rencontrée mais nous n'avions rien à nous dire. Notre couple s'est effiloché. Là encore j'ai cherché le contraire. À 30 ans, je voulais une femme intelligente. Je l'ai trouvée, elle était brillante et je l'ai épousée. Le problème, c'était qu'elle n'était jamais de mon avis et tenait absolument à m'imposer ses points de vue. À 35 ans, je désirais une fille plus jeune à modeler à ma convenance. Je l'ai dénichée. Elle était très sensible et prenait tout au tragique. "
    " Alors j'ai voulu une femme mûre, sereine, riche d'une spiritualité personnelle. Je l'ai trouvée dans un club de yoga mais elle m'a harcelé pour que j'abandonne tout et parte finir mes jours dans un ashram hindou. À 50 ans, je ne demandais plus qu'une chose à ma future compagne... "
    - Quoi ?
    - " ... posséder de gros seins ! "
    Raoul éclate de rire. Pas moi.
    - Ah ! L'initiation par les femmes, je te dis. Elles sont toutes merveilleuses, folles, intuitives, capricieuses, mystérieuses, arrogantes, exigeant la fidélité, volages, généreuses, possessives, nous amenant au summum du plaisir et du désespoir. Mais à leur contact, nous sommes contraints d'apprendre à nous connaître et donc d'évoluer. Comme la maturation de la pierre philosophale... on est putréfié, évaporé, sublimé, calciné, mais on se métamorphose. Le seul danger, c'est de focaliser sur une seule et d'y rester englué comme une mouche dans du miel.
    - Trop tard, pour moi c'est déjà fait.
    - Aphrodite ne veut peut-être que t'enseigner une leçon : celle du lâcher-prise. Elle va t'apprendre qu'il faut fuir les femmes... comme elle. Voilà son enseignement à ton égard.
    - Je n'en suis plus capable, elle est déjà toute ma vie.
    Je courbe les épaules et Raoul me reprend par le bras.
    - Tant que tu t'aimeras davantage que tu ne l'aimes, elle ne pourra pas te détruire.
    - Je ne suis pas convaincu.
    - Ah c'est vrai, j'oubliais la phrase d'Edmond Wells : " L'amour, c'est la victoire de l'imagination sur l'intelligence. " Et malheureusement, tu as tellement d'imagination que tu lui prêtes des qualités qu'elle n'a pas. C'est sans fin.
    - C'est infini..., complétai-je.
    Et là-dessus je pense : " ... Et j'atteindrai avec elle cet infini, quoi qu'il m'en coûte. "
    Je me fige. J'ai perçu un bruit de pas sur les feuillages.
    Une créature circule à l'abri des fougères et s'approche de moi. Elle apparaît soudain. Une tête de voyou me fait face. Corps d'homme, jambes de bouquetin terminées par des sabots, visage aux yeux fendus en amande, petites cornes surmontant des cheveux bouclés, le satyre me contemple, l'air coquin.
    - Qu'est-ce que tu veux, toi ?
    - Qu'est-ce que tu veux, toi ? répète-t-il en dodelinant sa tête crépue.
    Je fais un geste pour le repousser.
    - Va-t'en !
    - Va-t'en ?
    Le petit monstre tire sur ma toge.
    - Laisse-moi tranquille, dis-je.
    - Laisse-moi tranquille ?
    - Laisse-moi tranquille ?
    - Laisse-moi tranquille ?
    Ils sont maintenant trois satyres à jouer les échos et tous tirent sur ma toge comme s'ils voulaient m'entraîner pour me montrer quelque chose. Je me dégage prestement. Raoul les éloigne à grands coups de branche de saule. À quelques pas, les autres nous attendent.
    - Moi, je les trouve amusants, dit Georges Méliès.
    - En tout cas, ils ne sont pas dangereux, remarque Mata Hari. S'ils voulaient nous dénoncer, il y a longtemps qu'ils l'auraient fait.
    Nous avançons et les satyres nous suivent. Alentour, l'air sent la mousse et les lichens. Une humidité étrange transperce nos poumons. Nos souffles produisent de la vapeur.
    Je marche et l'image obsédante d'Aphrodite m'accompagne.
    Les douze coups de minuit résonnent dans la vallée et nous voilà face au fleuve bleu.
    Georges Méliès nous prie de nous arrêter et d'attendre les lueurs du jour, indispensables, affirme-t-il, à la réussite de son stratagème. Pas vraiment confiants, nous obtempérons cependant, et nous asseyons sous un grand arbre aux racines enchevêtrées. Pour patienter, je réclame de Georges Méliès qu'il me confie le secret de son tour arithmétique avec le " kiwi ". Il accède à ma demande.
    - Tous les chiffres multipliés par 9 donnent toujours un nombre qui, additionné, fait encore 9, explique-t-il. 3 x 9 = 27. 2 + 7 = 9 ; 4 x 9 = 36. 3 + 6 = 9 ; 5 x 9 = 45. 4 + 5 = 9, etc. Quel que soit le chiffre choisi, je sais donc d'avance que l'addition donnera 9. Si j'enlève 5, il reste 4. Alors, quand je demande d'y associer la lettre correspondante de l'alphabet, c'est forcément un " d ". Or, le seul pays d'Europe dont le nom commence par un " d ", c'est le Danemark, et le seul fruit au nom commençant par sa dernière lettre, un " k ", c'est le kiwi.
    C'était donc aussi simple que ça. Connaître la réalité des tours de magie a quelque chose de décevant.
    - Tu crois choisir et tu ne choisis pas. Tu suis simplement un rail caché dont tu ne peux dévier.
    - Tu penses qu'ici aussi, nous croyons choisir sans pouvoir le faire ?
    - J'en suis convaincu, répond l'illusionniste. Nous croyons jouer mais nous ne faisons qu'interpréter des scénarios écrits à l'avance. Certains événements de l'histoire de nos peuples ne t'en rappellent-ils pas d'autres survenus sur " Terre 1 " ?
    - Les amazones appartiennent à la mythologie, pas à l'histoire.
    - Peut-être ont-elles existé et disparu. On ne connaît pas l'histoire des anciens peuples vaincus. C'est précisément cela, le point de vue de l'Olympe. On cite les gagnants, on oublie les perdants. Sur " Terre 1 ", les manuels d'histoire ne recensaient que les peuples vainqueurs. De plus, dans l'Antiquité, beaucoup ignoraient l'écriture, la transmission était orale. Du coup, ne nous sont parvenus que les récits de ceux qui avaient songé à les consigner dans des livres. Ainsi, nous connaissons l'histoire des Chinois, des Grecs, des Égyptiens et des Hébreux, et nous ignorons celle des Hittites, des Parthes ou des... Amazones. Toutes les cultures orales ont été défavorisées.
    Cela me rappelle l'un des fragments les plus curieux de l'Encyclopédie. La mémoire des vaincus... Qui se souvient encore des civilisations massacrées ? Peut-être qu'en nous faisant rejouer une partie déjà écrite, les dieux nous font sentir cette douleur. La mémoire des vaincus.
    L'histoire de " Terre 1 " me semble quand même différente de celle qui s'inscrit sur notre sphère de Terre 18.
    Georges Méliès approfondit sa pensée.
    - Tu ne vois rien de commun entre le peuple scarabée et les Égyptiens, par exemple ?
    - Mais non, c'est moi qui les ai poussés à construire des pyramides. Quant à leur religion, c'est par pure coïncidence que je me suis inspiré des pratiques égyptiennes décrites dans l'Encyclopédie d'Edmond Wells.
    Dans l'obscurité, je devine le sourire qui étire les lèvres de Georges Méliès.
    - C'est ce que tu penses ? Et si ta... coïncidence relevait d'un plan qui nous dépasse mais auquel nous obéissons, comme lorsque tu te crois libre mais que tu aboutis inéluctablement à Danemark et kiwi ?
    J'ai beau réfléchir, je sais que lorsque je prends une décision de dieu pour mon peuple, je la prends en mon âme et conscience. Je ne subis aucune influence. Je suis alors un dieu uniquement soumis à mon complet libre arbitre. Si je reproduis des éléments de " Terre 1 ", c'est parce que son histoire est la seule que je connaisse et dont je me souvienne. C'est volontairement que je le fais. Ou par manque d'imagination.
    Et puis, il n'y a pas dix mille façons de faire évoluer un peuple... Il bâtit des cités, il livre des guerres, il invente la poterie, il construit des navires, des monuments. Et même pour ces monuments, il n'existe pas tant de choix. On construit un cube comme le temple de Salomon, ou une pyramide comme Chéops, une sphère comme la géode à Paris, ou encore des arcs de triomphe comme les Romains. Je cherche à contrer Méliès.
    - Il n'y a pas eu que je sache de peuple-rat.
    - Oh que si, répond-il paisiblement. Il y a eu un peuple comparable aux hommes-rats, mais étant donné qu'il a disparu, on l'a oublié. Les Assyriens formaient un peuple indo-européen implanté en Asie mineure, du côté de l'actuelle Turquie. Ils anéantissaient tous les peuples étrangers et ont ainsi créé un empire guerrier que d'autres Indo-Européens, les Mésopotamiens, les Mèdes, les Scythes, les Cimmériens, les Phrygiens, les Lydiens, ont fini par détruire pour s'en débarrasser.
    Tous ces noms me rappellent vaguement quelque chose. Georges Méliès semble bien connaître l'histoire des peuples envahisseurs oubliés parce qu'ils n'avaient pas inventé l'écriture ou le livre. J'insiste pourtant :
    - Et les hommes-oursins de Camille Claudel, ils ne ressemblent à rien de connu, eux.
    Mon interlocuteur reste imperturbable.
    - Je ne sais pas encore. Ces animaux-symboles ne sont pas toujours faciles à repérer. Mais regarde, si tu considères les hommes-iguanes, l'autre peuple à pyramides, ils sont comme par hasard installés de l'autre côté de l'océan, à l'instar des Mayas, eux aussi experts en pyramides. Je te le dis, Michael, nous croyons jouer mais nous ne participons en fait qu'à des scénarios déjà écrits.
    Raoul se tait, comme s'il était satisfait qu'un autre exprime ce qu'il pense.
    Mata Hari, adossée au tronc près de nous, a suivi la conversation et, depuis un moment, brûle d'intervenir.
    - Sur " Terre 18 ", dit-elle, les continents n'ont pas la même forme que sur " Terre 1 ". Ces différences géographiques changent complètement les données. Des peuples voisins sur " Terre 1 " peuvent être séparés par un océan sur " Terre 18 ".
    À cela, Georges Méliès ne trouve rien à répondre. Pas plus qu'à Freddy lorsqu'il objecte :
    - Ces similitudes sont le fruit de notre imagination qui nous pousse à toujours comparer l'inconnu au connu. Comme lorsque nous étions sur Rouge...
    Nous nous souvenons de ce voyage, lorsque nous étions anges et que nous nous étions aventurés dans le cosmos à la recherche d'une planète habitée. Nous avions découvert Rouge, régie par quatre peuples : les hivernaux, les automnaux, les estivaux et les printaniers. Les saisons y duraient cinquante ans, en raison de l'orbite originale de cette planète et, à chacune d'elles, la civilisation correspondante obtenait la suprématie sur l'ensemble des continents. Ce qui avait particulièrement surpris notre groupe, c'était que, partout, il y avait un peuple très versé dans les sciences et le commerce, les Relativistes, qui se retrouvait opprimé et persécuté pour des raisons irrationnelles. Ils faisaient tout pour être assimilés et acceptés mais toujours ils étaient rejetés et demeuraient étrangers. Freddy en avait déduit que partout il existait un peuple truite (les truites sont généralement introduites dans les systèmes de filtrage des eaux pour y détecter les traces de pollution auxquelles elles sont très réceptives). À eux seuls, ces peuples truites faisaient fonction de détecteurs de dangers imminents planétaires.
    - Si tout est écrit, reprend Georges Méliès, j'aimerais bien connaître le scénario général préparé à notre intention.
    - Cela me rappelle ces émissions de téléréalité qui ont eu tant de succès autrefois, remarque Freddy Meyer. Les participants paraissaient n'en faire qu'à leur tête mais, à la fin, on constatait que toutes leurs situations avaient été prévues à l'avance et que, dans chaque cas, lorsque ces émissions étaient vendues à l'étranger, on retrouvait les mêmes archétypes : la blonde attendrissante avec un enfant caché, la snobinarde hautaine, le rigolo de service, le maladroit, le séducteur...
    Une douce odeur de lavande est amenée par les vents. Les feuillages bruissent, alors que la nuit se fait à peine moins noire.
    Et s'ils avaient raison ? Si tout était écrit à l'avance et contenu dans un scénario ? " Tout part et tout aboutit à un roman ", m'avait déjà suggéré Edmond Wells. Je ne peux pourtant pas m'empêcher d'être choqué par cette idée de n'être qu'un pantin, jouet d'une dimension qui nous dépasse.
    - Mon peuple des dauphins n'a encore jamais existé dans l'histoire du monde. Je n'ai aucun souvenir d'une population sur " Terre 1 " chevauchant des dauphins et se soignant grâce à la perception des champs d'énergie du corps.
    Georges Méliès fait la moue.
    - Attends un peu. Soit tes hommes-dauphins disparaîtront comme leurs homologues terrestres en leur temps, ce qui expliquerait qu'on les ait oubliés, soit ils muteront pour se transformer en un autre peuple. Mais j'admets que si on arrêtait maintenant le jeu d'Y, tes dauphins ne se retrouveraient dans aucun livre d'histoire.
    Il est vrai que ma perpétuelle place d'avant-dernier ne me donne guère l'espoir de figurer dans les mémoires de la postérité. Et puis, les rares écrits rédigés à l'époque où nous avons laissé le jeu n'évoquent que les guerres et les mariages entre monarques. Personne n'est vraiment intéressé par une bande de naufragés qui ont débarqué un jour et se sont intégrés en transmettant la science et l'art.
    La conversation s'interrompt. Le deuxième soleil se lève, il est une heure, le moment d'affronter le monstre. Nous nous étirons pour nous échauffer en vue d'un éventuel combat physique et nous reprenons notre progression.
    Nous franchissons la cascade du fleuve bleu et débouchons dans la forêt noire. Nous hâtons le pas. En tête, Mata Hari nous fait signe que la voie est libre.
    Je ne suis pas le seul à être inquiet, mais Georges Méliès semble sûr de lui. Que peut donc bien contenir son sac pour lui donner une telle confiance ?
    Un grognement au loin, Mata Hari s'arrête et nous aussi. La bête géante nous a repérés. La menace galope vers nous, se rapproche, et soudain s'arrête face à nous.
    Ainsi c'est cela la grande chimère... Une sorte de corps de dinosaure haut de dix mètres terminé par trois cous. Dire que j'avais cela derrière moi... Et au bout des trois cous, trois têtes d'animaux différents. Celle de lion rugit, celle de bouc bave un liquide visqueux et nauséabond, celle de dragon jette des flammes par la gueule qui en s'ouvrant dévoile entre deux canines un lambeau de toge, ultime vestige d'un élève n'ayant pas couru assez vite.
    Nous sommes couverts par l'ombre de l'animal.
    - Alors, c'est quoi maintenant ton plan magique ? demande Raoul Razorback à Georges Méliès.
    Le pionnier des effets spéciaux ouvre son sac et en tire un grand miroir.
    Calmement, il s'avance vers la bête et le lui présente. Instant d'expectative.
    L'une après l'autre, les trois faces de la grande chimère se tournent vers l'objet scintillant et contemplent, incrédules, le monstre qui les fixe.
    Devant son reflet, la bête s'agite, tressaille et ne parvient pas à se détourner de la troublante image.
    - Il ne se reconnaît pas et il se fait peur, chuchote Marilyn.
    La grande chimère est toute à son image. Elle tremble, recule, revient, mais à présent se désintéresse de nous.
    Avec prudence, à gestes lents, puis de plus en plus rapides, nous quittons sa zone de vision. Le fait de nous en tirer aussi facilement nous semble incroyable. Le pouvoir des magiciens a peut-être été sous-estimé.
    Nous félicitons Méliès qui nous fait signe de nous éloigner au plus vite avant que l'animal ne change de comportement.
    Nous progressons dans la zone noire, enfin libre d'accès. Je me souviens avoir erré ici, poursuivi par la grande chimère. J'avais chuté, trouvé un souterrain, les traces d'un groupe humain, et puis un lapin blanc aux yeux rouges m'avait sauvé... Tant de sortilèges en ce lieu. Et tout est résolu par un simple miroir...
    Nous dépassons la zone noire, jusqu'à une montée qui aboutit à un plateau. Là se découvre un nouveau territoire, rouge celui-là, étendu à perte de vue devant nous. Le sol est meuble. Nos pieds s'enfoncent dans une terre argileuse.
    - Après le bleu, le noir. Après le noir, le rouge, remarque Freddy Meyer. Nous montons vers la lumière en suivant les phases de maturation de la pierre philosophale.
    Les arbres laissent place à un immense champ de coquelicots. Tout est bel et bien rouge, d'une nuance carmin. C'est le moment que choisit le soleil pour se teinter et illuminer d'un éclat de feu le paysage pourpre.
    - Arrêtons-nous.
    - Qu'est-ce qu'il te prend ?
    Les autres me regardent. J'ai dans la tête tous les tambours des centaures qui résonnent, j'ai l'impression que je vais m'évanouir.
    - Arrêtons-nous, j'ai besoin d'un peu de repos...
    Tout ce qui se passe ici est trop insensé. Je n'en peux plus.
    - Mais la grande chimère...
    - Elle est occupée, dit Mata Hari, compréhensive.
    Le groupe des théonautes hésite, puis, sur l'injonction de Raoul, ils consentent à faire une pause.
    Je me dégage, leur tourne le dos, m'assois dans les coquelicots et ferme les yeux.
    Il faut que je comprenne ce qui m'arrive.
    Tout est allé trop vite pour ma petite âme.
    J'ai été homme, j'ai été ange, je suis dieu.
    Élève dieu.
    Moi qui ai toujours cru qu'être dieu c'était disposer de tous les pouvoirs, je découvre que c'est surtout avoir toutes les responsabilités. Si mes hommes-dauphins meurent, je ne m'en remettrai pas. Je le sais. Ce ne sont pas de simples pions. Non, ils sont bien plus que cela. Ils sont le reflet de mon âme... Ils sont mon esprit démultiplié et hantant chacun des individus qui composent cette tribu. Un peu comme ces hologrammes qui forment une image. Pourtant, si on les brise, on retrouve l'image complète dans chacun des morceaux. Mon âme de dieu est dans les hommes de mon peuple, et tant qu'il y en aura un seul de vivant, j'existerai. Et s'ils disparaissent tous ? Si je vois le dernier homme-dauphin seul, tel le dernier des Mohicans face au monde qui les a évincés... alors j'attendrai avec impatience mon éviction du jeu ou mon assassinat pour me transformer en chimère muette et immortelle. Et mon âme sera toujours vivante mais ne pourra plus rien faire d'autre que se promener en forêt et taquiner les nouveaux élèves dieux comme la chérubine m'a taquiné. Peut-être deviendrai-je centaure, ou Léviathan, peut-être deviendrai-je... grande chimère bloquée devant un miroir. Mais le pire sera que je n'aurai plus aucun espoir d'élévation. Plus aucun mystère. Je ne ferai que porter le deuil de mon peuple.
    Des images me viennent, comme des cartes postales. Mon peuple paisible sur la plage, la vieille dame parlant pour la première fois avec un dauphin. La construction du bateau de la dernière chance et l'intronisation de la première Reine...
    L'île de la tranquillité. La cité merveilleuse de pure spiritualité... détruite par le déluge. Et puis une voix, au fond de moi : " C'était nécessaire j'ai fait cela pour ton bien. Un jour tu comprendras. " Aphrodite... Comment suis-je encore capable d'aimer cette femme ? J'ouvre les yeux.
    Et le Grand Dieu là-haut, c'est qui ? Zeus ? Le Grand Architecte ? La Dimension supérieure ?
    Probablement quelque chose que nous ne sommes pas capables d'imaginer.
    Une idée me fait sourire. Il est aussi difficile pour un homme de comprendre Dieu que pour un atome de pancréas de chat de comprendre un western passant à la télévision des humains.
    Qui est Dieu ? Mon regard ne quitte plus le sommet de la montagne.
    Être si près de ce mystère est terriblement frustrant.
    Comme pour répondre à ma question, une lueur perce l'opacité du nuage permanent qui recouvre la cime de la montagne.
    Illusion d'optique ? La lueur me semble avoir la forme d'un 8...
    Pourquoi nous a-t-il amenés ici ? Pourquoi nous éduque-t-il ? Pour que nous devenions ses égaux, que nous prenions sa relève ? Il est peut-être fatigué, le Grand Dieu, il est peut-être agonisant.
    Cette idée me donne des picotements dans le cou. Je me souviens vaguement des paroles d'Aphrodite :
    " Certains d'entre nous croient en lui, d'autres pas. "
    Je me souviens de la mort de Jules Verne : " Surtout ne pas monter là-haut. " Et puis Lucien... il a dit quelque chose comme : " Vous ne comprenez pas qu'on veut vous transformer en tueurs ? ", " De toute façon vos troupeaux humains mourront comme sur " Terre 17 ". Au mieux vous serez complices. "
    Et feu Edmond Wells : " Nous sommes ici dans le meilleur endroit pour observer et comprendre. Ici toutes les dimensions se connectent. "
    Me revient la première apparition d'Aphrodite : " Votre ami dit que vous êtes timide. " Elle me touche. Ce contact avec cette peau fine comme de la soie... sa bouche ourlée, son regard mutin. " J'ai une énigme pour vous... "
    À nouveau cette maudite énigme hante mon esprit comme un rongeur qui me grignoterait de l'intérieur.
    " Mieux que Dieu, pire que le diable. "
    " C'est vous Aphrodite, vous êtes mieux que Dieu et pire que le diable. " J'entends à nouveau son rire cristallin. " Désolée, ce n'est pas ça... "
    Et Dionysos : " Êtes-vous "celui qu'on attend" ? "
    Si seulement je savais qui je suis vraiment. Je sais que je ne suis pas seulement Michael Pinson, mais qui suis-je d'autre ? Une âme qui s'élargit et découvre sa vraie puissance...
    Je me souviens du Léviathan : " L'initiation par la digestion aquatique ", disait Saint-Exupéry. Je me souviens de notre virée chez Atlas. Tous ces mondes presque pareils au nôtre, où des humanités maladroites tentent de faire du mieux qu'elles peuvent... plus ou moins aidées par leurs dieux respectifs. Dieux qui ont eux-mêmes leurs propres soucis, leurs propres styles, leurs propres peurs, leurs propres morales, leurs propres ambitions, leurs propres utopies, leurs propres maladresses.
    Et puis je me souviens du déicide. Comme disait Athéna : " L'un d'entre vous tue ses compagnons. Sa punition sera au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer. [...] L'un d'entre vous... l'un des 144 est un tricheur. Vous devez tous vous méfier les uns des autres. " " Et toi, Michael... Méfie-toi de tes amis ", disait Aphrodite.
    Aphrodite, toujours elle.
    Son baiser. Son visage. Son parfum.
    Penser à autre chose. Mes anciens clients. Igor, Venus, Jacques transformés en d'autres mortels et se débattant dans leur karma comme moi-même je me débattais dans ma vie de mortel sans rien y comprendre. " Ils essaient de réduire leur malheur plutôt que de construire leur bonheur. " Et cette phrase : " L'être humain n'est pas encore apparu, ils ne sont que des chaînons entre les primates et l'humain, c'est à nous les dieux qu'il revient de les aider à devenir un jour des êtres de conscience 4. Pour l'instant ils ne sont que des 3,3... "
    Je regarde la montagne.
    Je referme les yeux.
    J'ai envie de renoncer. De dormir. De tout arrêter.
    Mon peuple dauphin survivra sans moi. Aphrodite trouvera une autre âme à séduire et à tourmenter. Les théonautes trouveront d'autres élèves dieux pour les accompagner dans leur quête du dernier Mystère.
    - Réveille-toi, vite, Michael !
    J'ouvre d'un coup les paupières et ce que je vois me laisse éberlué.
    Soudain vient d'apparaître dans le ciel un œil, un œil immense qui obstrue l'horizon.
    Serait-il possible que ce soit...

106. ENCYCLOPÉDIE. LES MAGICIENS

Un parchemin égyptien daté de 2700 av. J.-C. mentionne pour la première fois un spectacle de magie. L'artiste se nommait Meïdoum et officiait à la cour du pharaon Khéops. Il émerveillait les spectateurs en décapitant un canard puis en lui rendant sa tête par un tour de passe-passe et le faisant repartir bien vivant sur ses pattes. Poussant son tour plus loin, Meïdoum décapita plus tard un bœuf pareillement ressuscité.
     À la même époque, les prêtres égyptiens pratiquaient une magie sacrée, usant de trucages mécaniques pour simuler à distance l'ouverture des portes d'un temple.
     Durant toute l'Antiquité, la prestidigitation se développa avec des balles, des dés, des pièces et des gobelets. Le premier arcane du tarot, le bateleur, représente d'ailleurs un magicien pratiquant ce genre de tours sur un marché.
     Le Nouveau Testament relate l'histoire de Simon le magicien, prestidigitateur très apprécié par l'empereur romain Néron. Saint Pierre confronta son pouvoir au sien. Vaincu, Simon décida en guise de baroud d'honneur de s'élancer du Capitole pour un tour ultime : l'envol dans le ciel. Mais afin de prouver la supériorité de leur foi sur la magie, les apôtres le firent chuter par leurs prières. Par la suite, saint Pierre utilisera le terme " simonisme " pour désigner les faux croyants.
     Au Moyen Âge apparaissent les premiers tours de cartes, plus tard complétés par des tours de passe-passe. Bien souvent cependant, leurs auteurs sont soupçonnés de sorcellerie et finissent au bûcher.
     La distinction entre sorcellerie et magie ne se fera vraiment qu'en 1584 lorsqu'un magicien anglais, Reginald Scott, publiera un livre révélant les secrets de nombreux tours afin que le roi d'Écosse Jacques Ier cesse d'exécuter les illusionnistes.
     Simultanément, en France, l'appellation " physique amusante " remplace le terme " magie ", les prestidigitateurs étant dorénavant des " physiciens ". Dès lors, la magie peut s'épanouir dans les salles de spectacle, avec la création de tours utilisant des trappes, des rideaux, des mécaniques camouflées.
     Robert Houdin, fils d'horloger et lui-même horloger, précurseur de la magie moderne, créera le " Théâtre des soirées fantastiques " pour lequel il fabriquera des automates et des systèmes complexes pour ses illusions. Robert Houdin sera même officiellement dépêché par le gouvernement français en Afrique afin de prouver aux marabouts et aux sorciers de village la supériorité de la magie française sur les leurs.
     Quelques années plus tard, Horace Godin inventera le tour de " la femme coupée en deux " et un magicien américain, Houdini, surnommé " le roi de l'évasion " pour ses capacités à s'échapper de n'importe quelle geôle, se lancera dans de grands spectacles de magie qui feront le tour du monde.
     
     Edmond Wells,
     Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, Tome V

105. L'ÉLÈVE LE PLUS IMPORTANT


    Les Saisons reprennent leur service. Nous avons droit ce soir à quelques nouveaux aliments qui ont été découverts par nos troupeaux d'humains... notamment du beurre, du fromage et du saucisson. Le beurre me semble tellement bon que j'en reprends un morceau compact que je mange à même la fourchette. Cela a un goût de lait et en même temps d'amande. C'est vraiment délicieux. Le fromage et le saucisson également. Mais nous n'avons pas l'esprit à savourer les plats. Tout le monde commente la partie et regrette que Proudhon, cet envahisseur sans foi ni loi, se retrouve encore dans le trio de tête. Certains affirment cependant que la présence d'un représentant de la force " D " y est nécessaire et que l'anarchiste représente le besoin de domination de certains humains. D'autres rétorquent que la victoire de Marilyn sur cet impitoyable adversaire prouve bien qu'il ne suffit pas d'être violent pour remporter toutes les batailles.
    - Dans l'état actuel des choses, qui pourrait défaire définitivement son armée de rats ? demande Mata Hari.
    - Une autre armée encore plus puissante, qui aurait étudié, imité et amélioré sa stratégie de combat, rétorque Raoul.
    Ayant dit cela, mon ami rapproche sa chaise de la mienne.
    - Tu as repris l'Encyclopédie d'Edmond Wells, n'est-ce pas, Michael ?
    - Edmond me l'a confiée avant de disparaître, en effet.
    - Tu perds ton temps.
    - Je m'en sers également pour nourrir la sagesse de mes hommes-dauphins.
    L'explication ne le convainc pas.
    - Songe plutôt à les armer, sinon ils dépendront toujours de ceux qui les hébergent. Ils sont comme ces commerçants sans cesse rackettés par des gangsters qui leur promettent leur soi-disant protection.
    - Dis donc, Raoul, je te rappelle que ton peuple aussi fait partie de ceux qui rackettent le savoir des miens en échange de leur hospitalité.
    - Je n'aimerais pas que tu te fasses éliminer.
    - Merci, mais pour l'instant, mon peuple est vivant.
    Il approuve sans conviction.
    - Je n'ai pas du tout apprécié ce que t'a infligé Aphrodite, chuchote-t-il. Moi, à ta place, j'aurais hurlé.
    - Et cela aurait servi à quoi ? J'ai triché, je le reconnais, donc je paie.
    Raoul me tend une part de gâteau au miel.
    - Dans un monde où tout est flottant, manger un bon gâteau est au moins un plaisir certain.
    L'orchestre des centaures apparaît pour accompagner nos agapes. Aux tam-tams, flûtes et arc instrumental, ils ont ajouté des trompettes.
    Aphrodite se glisse entre les convives, soufflant un mot à chacun. Parvenue à moi, elle s'installe à mes côtés. Discrètement, Raoul s'éclipse.
    - J'ai fait ça pour ton bien, dit-elle. Sans obstacle, on s'endort.
    Je déglutis.
    - ... Si tu m'étais indifférent, poursuit la voix chaude, j'aurais laissé ton peuple s'encroûter sur son île et s'y engluer heureux, seul au monde, loin de la vraie vie.
    - J'en aurais été très satisfait.
    - C'est ce que tu imagines... Tes gens auraient fini par devenir arrogants, outrageusement fiers de leur savoir et méprisants à l'égard du reste de l'humanité.
    Aphrodite me prend la main et la caresse.
    - Je sais, souffle-t-elle. Tes hommes-dauphins se font partout persécuter et exploiter. On leur confisque leur savoir et on les en remercie à coups de pied et de fourche. Mais au moins ils sont éveillés.
    - À force d'être maltraités, ils deviennent paranoïaques.
    - Crois-moi, un jour tu me remercieras.
    Lèvres closes, je songe que ce jour n'est pas encore arrivé et que, pour l'heure, je m'efforce de faire survivre mes humains pacifiques parmi des peuples violents et belliqueux.
    - As-tu trouvé la solution de l'énigme ? me demande-t-elle.
    " Mieux que Dieu, pire que le diable "... Mais c'est elle la solution de son énigme. Aphrodite, mieux que Dieu et pire que le diable... Elle me rend fou amoureux et est en cela mieux que Dieu. Et elle me détruit pire que le diable.
    Sa charade me rappelle ce jeu de société, le jeu du Post-it, où des joueurs assis en cercle inscrivent sur un papier autocollant le nom d'une personnalité qu'ils vous collent ensuite sur le front. Vous ne pouvez savoir qui vous êtes censé représenter, alors vous interrogez en tâtonnant : " Suis-je vivant ? Suis-je un homme, une femme ? Suis-je célèbre ? Petit, grand ? Musicien, peintre, homme politique ? " Les autres répondent par oui ou par non et à chaque " oui ", on a le droit de proposer un nom. Le jeu s'avère parfois cruel car il révèle comment les autres vous voient. Les prétentieux ont souvent droit à des noms de rois ou de dictateurs, les rêveurs à des noms d'artistes, les fâcheux à des noms de raseurs. " À qui m'identifient-ils donc ? " s'interroge celui qui questionne.
    J'aimais bien ce jeu jusqu'au jour où j'ai eu l'idée d'inscrire son propre nom sur le front de mon voisin. L'effet fut spectaculaire.
    Peut-être le Sphinx a-t-il joué le même tour à Aphrodite. Mieux que Dieu, pire que le diable, la clef est si proche d'elle qu'elle est incapable de la percevoir.
    - La solution de l'énigme, c'est vous.
    Elle se montre d'abord surprise, et puis éclate d'un rire cristallin.
    - Comme c'est gentil ! Je prends cette réponse pour un compliment. Mais désolée, ce n'est pas ça !
    Elle ajoute :
    - D'autres ont déjà pensé à cette solution, tu sais... Viens.
    Elle se lève, je me lève, et elle m'attire contre ses seins. Je baigne dans son parfum voluptueux et je retiens mon souffle.
    - Tu es important pour moi. Tu es même l'élève qui compte le plus. Crois-moi, j'ai des intuitions et je me trompe rarement. Je suis convaincue que tu es " celui que j'attends ".
    Avec douceur, elle articule :
    - Ne me déçois pas. Résous l'énigme. Et si cela peut t'aider à en venir à bout...
    Elle colle ses lèvres contre mon menton. Je sens sa langue sur ma peau, je tressaille. Ses doigts noués aux miens, elle chuchote :
    - Tu ne le regretteras pas.
    Puis elle se détourne définitivement et disparaît entre les tables, me laissant sous le choc, la sueur dégoulinant de mon front à mon cou.
    - Que te voulait-elle ? interroge Marilyn, agacée.
    - Rien...
    - Alors, viens, nous retournons vers le territoire noir.
    Les uns après les autres, tous les théonautes nous rejoignent pour préparer la nouvelle expédition et Georges Méliès se mêle à notre groupe.
    - J'ai peut-être un truc pour nous débarrasser de la grande chimère, dit-il.
    - Et c'est quoi ?
    - Il ne faut jamais exiger d'un magicien qu'il révèle son secret, il faut se laisser surprendre comme, je l'espère, nous surprendrons la grande chimère tout à l'heure.
   

104. ENCYCLOPÉDIE : LES DOGONS

En 1947, Marcel Griaule, un ethnologue français enquête sur une tribu de plus de 300 000 personnes qui vit au Mali, isolée sur les hauteurs accidentées des falaises de Bandiagara, à une centaine de kilomètres de la ville de Mopti. Les Dogons.
     Après une réunion des sages de la tribu, ceux-ci consentent à initier Griaule à leurs secrets et lui présentent Ogotemmeli, un vieillard aveugle, gardien de leur grande caverne sacrée.
     Pendant 32 jours les deux hommes vont parler. Ogotemmeli va alors raconter à Griaule la cosmogonie des Dogons en lui montrant des dessins gravés dans la pierre ainsi que des plans des étoiles et des planètes.
     Selon la mythologie dogon, au commencement, le Créateur Amma était potier. Il prit un bout de glaise et fabriqua un œuf. Ce sera l'espace-temps où Amma mettra en germe les huit graines fondamentales qui donneront naissance à la Réalité. Amma engendra ensuite les Nommos, hommes-poissons qui seront ses représentants. Quatre Nommos mâles pour commencer et ensuite leurs quatre Nommos femelles. Le premier Nommo est le régisseur du ciel et de l'orage. Il est assisté d'un deuxième Nommo messager. Le troisième Nommo règne sur les eaux. Le dernier Nommo, Yurugu, se révolte contre son créateur car il n'a pas la femelle qu'il souhaite. Amma le chasse alors de l'œuf originel. Mais Yurugu arrache un morceau de l'œuf et ce fragment donnera la Terre. Yurugu pense alors trouver sa femelle sur cette planète, mais elle est sèche et stérile. Aussi Yurugu revient-il dans l'œuf originel et fabrique-t-il avec le placenta une compagne qui deviendra son épouse : Yasigui. Mais Amma, très énervé, transforme Yasigui en feu, ce qui donnera le Soleil. Yurugu ne baisse pas les bras et arrache alors un fragment de soleil et le rapporte sur Terre, où il l'émiettera pour en faire des graines, espérant tirer de leur germination une nouvelle réalité qui lui offrira enfin une compagne. De la mutilation du Soleil naîtra la Lune. Après tant de provocations, Amma en colère transforme Yurugu en renard des sables.
     Dès lors éclate une guerre entre les Nommos qui arrachent des morceaux de l'œuf originel qui deviendront tous les astres de l'univers. Du combat naîtra une vibration qui entraînera dans sa spirale les astres.
     Ce qui est troublant dans le récit et les gravures très anciennes que montre Ogotemmeli, c'est qu'il situe toutes les planètes du système solaire aux bons endroits, y compris Pluton, Neptune et Uranus alors que ces planètes difficiles à repérer n'ont été découvertes que très récemment. Mais beaucoup plus étrange est le fait qu'il situe le lieu de vie du Créateur, Amma, sur un emplacement du ciel qui est celui de l'étoile Sirius A. Et aussi que les cartes dogons placent à côté une autre étoile qu'Ogotemmeli définit comme " l'objet le plus lourd de l'univers ". Leur calendrier est d'ailleurs basé sur des cycles de 50 ans correspondant à la rotation de ces deux étoiles très lointaines l'une autour de l'autre. Or, depuis peu, on a découvert Sirius B, une naine blanche tournant autour de Sirius A, ayant un cycle de 50 ans et possédant, en dehors des trous noirs, la plus grande densité de matière connue à ce jour.
     
     Edmond Wells,
     Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, Tome V.
   

103. ATTENTION AU PLAFOND

Aphrodite maintient son visage collé à la paroi comme si ces puces autolimitées étaient pour elle le spectacle le plus passionnant de l'univers.
    - Que déduisez-vous de cette expérience ? demande-t-elle.
    - Certaines expériences du passé empêchent de voir les choses telles qu'elles sont réellement. La vision du réel est déformée par les traumatismes anciens, dit Rabelais.
    - Pas mal. Ces puces refusent désormais de prendre des risques, de crainte de se frapper la tête contre le plafond. Pourtant, il leur suffirait d'essayer pour constater que la réussite est de nouveau à leur portée.
    De la manière dont elle a prononcé cette phrase, j'ai l'impression qu'elle m'est directement destinée.
    - Un peu comme les chimpanzés de l'expérience, ajoute Voltaire.
    - Non, car les chimpanzés n'avaient même pas pu faire l'expérience traumatique, lui rétorque Rousseau. Les puces savent pourquoi il ne faut pas aller plus haut, les chimpanzés ne le savaient pas.
    - Bon, mais, dans les deux cas, ce sont des êtres qui n'arrivent plus à voir l'évidence.
    - Il y a aussi la peur de changer ses habitudes, remarque Saint-Exupéry.
    - Certes, accorde la déesse de l'Amour.
    - Et puis, ces puces ne se soucient plus de se lancer à la recherche de nouvelles informations. Elles tiennent pour définitivement acquis ce qu'elles ont déjà expérimenté, remarque Sarah Bernhardt.
    - Vous mettez là le doigt sur l'un des grands problèmes de l'humanité, déclare notre enseignante. Très peu d'hommes savent se forger une opinion par eux-mêmes. Aussi répètent-ils ce que leur ont dit leurs parents, puis leurs professeurs et enfin ce qu'ils ont entendu aux informations du soir, et ils finissent par se convaincre qu'il s'agit là de leur opinion personnelle, au point de la défendre ardemment face à d'éventuels contradicteurs. Il suffirait pourtant qu'ils tentent d'observer par eux-mêmes, de penser par eux-mêmes et ils découvriraient le monde tel qu'il est et non pas comme on les conditionne à le voir.
    Ce cours me rappelle une discussion que j'avais eue jadis avec quelques amis invités à dîner chez moi. Un ami journaliste nous avait expliqué que tous les médias prenaient leurs informations en France auprès d'une unique agence de presse, comme par hasard financée à la fois par l'État et de grands groupes industriels pétroliers. Donc le public avait en permanence d'une manière indirecte le point de vue de l'État et des industriels pétroliers qui eux-mêmes souhaitaient ménager les nations qui leur fournissaient le pétrole. Que n'avait-il pas dit là ? Aussitôt il fut taxé d'esprit partisan. J'avais essayé de prendre sa défense, mais en vain. De manière étrange, ceux qui se prétendaient défenseurs des libertés étaient les plus virulents.
    - Comment agir pour que des puces osent sauter au-delà de la limite admise par tous ? s'enquiert Aphrodite.
    - En les éduquant afin qu'elles se sentent libres et ne se fient plus qu'à leurs propres sens, dit Rabelais.
    - Et comment y parvenir ?
    - En les rendant intelligentes, tente Simone Signoret.
    - Non, l'intelligence n'a rien à voir là-dedans.
    - En leur apprenant à se forger une opinion en ne se fondant que sur leur vécu et leurs propres expériences, proposé-je.
    Aphrodite approuve :
    - Exactement. Tout essayer, tout tenter, accumuler les expériences, ne plus se servir de celles du passé ou d'autrui pour comprendre mais ne se fier qu'à soi-même dans le présent.
    Sur Terre, jadis, quand avec Raoul nous avions décidé d'explorer la mort, nous avions suscité la méfiance jusque dans nos propres familles. Pour tous, la mort et l'au-delà appartenaient au domaine du religieux et seuls les prêtres et les mystiques étaient autorisés à y réfléchir. Qu'un simple individu s'intéresse à la mort en tant que terra incognita semblait absolument obscène, surtout lorsque j'évoquais ces notions qui me sont chères de " spiritualité laïque " ou de " spiritualité individuelle et non pas collective ". Pour moi, la spiritualité était contraire à la religion puisque propre à chaque individu, alors que la religion n'était que du prêt-à-penser destiné à ceux qui étaient incapables de trouver leur propre voie d'élévation. Je soutenais que le mot " spiritualité " contenait le terme " spirituel ", qui signifie aussi " humour ", et que la plupart des religions me semblaient bien trop austères pour conserver cette dimension. J'ai évidemment compris par la suite que mieux valait me taire et ne discuter de ces choses qu'avec Raoul, qui lui au moins me comprenait.
    - Pour inciter les gens à tester de nouveau le saut jusqu'au sommet, il faut leur enseigner la liberté, et pour transmettre cet enseignement, il faut des...
    Au tableau, la craie d'Aphrodite crisse pour inscrire : " Des Sages. "
    - Voilà le nouveau défi. Introduisez parmi vos peuples des sages, des initiés, des savants, conseille-t-elle. Bref, des êtres de niveau de conscience 6.
    - Ils se feront tuer, dit Bruno.
    - Chez vous, oui, probablement, dit soudain Aphrodite en fixant Bruno Ballard durement.
    - ... Chez moi ? Qu'est-ce que vous avez contre moi ?
    Je vois soudain la déesse de l'Amour foncer vers le nommé Bruno.
    - Ce que j'ai contre vous ?
    Elle le pointe du doigt.
    - Vous croyez que je n'ai pas vu ?
    À cet instant je m'aperçois que je n'ai jamais songé à aller regarder du côté du dieu des faucons.
    - Il y a, mon cher monsieur Ballard, que dans votre coin, c'est vrai vous n'envahissez personne, vous n'avez pour l'instant causé aucun massacre, ça non... mais il faut voir comment vous laissez traiter votre propre population. Dites-moi, qu'est-ce que vous avez contre les femmes ?
    Bruno baisse les yeux.
    Je ne comprends pas, je m'attendais plutôt à voir ce genre de réaction contre Proudhon, l'agresseur des femmes-guêpes...
    - Vous avez laissé des mœurs inqualifiables s'installer. Et tout d'abord, pour le plus apparent... l'excision. Des mères qui mutilent leur propre fille. Elles leur coupent le clitoris ! Voilà ce qu'on fait chez monsieur Bruno. Et pourquoi elles font ça ?
    - Euh..., dit Bruno... je ne sais pas. Ce sont les femmes qui ont décidé entre elles. Elles pensent que si elles ne le font pas elles ne seront pas des vraies femmes.
    - Et qui leur a mis cette idée en tête ?
    - Euh... les hommes.
    - Et pourquoi ?
    - ... Parce qu'ils n'ont pas envie qu'elles couchent à droite et à gauche.
    - Non, monsieur, parce qu'ils n'ont pas envie que les femmes aient du plaisir. Ils sont jaloux du plaisir des femmes qui a l'air supérieur au leur (et qui l'est), voilà la vérité. Et j'ai vu chez votre peuple des gamines mutilées à vie, dans des conditions d'hygiène et de douleur ignobles, par... tradition !
    Bruno Ballard a un instant de flottement.
    - Ce n'est pas moi, ce sont mes humains...
    - Oui, mais vous n'avez rien fait pour les en empêcher. Un rêve, une intuition, un coup de foudre auraient peut-être suffi à rendre cet acte tabou. À quoi cela vous sert d'être dieu si vous laissez faire n'importe quoi ? Et ce n'est pas tout, monsieur Bruno... On pourrait aussi parler chez vous de l'infibulation. Des filles dont le sexe est carrément cousu sans anesthésie. Et ce pour qu'elles soient vierges au mariage...
    Les élèves déesses jettent sur Bruno un regard réprobateur.
    - Et puis je vais vous parler de quelque chose d'encore moins connu et d'encore plus ignoble qui se passe chez vous, monsieur Bruno... En termes médicaux on appelait cela, sur " Terre 1 ", " la fistule obstétricale ".
    J'ignore le sens de ce mot. La salle émet une rumeur. Je m'attends au pire.
    - Vous savez ce que c'est ? Eh bien voilà. Des jeunes filles sont mariées de force dès 12 ans à de vieux riches. Vendues par leurs parents. Et, bien évidemment, ces saligauds ne prenant aucune précaution, elles se retrouvent enceintes à la puberté. Mais leur corps n'est pas prêt. En général le fœtus n'arrive pas à terme, mais en grossissant il comprime les tissus qui séparent le système génital, la vessie et le rectum... La pression crée des brèches qu'on nomme fistules. Résultat, les urines, parfois les matières fécales s'écoulent par la voie vaginale. Ces jeunes filles se lavent tout le temps mais elles sentent si mauvais que leurs maris les chassent ainsi que leur famille. Elles errent comme des clochardes et on leur jette des pierres. Des gamines de 12 ans, monsieur Bruno, de 12 ans !
    Nous le regardons tous. Il rentre la tête dans les épaules.
    - Ce n'est pas moi, ce sont mes humains, clame-t-il comme le propriétaire d'un chien qui vient de mordre un enfant.
    Son plaidoyer ne calme pas la déesse de l'Amour.
    - Eh bien c'est pour cela qu'ils ont un dieu, vos humains ! Pour les tenir, les éduquer, ne pas les laisser faire n'importe quoi... Et puis c'est si facile de s'acharner sur les femmes. Elles n'ont pas la force physique de se défendre. Elles finissent par tout accepter... Et je ne vous parlerai pas de certains de vos villages où les mères ont tellement honte de concevoir des filles qu'elles préfèrent les noyer dès leur naissance.
    Maintenant Bruno Ballard ne dit plus rien, j'ai l'impression de discerner comme une rage chez lui. C'est étonnant, il en veut à Aphrodite d'avoir révélé à tous les mœurs de son peuple.
    Mais déjà Aphrodite pointe du doigt d'autres élèves.
    - Et que vos petits camarades ne se moquent pas trop vite... Vous croyez que je n'ai pas vu ? D'abord il n'est pas le seul à avoir ce genre de pratiques et puis... j'ai vu vos sacrifices humains inutiles, j'ai vu vos incestes considérés comme une forme d'éducation des enfants ! J'ai vu les réseaux de pédophilie installés par les petits chefs. Et je ne parlerai pas du cannibalisme, ni de la mise en quarantaine systématique et dans des conditions ignobles des lépreux ou des handicapés. J'ai vu les premières femmes dites sorcières brûlées sur les bûchers... J'ai vu les premières salles de torture qui se construisaient et le métier de bourreau qui devenait un travail à plein temps. J'ai vu tout ça. Tout ce que vous avez laissé faire par pusillanimité ou par bêtise.
    Son regard se fait dur.
    - À moins que ce ne soit par vice.
    Beaucoup d'élèves baissent la tête. La déesse change de ton, elle repasse dans les travées et sa toge vole au vent. Elle arrive sur l'estrade. Cupidon vient s'asseoir sur son épaule. Elle respire amplement.
    - Donc... de quoi parlait-on déjà ? Ah oui, les sages. Au début, sans aucun doute, les sages inquiètent toujours les petits chefs et les systèmes établis. Ceux-ci n'hésitent pas à utiliser la force, la violence, voire le terrorisme, pour s'en débarrasser, et vos sages commenceront forcément par être persécutés. Mais il faut voir ça à plus long terme. Vos sages martyrs seront là pour planter des graines qu'ils ne verront peut-être jamais pousser. Thalès, Archimède, Giordano Bruno, Léonard de Vinci, Spinoza, Averroès n'ont pas eu des vies faciles mais ils ont laissé derrière eux des traces indélébiles. Tel est votre prochain enjeu.
    " Des Sages ", souligne la déesse d'un large trait.
    - Les âmes de " Terre 18 " s'élèvent désormais. À vous de fixer une direction, un cap pour vos peuples. Je vous demande de noter sur un papier votre objectif final.
    " Objectif final " inscrit-elle, et tout à côté : " Utopie ".
    - Ce qui importe, derrière chaque politique, c'est l'intention cachée.
    Elle ajoute ce troisième mot : " Intention. "
    - Il ne faut pas vous fier aux étiquettes. Vous pouvez avoir une démocratie, mais si l'intention du président est son enrichissement personnel vous obtiendrez une dictature déguisée. De même que vous pouvez avoir une monarchie, mais si l'intention du roi est le bien-être de son peuple vous pourrez obtenir un système socialement égalitaire. Derrière les slogans politiques, derrière les chefs, se cachent des intentions personnelles, et ce sont elles qu'il faut surveiller et maîtriser.
    Certains élèves ne comprenant pas, notre professeur précise :
    - Vous avez tous en tête un monde idéal pour les humains. Vous entretenez chacun une utopie différente. C'est dans l'intention de voir cette utopie se réaliser que vous allez faire apparaître vos sages. Ce seront en quelque sorte les gardiens de votre intention divine cachée. Ils conseilleront le peuple ou les chefs pour que l'ensemble de vos civilisations atteignent un objectif élevé. Encore faut-il avoir défini cet objectif. Je vous propose d'inventer un rêve pour votre peuple. Notez par écrit ce qu'est pour vous un monde humain idéal, non pas seulement pour votre peuple particulier, mais pour l'ensemble de " Terre 18 ".
    Dans la classe, le silence est total. Nous nous livrons à une même introspection. Pour moi, qu'est-ce qu'un monde idéal ? À ce stade, je songe que l'idéal serait la paix planétaire. Je souhaiterais un désarmement général. Dans un tel monde, je pourrais orienter toutes les énergies de mon peuple vers la connaissance et le bien-être, voire la spiritualité. En lettres capitales, je griffonne donc : " LA PAIX MONDIALE ".
    Aphrodite précise :
    - Le futur idéal étant susceptible de changer au fur et à mesure du déroulement des cours, précisez la date du jour en regard de votre utopie. Nous sommes aujourd'hui le premier vendredi.
    La déesse relève toutes les copies puis, se rasseyant à son bureau, elle annonce :
    - Il est temps à présent d'en venir au classement.
    Chacun retient son souffle. Notre professeur semble en proie à une profonde réflexion. Elle vérifie ses notes et nous dévisage les uns après les autres avant de laisser tomber son verdict :
    - Premier : Clément Ader et son peuple des hommes-scarabées.
    Les autres applaudissent, moi je m'indigne. Les hommes de Clément Ader ne seraient encore qu'un ramassis de paysans mal dégrossis si je ne leur avais pas apporté l'écriture, les mathématiques et les pyramides.
    Impavide, la déesse de l'Amour dépose une couronne de lauriers d'or sur la tête de mon hôte. Elle commente :
    - Non seulement Clément Ader a su tirer parti du principe d'alliance en accueillant les hommes-dauphins, mais il a su comprendre l'intérêt de bâtir des monuments. C'est dans sa civilisation qu'à ce jour, sur " Terre 18 ", on peut voir les plus admirables constructions. Elles ont coûté cher en travail et en énergie mais contribueront au rayonnement de la civilisation des hommes-scarabées dans le temps et l'espace. À tous, je conseille de vous inspirer des méthodes de Clément Ader.
    Elle embrasse l'aviateur sur les deux joues et le serre contre sa poitrine.
    - Deuxième : le peuple des hommes-iguanes de Marie Curie. Eux aussi ont érigé des pyramides et construit des grandes cités très modernes et, de surcroît, ils ont développé une science de l'astrologie et de la prédiction. Je n'émettrai qu'une petite critique. Il faut cesser les sacrifices humains, mais je suis sûre, ma chère Marie, que vous saurez créer des sages qui arrêteront cette " bêtise ". Considérez ce prix comme un encouragement en ce sens.
    Marie Curie reçoit sa couronne de lauriers d'argent, souligne qu'elle doit beaucoup à la qualité des médiums humains qui ont su l'écouter, et ajoute qu'elle fera tout pour répandre dans l'avenir les idées des hommes-iguanes.
    Comme Clément Ader, Marie Curie s'est bien gardée de faire allusion à ces navires qui un jour ont surgi à l'horizon pour lui apporter tout le savoir nécessaire à l'épanouissement de sa civilisation... Peut-être souhaiteraient-ils tous me voir exclu pour ne plus jamais me manifester la moindre reconnaissance.
    - Troisième lauréat enfin : Joseph Proudhon et son peuple des hommes-rats.
    Là, un murmure parcourt l'assistance. La déesse ajoute :
    - Les hommes-rats sont en fait ex aequo avec les femmes-guêpes, mais comme ils représentent la force " D ", je leur ai accordé un petit avantage pour qu'en tête, les trois forces soient représentées.
    À nouveau la salle est en ébullition.
    D'un geste agacé, Aphrodite calme les protestations principalement féminines et poursuit :
    - La civilisation des hommes-rats est à présent la plus puissante militairement sur " Terre 18 ". Vous devriez tous en tenir compte. À mon avis, son armée est actuellement invincible et ses armes d'une exceptionnelle qualité.
    Quelques sifflets. Cette fois, la déesse est visiblement irritée et tape sur son bureau pour réclamer le silence.
    - Comprenez bien ! Comme vous je suis avide d'amour et je hais la violence, mais il ne sert à rien de se boucher les yeux, une puissante armée viendra toujours à bout d'un peuple pacifique. Le dur domine le mou.
    Dans ma tête résonne le chant des miens attendant la mort lors de l'invasion de ces hommes-rats. Dans ma tête résonnent les litanies des miens au jour du déluge. Incapables de lutter, ils n'ont cherché qu'à passer dignement de vie à trépas. Leur noble conduite n'aurait donc aucune valeur dans le code des dieux de l'Olympe ?
    - À quoi servent les beaux principes si l'on est mort ? déclare Aphrodite comme si elle avait lu dans mes pensées. Beaucoup d'entre vous ont péché par angélisme. Comme n'importe quel autre monde, " Terre 18 " est un lieu de confrontation, une jungle. S'il n'y avait qu'un seul dieu, il pourrait imposer le système de son choix mais ce n'est pas le cas. Vous êtes encore une centaine. Soyez réalistes avant d'être idéalistes.
    - Pourquoi avez-vous détruit la civilisation de Michael ? demande Mata Hari à brûle-pourpoint.
    - Je comprends votre émotion, mademoiselle, répond froidement la déesse, et je vous félicite pour vos qualités de cœur. Seulement, le cœur ne suffit pas. Il faut encore lui associer l'intelligence pour comprendre le monde. J'ai moi-même payé cher cette leçon.
    Elle parle, et dans son regard clair, je lis mille drames, mille souffrances, mille trahisons inoubliées.
    - Michael a non seulement triché mais il a créé un monde faux. Je dirais que c'était une île d'enfants gâtés... sans contact avec les peuples voisins. Ils accumulaient certes le savoir et la spiritualité mais ils étaient devenus trop " personnels ". Au moins maintenant répandent-ils leur précieux savoir dans le monde. À quoi sert d'être une lumière si on éclaire le jour ? La lumière ne se voit qu'au milieu des ténèbres. La clarté ne se mesure que dans l'adversité, c'est pour cela qu'ils ont dû quitter leur île, et c'est pour cela qu'ils doivent actuellement se battre pour survivre, mais je fais confiance à Michael, il saura faire briller les siens dans la pire noirceur.
    J'ai envie de lui dire que si elle avait laissé les miens se développer ils auraient fini par envoyer des navires instruire les autres peuples, mais il fallait leur laisser un peu de temps. Après tout, même si mes bateaux d'explorateurs se faisaient accueillir à coups de flèches, les gens de l'île de la Tranquillité continuaient à les envoyer. Il fallait me faire confiance. Mais son regard se fait complice, une fois de plus on dirait qu'elle veut me faire comprendre qu'elle agit pour mon bien. Je me mords la langue.
    - Faites au mieux, essayez de vous comporter en personnes responsables mais acceptez les règles du jeu, conclut-elle. Les bons sentiments, c'est très bien au cinéma ou dans les romans, pas dans la vraie vie.
    - Alors pourquoi avez-vous fait des reproches à Bruno ? demande Voltaire.
    Pour la première fois je vois la déesse de l'Amour un peu troublée. Elle baisse les yeux et articule :
    - Vous avez raison. Je regrette ce que je t'ai dit, Bruno. C'était juste un accès d'humeur. Bruno, tu es dans les vingt premiers et tu peux mener tes humains comme tu le souhaites. Ce que je t'ai dit est juste un avis d'observatrice, tu n'es pas obligé d'en tenir compte.
    Bruno affiche aussitôt un air victorieux.
    Ce brusque revirement me choque encore plus que tout ce qui s'est passé jusque-là. Décidément, je ne comprends plus rien aux règles de ce monde des dieux. Je repense à Lucien Duprès. Il avait peut-être raison, nous sommes peut-être dans un piège. Nous, dont les âmes sont censées être les plus pures et les plus élevées, nous allons être obligés de collaborer à des monstruosités... J'en ai déjà accepté pas mal. Trop ?
    Aphrodite reprend sa liste pour poursuivre l'énoncé de ses notes. Une fois de plus, je me retrouve en queue mais pas dernier. L'exclu, c'est le peintre Paul Gauguin avec son peuple des hommes-cigales qui ont si bien chanté en moissonnant mais ont oublié de créer la poterie pour mettre à l'abri des provisions pour l'hiver. Ils ont été trop faibles pour résister à l'invasion des hommes-rats. De leur civilisation extraordinaire, de leur art en avance sur leur temps, il n'est rien resté.
    Un centaure emporte le chantre de Pont-Aven et des îles Marquises qui ne se débat même pas. La déesse cite ensuite sept autres dieux moins célèbres qui ont échoué le plus souvent après des guerres, des épidémies ou des famines. Ils sont eux aussi emportés par des centaures.
    Décompte : 92 - 8 = 84.
    Atlas accourt reprendre " Terre 18 ".
    Tout le monde se dirige vers la sortie. Moi, j'observe les puces dans leur bocal sans couvercle. Et nous, c'est quoi notre couvercle ?
    Je regarde au loin la montagne enneigée et je suis sûr qu'un jour je saurai.
   

102. ENCYCLOPÉDIE. AUTOLIMITATION DES PUCES


     Des puces sont disposées dans un bocal. Le bord de ce bocal est juste à la hauteur qui leur permet de sauter par-dessus.
     On dispose ensuite une plaque de verre pour boucher le sommet du bocal.
     Au début les puces sautent et percutent la plaque. Puis, à force de se faire mal, elles adaptent leur saut de manière à s'arrêter juste au-dessous de la plaque de verre. Au bout d'une heure, il n'y a plus une seule puce qui se tape contre le verre. Toutes ont réduit leur saut pour arriver au ras du plafond.
     Si on enlève ensuite la plaque de verre, les puces continuent de sauter de manière limitée comme si le bocal était encore obturé.
     
     Edmond Wells,
     Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, Tome V.