samedi 22 septembre 2018

46. LE TEMPS DES VÉGÉTAUX

Lundi, jour de la Lune. Cours de Poséidon. Sur les Champs-Élysées, le palais de Poséidon ressemble de l'extérieur à un éphémère château de sable construit sur une plage dans l'attente de la prochaine marée. À l'intérieur, on se croirait plutôt dans l'entrepôt d'un pêcheur, avec ses barques, ses filets, ses coquillages et ses amphores. Le long des murs, des aquariums exhibent leurs algues, leurs anémones et leurs coraux chatoyants.
    Notre professeur du jour est un géant à la barbe blanche coupée au carré. Il ne quitte pas son trident qu'il traîne derrière lui dans un grincement de ferraille. Sa physionomie n'a rien d'amène. Il nous dévisage comme fâché d'avance et vocifère :
    - Atlas !
    Atlas accourt, dépose " Terre 18 " sur un support au centre de la salle et s'en va sans se livrer à ses protestations habituelles.
    Poséidon s'en approche et, l'œil collé à la loupe de son ankh, tel un enquêteur recherchant des indices sur le lieu d'un crime, tonne aussitôt :
    - Et vous appelez cela un monde !
    Nous restons cois, recroquevillés sur nos bancs.
    - ... Moi, je dis qu'il y a des planètes dont devraient rougir ceux qui les ont façonnées ! ajoute-t-il en frappant son bureau de son trident. Depuis que je suis Maître dieu en Olympe, je n'ai jamais, mais vraiment jamais, vu de monde aussi minable. Et où comptez-vous aller avec ce désastre pas même sphérique ?
    Le maître se lève et déambule devant l'estrade, tour à tour brandissant vers nous un trident menaçant ou se tordant la barbe avec fureur.
    - ... Il y a des bosses partout. Impossible d'avancer avec ça. Vous, là-bas, allez me quérir Chronos.
    L'élève désigné du doigt file sans demander son reste vers la demeure du maître et ne tarde pas à en revenir avec le dieu du Temps toujours aussi dépenaillé.
    - Tu m'as prié de venir ?
    - Oui, Père. Vous avez vu de quelle immondice cette nouvelle promotion entend se servir comme monde de départ ?
    Chronos visse son œilleton d'horloger pour examiner notre travail, multiplie les grimaces et s'excuse presque :
    - Il me semble pourtant qu'il n'y avait rien à redire lorsque je leur ai donné l'œuf cosmique...
    - C'est donc Héphaïstos qui aura tout gâché. Élève, ramenez-le-moi, tonne le dieu des Mers.
    Le même condisciple repart en courant et revient accompagné du maître des forges, flanqué de ses deux femmes-robots soucieuses de lui éviter le moindre déséquilibre. Il comprend aussitôt que " Terre 18 " pose problème et, de la loupe de son ankh, scrute notre planète.
    - Oh, ça va... Il n'y a pas lieu d'être aussi perfectionniste, maugrée-t-il.
    L'irascible Poséidon s'emporte derechef :
    - Ah, oui ? Eh bien moi, je refuse d'œuvrer sur " Terre 18 ". Débrouillez-vous comme vous voudrez, vous me la réparez ou vous me filez une " Terre 19 " convenable.
    Nous nous taisons. Si nos professeurs ne parviennent pas à se mettre d'accord, ce n'est pas à nous, élèves débutants, d'intervenir.
    - Il s'agit quand même d'une planète neuve, proteste Héphaïstos.
    Le dieu du Temps renchérit :
    - La recommencer, ce serait prendre du retard dans les cours. Impossible, il faudra te contenter de ce monde imparfait.
    Père et fils se toisent. Poséidon baisse les yeux le premier et soupire.
    - Quand même, Héphaïstos, aplanis-moi ces bosses.
    De mauvaise grâce, le dieu des orfèvres obtempère à l'aide de son ankh tandis que le maître du temps s'associe à ses efforts en accélérant l'horloge pour que les volcans sur lesquels l'autre intervient refroidissent plus vite.
    - À toi de jouer, nous ne pouvons rien de plus pour toi, annonce Chronos, en faisant signe à ses femmes-robots de le ramener vers la porte sur son fauteuil roulant qu'Héphaïstos, tout aussi désireux de déguerpir, les aide à pousser.
    - Un monde imparfait au stade minéral ne se transformera jamais en monde parfait dans les degrés d'évolution plus avancés, bougonne Poséidon, ses collègues partis. Une planète est comme un être vivant. Il faut qu'elle respire. Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi la croûte des pains est sillonnée d'entailles ? Et regardez-moi cette planète bâclée.
    De la foudre de son trident lancée à la puissance maximale, il améliore encore " Terre 18 " par-ci, par-là et se redresse, fourbu.
    Les dernières montagnes en feu s'éteignent, ultimes bougies sur un gâteau d'anniversaire, et d'elles montent encore des vapeurs blanches qui s'élèvent dans les cieux pour s'y fixer en nuages. Ces derniers se rejoignent pour créer une atmosphère qui peu à peu recouvre la planète tout entière de son gilet cotonneux.
    - Qui a obtenu la meilleure note au cours précédent ? demande le dieu des Mers, en éteignant les lampes dans la salle.
    Sarah Bernhardt lève la main.
    - Donc à vous l'honneur du coup d'envoi. Tirez dans les nuages. Un simple petit éclair devrait suffire.
    Elle obéit. Quoique un peu surprise de la demande, elle brandit son ankh vers la couverture de nuages. À peine sa lumière a-t-elle touché " Terre 18 " que les nuages clairs se regroupent et se tassent pour se transformer en nuages gris foncé puis d'un noir opaque. Des éclairs de foudre retentissent qui ne sont plus tirés par nos ankhs. D'où nous sommes, nous ne distinguons que des points blancs, comme des spots qui clignotent. Au-dessous ils forment des filaments qui relient l'atmosphère à la surface de la planète. C'est alors que les nuages noirs éclatent en une pluie diluvienne.
    D'un geste de la main, Poséidon nous ordonne de nous approcher de la sphère et de contempler le spectacle. Toutes les fissures de la planète se remplissent d'une eau brunâtre. Les rifts profonds qui séparent les continents mettent du temps à se combler. Les vallées sombrent sous l'eau pour former des lacs qui débordent parfois, se déversent en fleuves et se ramifient en ruisseaux.
    Et puis, comme si les nuages avaient craché tout leur soûl, la pluie cesse. Les nuages noirs redeviennent gris, puis blancs, puis translucides, et enfin s'éparpillent.
    Entre l'atmosphère et la surface de la planète, l'espace se remplit d'air et, en bas, l'eau prend une couleur bleu marine.
    Poséidon rallume les lampes.
    - Vous voici parvenus à l'instant le plus intéressant de votre enseignement. Ici et maintenant, en effet, nous allons créer de la Vie.
    Au tableau, il inscrit : " Création de la Vie ", et au-dessous, il note :
    0 : le départ. L'œuf cosmique.
    1 : la matière. Le minéral.
    2 : la vie. Le végétal.
    L'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu d'Edmond Wells me revient en mémoire. " 2 ", le végétal : un trait horizontal sous une courbe, fixé au sol, aimant la lumière...
    Poséidon nous indique comment opérer. Il suffit d'agir au moyen d'infimes impulsions de foudre sur le filament d'ADN, des impulsions si précises qu'elles sont de l'ordre de l'atome. Nous graverons ainsi le programme de l'être vivant que nous manipulerons.
    Comme si nous perforions un de ces antiques rubans servant jadis de programmes informatiques. Poséidon précise qu'il importe ensuite de protéger cette mémoire par un noyau.
    Sur le filament d'ADN, nous sommes libres de placer tout ce qui nous viendra en tête. À nous de programmer la couleur, la taille, la forme, le goût, les différentes épaisseurs de peau, leur solidité, leur dureté.
    C'est incroyable tout ce que l'on peut faire rien qu'avec de l'hydrogène, de l'oxygène, du carbone et de l'azote, car tout ce qui vit n'est qu'une combinaison de ces quatre atomes. Ensuite, la programmation de l'ADN fait tout le reste.
    - Pour chacune de vos créations, précise Poséidon, il vous faudra trouver :
    - Un moyen de se nourrir.
    - Un moyen de se reproduire.
    Tâtonnez, inventez, cherchez des solutions. Laissez-vous aller dans vos délires. N'hésitez pas à coloniser les abysses des fonds marins, les grottes, les anfractuosités, la surface des océans même. Opérez comme bon vous semble. Vous disposez de quelques heures. Vous aurez le temps de corriger vos compositions et de les ajuster aux conditions climatiques imposées par vos voisins.
    Comme un garagiste les mains dans le cambouis, nous voilà plongés dans le cœur des cellules. Je burine dans les fils d'ADN comme si j'étais en train de réparer un moteur. Puis je range mes chromosomes dans des noyaux comme des fils dans un sac. Au début, toutes mes structures s'effondrent. L'enveloppe de ma cellule n'est pas assez solide, ou bien l'ADN de mon noyau est par trop improbable.
    Peu à peu, j'en viens à entrevoir quelles interactions interviennent dans mes combinaisons et j'obtiens la forme la plus élémentaire de la vie : une bactérie sphérique avec une unique cellule contenant un noyau et son ADN.
    Pour satisfaire à la première question de Poséidon : " Comment se nourrit-elle ? ", ma bactérie absorbe la lumière par photosynthèse et des miettes de molécules organiques résultant des brouillons abandonnés par mes condisciples. Pour répondre à la seconde question : " Comment se reproduit-elle ? ", c'est simple, par parthénogenèse. Elle se divise en deux nouvelles cellules exactement identiques à la première.
    Je lorgne le travail de Freddy Meyer à côté de moi.
    Lui est déjà parvenu à un être pluricellulaire, une sorte d'algue. Raoul a élaboré de son côté un virus très simple, très solide, capable de se nourrir et de se reproduire à l'intérieur d'autres organismes. Edmond Wells a fabriqué une éponge qui se nourrit non seulement de lumière mais aussi de gaz. Grâce à un système de filtrage, sa création supporte l'oxygène qui, jusque-là, était un poison pour toute forme de vie. Avec l'apport de cette énergie, elle a produit des filaments qu'elle déploie pour se déplacer en surface. Pour sa part, Mata Hari n'y est pas allée par quatre chemins. Elle a tout bonnement inventé la sexualité en créant des organismes qui se reproduisent non plus en se divisant mais en s'unissant à des individus différents et en mélangeant leurs codes d'ADN.
    - Pas mal.
    - Cela n'a pas été facile, admet-elle. J'ai été obligée de passer par une phase de cannibalisme. Un individu en happait un autre pour associer les deux ADN. J'ai compris que je réussirais mieux en deux temps : fusionner d'abord deux cellules en un être à double ADN, produire ensuite un troisième être, union des deux.
    - 1 + 1=3, conclut en plaisantant Edmond Wells.
    Cette devise me semble à cet instant d'une force incroyable. Si tôt dans l'apparition de la vie, 1 + 1 = 3 indiquait donc le secret de l'évolution. Circulant derrière nous pour vérifier où nous en sommes, Poséidon s'attarde à encourager Mata Hari. Du coup, d'autres élèves accourent pour copier ce système révolutionnaire qui permet de sortir du cycle de la reproduction solitaire pour passer à celle de deux individus différenciés.
    Nous construisons et déconstruisons, améliorant nos prototypes, créant des êtres de plus en plus complexes. Il y a là du plancton, des daphnés, des vers. Certains voudraient se lancer dans des poissons, mais Poséidon les arrête. Rien avec des yeux, rien avec des bouches, il ne faut pas pour l'heure s'éloigner du domaine végétal. On reste dans le 2.
    Nous acceptons ses limitations. Ma " Pinsonette " est une fleur rose aquatique pâlichonne mais résistante. Elle se reproduit très facilement grâce à un système de filtrage inspiré d'Edmond Wells et un mécanisme de sexualité de mon invention qui envoie des gamètes dans l'eau. Bref, elle bénéficie de toutes les trouvailles dernier cri.
    La " Razorbackette " de Raoul est une anémone pourvue de longs tentacules. Edmond cajole sa " Wellsette ", une algue mauve aux allures de salade, équipée d'un système de capsules remplies d'air lui permettant de flotter en surface et donc de disposer de plus d'oxygène et de lumière. J'en suis d'autant plus admiratif que ma " Pinsonette ", vivant en profondeur, ne profite que de l'oxygène de l'eau et de la faible lumière filtrée par les couches marines supérieures.
    Mata Hari a modelé son " Hariette ", une simple fleur rouge qui se dandine, fixée dans le sol. Son cœur crache régulièrement dans l'eau des gamètes qui, lorsqu'ils en rencontrent d'autres, donnent naissance à une nouvelle plante. Celles-ci commencent à pulluler dans l'océan primitif, et je note que, du seul fait de la sexualité, tous ces végétaux ne sont pas similaires et commencent à s'adapter au milieu chacun à sa manière.
    Gustave Eiffel a réussi une création spectaculaire et d'une grande beauté. Son mécanisme de corail grandit en mêlant une structure mi-minérale, mi-végétale, et sa coloration rose orangé détonne dans le bleu sombre de l'eau. Plus discret, Freddy Meyer a imaginé une mousse couleur de ciel, claire et fine, qui adhère à la roche, la teintant de turquoise. Le buisson de branches molles, noires et jaunes de Sarah Bernhardt est bien joli mais sa reproduction s'annonce difficile.
    Les plantes foisonnent alentour. Il y a là plus de cent cinquante espèces végétales dont certaines n'appartiennent à aucun élève dieu. Peut-être sont-elles nées spontanément. Poséidon nous conseille d'ailleurs de ne pas sous-estimer les végétaux car ils disposent d'énormes pouvoirs bien qu'ils soient immobiles.
    - Souvenez-vous, dit-il. Dans vos dernières vies de mortels, vous adoriez les végétaux et ceux-ci influaient sur vos existences. Le café réveille. Le sucre de canne ou de betterave apporte de l'énergie, tout comme le chocolat dont certains ne parviennent pas à se passer. Il y a encore le thé, le tabac. Ah, le tabac ! Une simple feuille, et elle agit sur l'organisme humain en son entier. Elle intervient dans la régulation des graisses, le sommeil, l'humeur... Et bien sûr il y a les plantes utilisées comme drogues, la feuille de coca, la feuille de marijuana, le pavot, le chanvre... Amusant, un végétal qui manipule les humains, non ? Que de civilisations ont été déformées par les plantes ! Ne sous-estimez jamais une dimension de l'évolution, même si elle vous semble de prime abord inférieure. Elle ne pourrait pas moins vous piéger.
    Poséidon tire sur sa barbe blanche, se penche, scrute, note et annonce enfin le vainqueur. Bernard Palissy a droit à la couronne de lauriers d'or. Le céramiste a réussi une plante compacte qui grandit très vite en ne se nourrissant que de lumière et de quelques éléments chimiques puisés dans le sol.
    Le perdant est Vincent Van Gogh. Le peintre a élaboré une fleur aquatique aux pétales jaune doré ressemblant à ses célèbres tournesols, mais il l'a équipée d'un mécanisme auquel il a été seul à penser : un système de modification des couleurs destiné à l'origine au camouflage mais qu'il a vite amélioré pour que sa " Goghette " change de ton sans raison, simplement pour faire joli.
    - Dans la nature, l'esthétique constitue un luxe inutile, commente sobrement Poséidon. À ce stade de l'évolution, il faut d'abord penser en termes d'efficacité.
    Dans nos rangs, quelques peintres murmurent en signe de solidarité avec l'impressionniste malheureux, mais Van Gogh ne se résigne pas à la défaite et proteste :
    - Je ne suis pas d'accord. Le but de l'évolution n'est pas l'efficacité mais bel et bien la beauté. Ma " Goghette " n'est nullement une erreur de débutant. Mon œuvre est un effort vers la perfection et je regrette que vous ne soyez pas capable de le comprendre.
    - Désolé, monsieur Van Gogh, réplique sèchement le dieu des Mers, ce n'est pas vous qui décidez des règles de l'Olympe. Réussir ici, c'est être en phase avec les exigences des professeurs et non édicter ses propres lois.
    Van Gogh brandit son ankh mais un groupe de centaures est déjà là, munis de boucliers tels des CRS accourus en renfort. Le peintre dirige sa foudre vers eux mais ils sont bien protégés. Alors, en désespoir de cause, il dirige son arme contre lui-même, pile sur son oreille, il tire et s'effondre. Les hommes-chevaux emportent sa dépouille. La scène n'aura duré que quelques secondes.
    Décompte : 139 - 1 = 138.
    Personne n'a bronché. Nous sommes désormais résignés. Étonnant comme nous avons vite accepté " leurs " règles du jeu. Aux meilleurs la couronne de lauriers, aux moins bons, l'élimination. Nous ne sommes plus qu'une banale classe d'élèves anxieux de réussir leurs examens et de ne pas être limogés.

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