samedi 22 septembre 2018

107. EXPÉDITION DANS LE ROUGE

Une heure plus tard, abandonnant les autres à leurs festins et leurs danses, les théonautes s'éclipsent discrètement. Nous sortons de la cité d'Olympie et nous dirigeons vers la forêt bleue afin de partir à l'assaut de la montagne centrale de l'île.
    Notre escouade, de plus en plus expérimentée, avance d'un bon pas en se servant des raccourcis découverts lors de nos précédentes expéditions.
    Ce chemin commence à m'être familier. Nous marchons et, peut-être parce que j'ai passé deux jours loin de la compagnie de mes amis, je retrouve mon enthousiasme des premières heures. De nouveau, j'éprouve la sensation d'être en train de repousser les limites de la terra incognita.
    Mata Hari ouvre la marche, guettant le moindre bruit, au cas où une chérubine ou un centaure malintentionné nous surprendrait. Freddy et Marilyn, pour leur part, devisent avec insouciance. Je les regarde et je pense que Joseph Proudhon ne pourra pas l'emporter sur Marilyn car elle est douée de facultés d'adaptation qu'il ne possède pas. Elle est rusée comme un chat et, comme un chat, elle sait retomber sur ses pattes.
    En queue, Georges Méliès traîne un grand sac contenant à ses dires son " truc de magicien ".
    Je me sens bien ici, avec eux. Somme toute, la vie de mon âme est une réussite. Je suis monté au Paradis.
    J'ai connu l'ascension. J'ai des amis, une quête, une responsabilité, une œuvre, un fantasme à accomplir.
    Mon existence a un sens.
    Raoul passe un bras autour de mes épaules.
    - Tu fais un joli couple avec la déesse de l'Amour...
    - Qu'est-ce que tu me chantes ?
    - Nous avons tous eu une vie affective sur Terre, dit-il en montrant du menton Marilyn et Freddy... L'amour, c'est important. Qu'est-ce qu'une vie sans femme ?
    Je me dégage.
    - Pourquoi me dis-tu ça ?
    - C'est étonnant. J'aurais cru que dans l'Empire des anges ou en Aeden les passions seraient comme des braises qui s'éteignent progressivement, et non, il y a des anges, il y a des dieux qui recommencent leur vie affective. Un peu comme ces vieillards qu'on croit à bout de virilité et qui tout d'un coup annoncent qu'ils divorcent et se remarient. Tu as beaucoup de chance d'être amoureux.
    - Je ne sais pas.
    - Tu souffres ? Elle t'en fait voir de toutes les couleurs ? Mais au moins tu vis quelque chose de fort. Je me souviens d'un adage qui disait : " Dans chaque couple il y en a un qui souffre et un qui s'ennuie. "
    - C'est simpliste.
    - Pourtant ça marche avec beaucoup de gens. C'est celui qui aime le plus qui souffre, et celui qui s'ennuie qui décide en général de la rupture. Mais n'empêche... celui qui aime le plus a la meilleure part.
    - Donc celui qui souffre.
    - Oui. Celui qui souffre.
    Je retrouve le plaisir de discuter avec mon meilleur ami d'antan. Peut-être que la disparition d'Edmond Wells y est pour quelque chose.
    - De toute façon, dit-il, je crois l'avoir lu dans l'Encyclopédie... la souffrance est nécessaire pour avancer.
    - Que veux-tu dire ?
    - Regarde comment nous fonctionnons avec nos humains... Si nous leur parlons gentiment, ils n'écoutent pas. Sans souffrance ils ne comprennent pas. Même si intellectuellement ils peuvent entrevoir un concept, tant qu'ils ne l'ont pas ressenti de manière aiguë, dans leur chair et leurs larmes, ils n'ont pas vraiment assimilé l'information. La souffrance reste encore la meilleure manière qu'ont trouvée les anges et les dieux pour éduquer les humains.
    Je réfléchis.
    - Je suis sûr qu'en développant la conscience nous pourrions parvenir à rendre les hommes meilleurs sans les faire souffrir.
    - Ah, tu seras toujours un grand utopiste, Michael, c'est peut-être cela qui me plaît le plus chez toi. Mais ce sont les enfants qui croient aux utopies... Tu es un enfant, Michael. Les enfants refusent la douleur. Les enfants ont envie d'un monde de guimauve. Un monde imaginaire qui n'existe pas, une utopie, comme le Never Land de Peter Pan. Mais le syndrome de Peter Pan, c'est une maladie psychotique des gens qui n'acceptent pas de quitter l'enfance. On finit par les envoyer à l'asile. Car le sens de l'univers et de la trajectoire des âmes n'est pas de rester enfant mais de devenir adulte... Et être adulte c'est accepter la noirceur du monde, et aussi sa propre noirceur. Regarde la trajectoire de ton âme, tu es chaque fois plus adulte. C'est un processus noble qui n'en finit pas. À chaque étape tu as grandi et mûri et il ne faut pas revenir en arrière. Sous aucun mauvais prétexte. Même au nom de la gentillesse et de la douceur...
    Il me fixe, navré.
    - Même ton histoire avec Aphrodite, tu la vis comme une utopie d'enfant.
    Nous traversons une zone de forêt plus dense, et je sais que le fleuve bleu se trouve derrière.
    Soudain, la montagne émet une lueur.
    - Aphrodite ne t'aime pas.
    - Qu'est-ce que tu en sais ?
    - Elle est incapable d'aimer qui que ce soit. N'aimant personne, elle peut faire semblant d'aimer tout le monde. Tu as vu comme elle est aguicheuse, elle caresse les gens, leur masse volontiers les épaules, danse, s'assoit sur les genoux sans la moindre gêne, et puis, si on tente d'aller plus loin, elle érige un mur. Elle se gargarise du mot amour car c'est le sentiment qui lui est le plus étranger. D'ailleurs, considère sa vie : elle a aimé pratiquement tous les dieux de l'Olympe et des centaines de mortels. Et en fait elle n'en a jamais vraiment aimé aucun.
    La remarque de mon ami sonne juste à mes oreilles. La déesse de l'Amour incapable d'aimer ? Cela me rappelle mes études de médecine dans ma dernière vie de Michael Pinson. J'avais toujours été amusé de voir que chaque médecin choisissait pour spécialité le domaine dans lequel il présentait une faiblesse. Celui qui avait des plaques de psoriasis avait opté pour la dermatologie, celui qui avait des problèmes de timidité soignait les autistes, le constipé était devenu proctologue, jusqu'au schizophrène qui était devenu... psychiatre. Comme si le fait de côtoyer des cas plus graves leur permettait de se soigner eux-mêmes.
    - Nous sommes tous des handicapés de l'amour, dis-je.
    - Tu l'es moins qu'Aphrodite. Car ce que tu vis, ce que tu ressens pour elle est beau et pur. Au point que tu n'arrives même pas à lui en vouloir quand elle massacre ton peuple et te place en situation d'être exclu du jeu.
    - Elle a fait ça parce que...
    - Parce que c'est une salope. Arrête de lui trouver des excuses.
    Nous marchons et je me sens une fois de plus déstabilisé par mon ami.
    - Mais sache que je ne me moquerai jamais du sentiment que tu éprouves pour cette handicapée du cœur... Je crois que ce que tu vis, Michael, c'est une initiation par les femmes. Et à chaque épreuve tu évolues. Tu es frustré et malheureux mais tu es une matière qui travaille. Ça me rappelle une histoire que m'avait racontée mon père.
    À l'évocation de son géniteur, Francis Razorback, mon ami marque une légère nostalgie, puis se reprend rapidement.
    - Comme une blague. Il m'avait dit, si je me souviens bien... " À 16 ans, les hormones ont commencé à me tourmenter. Je rêvais d'une grande histoire d'amour. Je l'ai rencontrée, et puis la fille est devenue collante, je l'ai quittée et je me suis mis à chercher le contraire. À 20 ans, je rêvais d'être dans les bras d'une femme expérimentée. Je l'ai rencontrée, très délurée, plus âgée que moi. Avec elle, j'ai découvert des jeux nouveaux. Elle voulait poursuivre ses expériences et elle est partie avec mon meilleur copain. Alors j'ai cherché le contraire. À 25 ans, je ne souhaitais qu'une fille gentille. Je l'ai rencontrée mais nous n'avions rien à nous dire. Notre couple s'est effiloché. Là encore j'ai cherché le contraire. À 30 ans, je voulais une femme intelligente. Je l'ai trouvée, elle était brillante et je l'ai épousée. Le problème, c'était qu'elle n'était jamais de mon avis et tenait absolument à m'imposer ses points de vue. À 35 ans, je désirais une fille plus jeune à modeler à ma convenance. Je l'ai dénichée. Elle était très sensible et prenait tout au tragique. "
    " Alors j'ai voulu une femme mûre, sereine, riche d'une spiritualité personnelle. Je l'ai trouvée dans un club de yoga mais elle m'a harcelé pour que j'abandonne tout et parte finir mes jours dans un ashram hindou. À 50 ans, je ne demandais plus qu'une chose à ma future compagne... "
    - Quoi ?
    - " ... posséder de gros seins ! "
    Raoul éclate de rire. Pas moi.
    - Ah ! L'initiation par les femmes, je te dis. Elles sont toutes merveilleuses, folles, intuitives, capricieuses, mystérieuses, arrogantes, exigeant la fidélité, volages, généreuses, possessives, nous amenant au summum du plaisir et du désespoir. Mais à leur contact, nous sommes contraints d'apprendre à nous connaître et donc d'évoluer. Comme la maturation de la pierre philosophale... on est putréfié, évaporé, sublimé, calciné, mais on se métamorphose. Le seul danger, c'est de focaliser sur une seule et d'y rester englué comme une mouche dans du miel.
    - Trop tard, pour moi c'est déjà fait.
    - Aphrodite ne veut peut-être que t'enseigner une leçon : celle du lâcher-prise. Elle va t'apprendre qu'il faut fuir les femmes... comme elle. Voilà son enseignement à ton égard.
    - Je n'en suis plus capable, elle est déjà toute ma vie.
    Je courbe les épaules et Raoul me reprend par le bras.
    - Tant que tu t'aimeras davantage que tu ne l'aimes, elle ne pourra pas te détruire.
    - Je ne suis pas convaincu.
    - Ah c'est vrai, j'oubliais la phrase d'Edmond Wells : " L'amour, c'est la victoire de l'imagination sur l'intelligence. " Et malheureusement, tu as tellement d'imagination que tu lui prêtes des qualités qu'elle n'a pas. C'est sans fin.
    - C'est infini..., complétai-je.
    Et là-dessus je pense : " ... Et j'atteindrai avec elle cet infini, quoi qu'il m'en coûte. "
    Je me fige. J'ai perçu un bruit de pas sur les feuillages.
    Une créature circule à l'abri des fougères et s'approche de moi. Elle apparaît soudain. Une tête de voyou me fait face. Corps d'homme, jambes de bouquetin terminées par des sabots, visage aux yeux fendus en amande, petites cornes surmontant des cheveux bouclés, le satyre me contemple, l'air coquin.
    - Qu'est-ce que tu veux, toi ?
    - Qu'est-ce que tu veux, toi ? répète-t-il en dodelinant sa tête crépue.
    Je fais un geste pour le repousser.
    - Va-t'en !
    - Va-t'en ?
    Le petit monstre tire sur ma toge.
    - Laisse-moi tranquille, dis-je.
    - Laisse-moi tranquille ?
    - Laisse-moi tranquille ?
    - Laisse-moi tranquille ?
    Ils sont maintenant trois satyres à jouer les échos et tous tirent sur ma toge comme s'ils voulaient m'entraîner pour me montrer quelque chose. Je me dégage prestement. Raoul les éloigne à grands coups de branche de saule. À quelques pas, les autres nous attendent.
    - Moi, je les trouve amusants, dit Georges Méliès.
    - En tout cas, ils ne sont pas dangereux, remarque Mata Hari. S'ils voulaient nous dénoncer, il y a longtemps qu'ils l'auraient fait.
    Nous avançons et les satyres nous suivent. Alentour, l'air sent la mousse et les lichens. Une humidité étrange transperce nos poumons. Nos souffles produisent de la vapeur.
    Je marche et l'image obsédante d'Aphrodite m'accompagne.
    Les douze coups de minuit résonnent dans la vallée et nous voilà face au fleuve bleu.
    Georges Méliès nous prie de nous arrêter et d'attendre les lueurs du jour, indispensables, affirme-t-il, à la réussite de son stratagème. Pas vraiment confiants, nous obtempérons cependant, et nous asseyons sous un grand arbre aux racines enchevêtrées. Pour patienter, je réclame de Georges Méliès qu'il me confie le secret de son tour arithmétique avec le " kiwi ". Il accède à ma demande.
    - Tous les chiffres multipliés par 9 donnent toujours un nombre qui, additionné, fait encore 9, explique-t-il. 3 x 9 = 27. 2 + 7 = 9 ; 4 x 9 = 36. 3 + 6 = 9 ; 5 x 9 = 45. 4 + 5 = 9, etc. Quel que soit le chiffre choisi, je sais donc d'avance que l'addition donnera 9. Si j'enlève 5, il reste 4. Alors, quand je demande d'y associer la lettre correspondante de l'alphabet, c'est forcément un " d ". Or, le seul pays d'Europe dont le nom commence par un " d ", c'est le Danemark, et le seul fruit au nom commençant par sa dernière lettre, un " k ", c'est le kiwi.
    C'était donc aussi simple que ça. Connaître la réalité des tours de magie a quelque chose de décevant.
    - Tu crois choisir et tu ne choisis pas. Tu suis simplement un rail caché dont tu ne peux dévier.
    - Tu penses qu'ici aussi, nous croyons choisir sans pouvoir le faire ?
    - J'en suis convaincu, répond l'illusionniste. Nous croyons jouer mais nous ne faisons qu'interpréter des scénarios écrits à l'avance. Certains événements de l'histoire de nos peuples ne t'en rappellent-ils pas d'autres survenus sur " Terre 1 " ?
    - Les amazones appartiennent à la mythologie, pas à l'histoire.
    - Peut-être ont-elles existé et disparu. On ne connaît pas l'histoire des anciens peuples vaincus. C'est précisément cela, le point de vue de l'Olympe. On cite les gagnants, on oublie les perdants. Sur " Terre 1 ", les manuels d'histoire ne recensaient que les peuples vainqueurs. De plus, dans l'Antiquité, beaucoup ignoraient l'écriture, la transmission était orale. Du coup, ne nous sont parvenus que les récits de ceux qui avaient songé à les consigner dans des livres. Ainsi, nous connaissons l'histoire des Chinois, des Grecs, des Égyptiens et des Hébreux, et nous ignorons celle des Hittites, des Parthes ou des... Amazones. Toutes les cultures orales ont été défavorisées.
    Cela me rappelle l'un des fragments les plus curieux de l'Encyclopédie. La mémoire des vaincus... Qui se souvient encore des civilisations massacrées ? Peut-être qu'en nous faisant rejouer une partie déjà écrite, les dieux nous font sentir cette douleur. La mémoire des vaincus.
    L'histoire de " Terre 1 " me semble quand même différente de celle qui s'inscrit sur notre sphère de Terre 18.
    Georges Méliès approfondit sa pensée.
    - Tu ne vois rien de commun entre le peuple scarabée et les Égyptiens, par exemple ?
    - Mais non, c'est moi qui les ai poussés à construire des pyramides. Quant à leur religion, c'est par pure coïncidence que je me suis inspiré des pratiques égyptiennes décrites dans l'Encyclopédie d'Edmond Wells.
    Dans l'obscurité, je devine le sourire qui étire les lèvres de Georges Méliès.
    - C'est ce que tu penses ? Et si ta... coïncidence relevait d'un plan qui nous dépasse mais auquel nous obéissons, comme lorsque tu te crois libre mais que tu aboutis inéluctablement à Danemark et kiwi ?
    J'ai beau réfléchir, je sais que lorsque je prends une décision de dieu pour mon peuple, je la prends en mon âme et conscience. Je ne subis aucune influence. Je suis alors un dieu uniquement soumis à mon complet libre arbitre. Si je reproduis des éléments de " Terre 1 ", c'est parce que son histoire est la seule que je connaisse et dont je me souvienne. C'est volontairement que je le fais. Ou par manque d'imagination.
    Et puis, il n'y a pas dix mille façons de faire évoluer un peuple... Il bâtit des cités, il livre des guerres, il invente la poterie, il construit des navires, des monuments. Et même pour ces monuments, il n'existe pas tant de choix. On construit un cube comme le temple de Salomon, ou une pyramide comme Chéops, une sphère comme la géode à Paris, ou encore des arcs de triomphe comme les Romains. Je cherche à contrer Méliès.
    - Il n'y a pas eu que je sache de peuple-rat.
    - Oh que si, répond-il paisiblement. Il y a eu un peuple comparable aux hommes-rats, mais étant donné qu'il a disparu, on l'a oublié. Les Assyriens formaient un peuple indo-européen implanté en Asie mineure, du côté de l'actuelle Turquie. Ils anéantissaient tous les peuples étrangers et ont ainsi créé un empire guerrier que d'autres Indo-Européens, les Mésopotamiens, les Mèdes, les Scythes, les Cimmériens, les Phrygiens, les Lydiens, ont fini par détruire pour s'en débarrasser.
    Tous ces noms me rappellent vaguement quelque chose. Georges Méliès semble bien connaître l'histoire des peuples envahisseurs oubliés parce qu'ils n'avaient pas inventé l'écriture ou le livre. J'insiste pourtant :
    - Et les hommes-oursins de Camille Claudel, ils ne ressemblent à rien de connu, eux.
    Mon interlocuteur reste imperturbable.
    - Je ne sais pas encore. Ces animaux-symboles ne sont pas toujours faciles à repérer. Mais regarde, si tu considères les hommes-iguanes, l'autre peuple à pyramides, ils sont comme par hasard installés de l'autre côté de l'océan, à l'instar des Mayas, eux aussi experts en pyramides. Je te le dis, Michael, nous croyons jouer mais nous ne participons en fait qu'à des scénarios déjà écrits.
    Raoul se tait, comme s'il était satisfait qu'un autre exprime ce qu'il pense.
    Mata Hari, adossée au tronc près de nous, a suivi la conversation et, depuis un moment, brûle d'intervenir.
    - Sur " Terre 18 ", dit-elle, les continents n'ont pas la même forme que sur " Terre 1 ". Ces différences géographiques changent complètement les données. Des peuples voisins sur " Terre 1 " peuvent être séparés par un océan sur " Terre 18 ".
    À cela, Georges Méliès ne trouve rien à répondre. Pas plus qu'à Freddy lorsqu'il objecte :
    - Ces similitudes sont le fruit de notre imagination qui nous pousse à toujours comparer l'inconnu au connu. Comme lorsque nous étions sur Rouge...
    Nous nous souvenons de ce voyage, lorsque nous étions anges et que nous nous étions aventurés dans le cosmos à la recherche d'une planète habitée. Nous avions découvert Rouge, régie par quatre peuples : les hivernaux, les automnaux, les estivaux et les printaniers. Les saisons y duraient cinquante ans, en raison de l'orbite originale de cette planète et, à chacune d'elles, la civilisation correspondante obtenait la suprématie sur l'ensemble des continents. Ce qui avait particulièrement surpris notre groupe, c'était que, partout, il y avait un peuple très versé dans les sciences et le commerce, les Relativistes, qui se retrouvait opprimé et persécuté pour des raisons irrationnelles. Ils faisaient tout pour être assimilés et acceptés mais toujours ils étaient rejetés et demeuraient étrangers. Freddy en avait déduit que partout il existait un peuple truite (les truites sont généralement introduites dans les systèmes de filtrage des eaux pour y détecter les traces de pollution auxquelles elles sont très réceptives). À eux seuls, ces peuples truites faisaient fonction de détecteurs de dangers imminents planétaires.
    - Si tout est écrit, reprend Georges Méliès, j'aimerais bien connaître le scénario général préparé à notre intention.
    - Cela me rappelle ces émissions de téléréalité qui ont eu tant de succès autrefois, remarque Freddy Meyer. Les participants paraissaient n'en faire qu'à leur tête mais, à la fin, on constatait que toutes leurs situations avaient été prévues à l'avance et que, dans chaque cas, lorsque ces émissions étaient vendues à l'étranger, on retrouvait les mêmes archétypes : la blonde attendrissante avec un enfant caché, la snobinarde hautaine, le rigolo de service, le maladroit, le séducteur...
    Une douce odeur de lavande est amenée par les vents. Les feuillages bruissent, alors que la nuit se fait à peine moins noire.
    Et s'ils avaient raison ? Si tout était écrit à l'avance et contenu dans un scénario ? " Tout part et tout aboutit à un roman ", m'avait déjà suggéré Edmond Wells. Je ne peux pourtant pas m'empêcher d'être choqué par cette idée de n'être qu'un pantin, jouet d'une dimension qui nous dépasse.
    - Mon peuple des dauphins n'a encore jamais existé dans l'histoire du monde. Je n'ai aucun souvenir d'une population sur " Terre 1 " chevauchant des dauphins et se soignant grâce à la perception des champs d'énergie du corps.
    Georges Méliès fait la moue.
    - Attends un peu. Soit tes hommes-dauphins disparaîtront comme leurs homologues terrestres en leur temps, ce qui expliquerait qu'on les ait oubliés, soit ils muteront pour se transformer en un autre peuple. Mais j'admets que si on arrêtait maintenant le jeu d'Y, tes dauphins ne se retrouveraient dans aucun livre d'histoire.
    Il est vrai que ma perpétuelle place d'avant-dernier ne me donne guère l'espoir de figurer dans les mémoires de la postérité. Et puis, les rares écrits rédigés à l'époque où nous avons laissé le jeu n'évoquent que les guerres et les mariages entre monarques. Personne n'est vraiment intéressé par une bande de naufragés qui ont débarqué un jour et se sont intégrés en transmettant la science et l'art.
    La conversation s'interrompt. Le deuxième soleil se lève, il est une heure, le moment d'affronter le monstre. Nous nous étirons pour nous échauffer en vue d'un éventuel combat physique et nous reprenons notre progression.
    Nous franchissons la cascade du fleuve bleu et débouchons dans la forêt noire. Nous hâtons le pas. En tête, Mata Hari nous fait signe que la voie est libre.
    Je ne suis pas le seul à être inquiet, mais Georges Méliès semble sûr de lui. Que peut donc bien contenir son sac pour lui donner une telle confiance ?
    Un grognement au loin, Mata Hari s'arrête et nous aussi. La bête géante nous a repérés. La menace galope vers nous, se rapproche, et soudain s'arrête face à nous.
    Ainsi c'est cela la grande chimère... Une sorte de corps de dinosaure haut de dix mètres terminé par trois cous. Dire que j'avais cela derrière moi... Et au bout des trois cous, trois têtes d'animaux différents. Celle de lion rugit, celle de bouc bave un liquide visqueux et nauséabond, celle de dragon jette des flammes par la gueule qui en s'ouvrant dévoile entre deux canines un lambeau de toge, ultime vestige d'un élève n'ayant pas couru assez vite.
    Nous sommes couverts par l'ombre de l'animal.
    - Alors, c'est quoi maintenant ton plan magique ? demande Raoul Razorback à Georges Méliès.
    Le pionnier des effets spéciaux ouvre son sac et en tire un grand miroir.
    Calmement, il s'avance vers la bête et le lui présente. Instant d'expectative.
    L'une après l'autre, les trois faces de la grande chimère se tournent vers l'objet scintillant et contemplent, incrédules, le monstre qui les fixe.
    Devant son reflet, la bête s'agite, tressaille et ne parvient pas à se détourner de la troublante image.
    - Il ne se reconnaît pas et il se fait peur, chuchote Marilyn.
    La grande chimère est toute à son image. Elle tremble, recule, revient, mais à présent se désintéresse de nous.
    Avec prudence, à gestes lents, puis de plus en plus rapides, nous quittons sa zone de vision. Le fait de nous en tirer aussi facilement nous semble incroyable. Le pouvoir des magiciens a peut-être été sous-estimé.
    Nous félicitons Méliès qui nous fait signe de nous éloigner au plus vite avant que l'animal ne change de comportement.
    Nous progressons dans la zone noire, enfin libre d'accès. Je me souviens avoir erré ici, poursuivi par la grande chimère. J'avais chuté, trouvé un souterrain, les traces d'un groupe humain, et puis un lapin blanc aux yeux rouges m'avait sauvé... Tant de sortilèges en ce lieu. Et tout est résolu par un simple miroir...
    Nous dépassons la zone noire, jusqu'à une montée qui aboutit à un plateau. Là se découvre un nouveau territoire, rouge celui-là, étendu à perte de vue devant nous. Le sol est meuble. Nos pieds s'enfoncent dans une terre argileuse.
    - Après le bleu, le noir. Après le noir, le rouge, remarque Freddy Meyer. Nous montons vers la lumière en suivant les phases de maturation de la pierre philosophale.
    Les arbres laissent place à un immense champ de coquelicots. Tout est bel et bien rouge, d'une nuance carmin. C'est le moment que choisit le soleil pour se teinter et illuminer d'un éclat de feu le paysage pourpre.
    - Arrêtons-nous.
    - Qu'est-ce qu'il te prend ?
    Les autres me regardent. J'ai dans la tête tous les tambours des centaures qui résonnent, j'ai l'impression que je vais m'évanouir.
    - Arrêtons-nous, j'ai besoin d'un peu de repos...
    Tout ce qui se passe ici est trop insensé. Je n'en peux plus.
    - Mais la grande chimère...
    - Elle est occupée, dit Mata Hari, compréhensive.
    Le groupe des théonautes hésite, puis, sur l'injonction de Raoul, ils consentent à faire une pause.
    Je me dégage, leur tourne le dos, m'assois dans les coquelicots et ferme les yeux.
    Il faut que je comprenne ce qui m'arrive.
    Tout est allé trop vite pour ma petite âme.
    J'ai été homme, j'ai été ange, je suis dieu.
    Élève dieu.
    Moi qui ai toujours cru qu'être dieu c'était disposer de tous les pouvoirs, je découvre que c'est surtout avoir toutes les responsabilités. Si mes hommes-dauphins meurent, je ne m'en remettrai pas. Je le sais. Ce ne sont pas de simples pions. Non, ils sont bien plus que cela. Ils sont le reflet de mon âme... Ils sont mon esprit démultiplié et hantant chacun des individus qui composent cette tribu. Un peu comme ces hologrammes qui forment une image. Pourtant, si on les brise, on retrouve l'image complète dans chacun des morceaux. Mon âme de dieu est dans les hommes de mon peuple, et tant qu'il y en aura un seul de vivant, j'existerai. Et s'ils disparaissent tous ? Si je vois le dernier homme-dauphin seul, tel le dernier des Mohicans face au monde qui les a évincés... alors j'attendrai avec impatience mon éviction du jeu ou mon assassinat pour me transformer en chimère muette et immortelle. Et mon âme sera toujours vivante mais ne pourra plus rien faire d'autre que se promener en forêt et taquiner les nouveaux élèves dieux comme la chérubine m'a taquiné. Peut-être deviendrai-je centaure, ou Léviathan, peut-être deviendrai-je... grande chimère bloquée devant un miroir. Mais le pire sera que je n'aurai plus aucun espoir d'élévation. Plus aucun mystère. Je ne ferai que porter le deuil de mon peuple.
    Des images me viennent, comme des cartes postales. Mon peuple paisible sur la plage, la vieille dame parlant pour la première fois avec un dauphin. La construction du bateau de la dernière chance et l'intronisation de la première Reine...
    L'île de la tranquillité. La cité merveilleuse de pure spiritualité... détruite par le déluge. Et puis une voix, au fond de moi : " C'était nécessaire j'ai fait cela pour ton bien. Un jour tu comprendras. " Aphrodite... Comment suis-je encore capable d'aimer cette femme ? J'ouvre les yeux.
    Et le Grand Dieu là-haut, c'est qui ? Zeus ? Le Grand Architecte ? La Dimension supérieure ?
    Probablement quelque chose que nous ne sommes pas capables d'imaginer.
    Une idée me fait sourire. Il est aussi difficile pour un homme de comprendre Dieu que pour un atome de pancréas de chat de comprendre un western passant à la télévision des humains.
    Qui est Dieu ? Mon regard ne quitte plus le sommet de la montagne.
    Être si près de ce mystère est terriblement frustrant.
    Comme pour répondre à ma question, une lueur perce l'opacité du nuage permanent qui recouvre la cime de la montagne.
    Illusion d'optique ? La lueur me semble avoir la forme d'un 8...
    Pourquoi nous a-t-il amenés ici ? Pourquoi nous éduque-t-il ? Pour que nous devenions ses égaux, que nous prenions sa relève ? Il est peut-être fatigué, le Grand Dieu, il est peut-être agonisant.
    Cette idée me donne des picotements dans le cou. Je me souviens vaguement des paroles d'Aphrodite :
    " Certains d'entre nous croient en lui, d'autres pas. "
    Je me souviens de la mort de Jules Verne : " Surtout ne pas monter là-haut. " Et puis Lucien... il a dit quelque chose comme : " Vous ne comprenez pas qu'on veut vous transformer en tueurs ? ", " De toute façon vos troupeaux humains mourront comme sur " Terre 17 ". Au mieux vous serez complices. "
    Et feu Edmond Wells : " Nous sommes ici dans le meilleur endroit pour observer et comprendre. Ici toutes les dimensions se connectent. "
    Me revient la première apparition d'Aphrodite : " Votre ami dit que vous êtes timide. " Elle me touche. Ce contact avec cette peau fine comme de la soie... sa bouche ourlée, son regard mutin. " J'ai une énigme pour vous... "
    À nouveau cette maudite énigme hante mon esprit comme un rongeur qui me grignoterait de l'intérieur.
    " Mieux que Dieu, pire que le diable. "
    " C'est vous Aphrodite, vous êtes mieux que Dieu et pire que le diable. " J'entends à nouveau son rire cristallin. " Désolée, ce n'est pas ça... "
    Et Dionysos : " Êtes-vous "celui qu'on attend" ? "
    Si seulement je savais qui je suis vraiment. Je sais que je ne suis pas seulement Michael Pinson, mais qui suis-je d'autre ? Une âme qui s'élargit et découvre sa vraie puissance...
    Je me souviens du Léviathan : " L'initiation par la digestion aquatique ", disait Saint-Exupéry. Je me souviens de notre virée chez Atlas. Tous ces mondes presque pareils au nôtre, où des humanités maladroites tentent de faire du mieux qu'elles peuvent... plus ou moins aidées par leurs dieux respectifs. Dieux qui ont eux-mêmes leurs propres soucis, leurs propres styles, leurs propres peurs, leurs propres morales, leurs propres ambitions, leurs propres utopies, leurs propres maladresses.
    Et puis je me souviens du déicide. Comme disait Athéna : " L'un d'entre vous tue ses compagnons. Sa punition sera au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer. [...] L'un d'entre vous... l'un des 144 est un tricheur. Vous devez tous vous méfier les uns des autres. " " Et toi, Michael... Méfie-toi de tes amis ", disait Aphrodite.
    Aphrodite, toujours elle.
    Son baiser. Son visage. Son parfum.
    Penser à autre chose. Mes anciens clients. Igor, Venus, Jacques transformés en d'autres mortels et se débattant dans leur karma comme moi-même je me débattais dans ma vie de mortel sans rien y comprendre. " Ils essaient de réduire leur malheur plutôt que de construire leur bonheur. " Et cette phrase : " L'être humain n'est pas encore apparu, ils ne sont que des chaînons entre les primates et l'humain, c'est à nous les dieux qu'il revient de les aider à devenir un jour des êtres de conscience 4. Pour l'instant ils ne sont que des 3,3... "
    Je regarde la montagne.
    Je referme les yeux.
    J'ai envie de renoncer. De dormir. De tout arrêter.
    Mon peuple dauphin survivra sans moi. Aphrodite trouvera une autre âme à séduire et à tourmenter. Les théonautes trouveront d'autres élèves dieux pour les accompagner dans leur quête du dernier Mystère.
    - Réveille-toi, vite, Michael !
    J'ouvre d'un coup les paupières et ce que je vois me laisse éberlué.
    Soudain vient d'apparaître dans le ciel un œil, un œil immense qui obstrue l'horizon.
    Serait-il possible que ce soit...

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