samedi 22 septembre 2018

75. EXPLORATION PAR LES AIRS

Où se trouve la villa de Nadar ? Resté seul, je ne me vois pas frapper à toutes les portes pour m'enquérir de son adresse. C'est alors qu'apparaît la fille-papillon.
    - Tu sais où trouver Nadar ?
    La moucheronne me guide hors de la cité, m'entraîne au nord de la forêt bleue, dans des buissons que je ne connais pas, m'y indique une caverne dissimulée par des amas de branches et repart en direction d'Olympie.
    Dans la grotte, Clément Ader, Nadar, Antoine de Saint-Exupéry et Étienne de Montgolfier s'activent parmi toute sorte d'objets hétéroclites destinés à n'en pas douter à la fabrication d'un engin volant. Les larcins dont parlait Athéna, ce sont probablement eux qui les ont commis pendant que nous nous échinions à gravir la montagne.
    Nous avions bien fabriqué un navire pour traverser le fleuve bleu. Construire une montgolfière est un projet plus ambitieux.
    Éclairés par des bougies, ils cousent une grosse toile cirée qui leur servira de poche pour emprisonner l'air chaud. En guise de nacelle, ils ont tressé des lianes autour d'une table ronde à quatre pieds disposée à l'envers. Pas bête. Au craquement de mes pas, ils détectent ma présence.
    - Tu nous espionnes ? demande Clément Ader, tandis que déjà, Montgolfier et Nadar pointent sur moi leur ankh.
    - Je veux venir avec vous.
    Ils ne baissent pas leurs armes.
    - Et pourquoi t'accepterions-nous ?
    - Parce que je sais ce qu'il y a au-delà du fleuve bleu.
    - Nous le découvrirons bien à temps.
    - Et puis si vous me refusez, vous ferez quoi ? Vous ne pourrez pas prendre le risque que je vous dénonce... Vous me tuerez ? Vous prendrez le risque de passer pour les déicides ? Vous voulez porter " Terre 18 " ? Remarquez, à quatre, le fardeau sera moins lourd.
    Je perçois leur hésitation et j'insiste :
    - Je peux vous aider à construire votre aéronef. Je ne suis pas maladroit. J'ai été médecin...
    À voix basse, ils se consultent, et j'entends Saint-Exupéry chuchoter : " Qu'avons-nous à perdre ? "
    Nadar se tourne vers moi :
    - D'accord, tu peux nous accompagner. Mais sache que si tu nous trahis, nous nous débarrasserons de toi sans vergogne, et le temps qu'on retrouve ton corps, le véritable déicide aura été découvert.
    - Pourquoi vous trahirais-je ? Nous sommes tous dans la même galère. Nous avons tous pour objectif de savoir ce qu'il y a au-dessus de nous.
    Clément Ader opine et me tend une aiguille.
    - Tu as de la chance. Nous sommes sur le point d'achever notre aéronef. Dès cette nuit, nous prendrons notre essor. Si tu nous aides nous partirons plus vite. D'abord il faut terminer la toile.
    C'était comme si des zones de mon cerveau redécouvraient ce talent. Coudre. Dans la société moderne où j'avais passé ma dernière vie de mortel, tout fonctionnait avec des boutons : boutons de télécommande, interrupteurs de lumière, boutons de l'ascenseur, clavier d'ordinateur. À force de n'utiliser mes doigts qu'à appuyer, j'ai perdu un potentiel d'agilité, mais je le retrouve progressivement. L'homme des cavernes qui est en moi, tapi au fond de mon ADN, m'aide à retrouver l'une des sciences les plus anciennes, la science des nœuds. Je couds, je noue, je tresse et, après plusieurs heures de travail, alors que la nuit tombe, notre enveloppe de montgolfière est prête. Nous l'accrochons aux pieds de la table renversée transformée en nacelle.
    Montgolfier dispose un brasero au centre de la nacelle et une réserve de bois sec à côté. Nous tirons notre aéronef au centre d'une clairière et le lestons de rochers. Une poulie suspendue à une branche haute sert à hisser la membrane. Puis, Nadar allume le feu et déplace le brasero pour diriger la fumée vers la poche et non vers nos yeux déjà rougis.
    Enfin, la toile est gonflée. Nous savons qu'il faut agir vite. Même si la forêt nous camoufle et nous protège, nous risquons d'être repérés. Nous respirons, nul centaure ne se manifeste quand, après avoir délié les cordages, nous commençons lentement à nous élever.
    Étienne de Montgolfier indique qu'il faut lâcher du lest pour accélérer l'ascension et nous balançons quelques rochers par-dessus la nacelle.
    Les trois lunes brillent dans le ciel tandis que le sol s'éloigne. À l'intérieur de la montgolfière, la chaleur est terrible et nous nous affairons torse nu à alimenter le feu. Dire qu'autrefois, je volais par la seule force de ma pensée...
    Tout est pénible. Nous sommes épuisés et en nage mais, au fur et à mesure de notre montée, nous découvrons un spectacle extraordinaire : l'île vue du dessus, en son entier.
    Aeden...
    - C'est magnifique, n'est-ce pas ? s'exclame Saint-Exupéry.
    Des embruns caressent ma peau et des oiseaux étranges tournent autour de notre engin. Je me penche. Du peu visible, l'île forme un triangle. Les deux collines qui surplombent la cité donnent à l'ensemble l'allure d'un visage dont Olympie serait le nez. Éclairé par les lunes, l'océan s'irise de reflets mordorés qui viennent s'évanouir contre le liseré blanc des plages de sable fin. Une odeur de noix de coco s'exhale de la terre et monte jusqu'à nos narines, dissipant les relents de bois brûlé qui ont envahi l'habitacle.
    Estimant que nous avons gagné une hauteur suffisante, Montgolfier annonce qu'il est temps d'arrêter de nourrir le feu. Mais nous nous élevons encore.
    - C'est beau, dit Nadar.
    Dans sa vie de mortel, le photographe a été le premier à prendre des clichés en altitude. C'est d'ailleurs lui qui a ainsi incité Jules Verne à écrire ses Cinq Semaines en ballon.
    Je distingue le sommet de la montagne dans ses brumes, et au loin, sous notre nacelle, le fleuve bleu et ses poissons phosphorescents, balafre lumineuse parmi les arbres drus. À cette heure, mes amis théonautes ont dû le traverser, à moins qu'ils ne soient déjà occupés à combattre la grande chimère.
    Minuit sonne au beffroi du palais de Chronos. Du ciel, je distingue d'autres lueurs sur la côte. Là où Marie Curie, Surcouf et La Fayette s'affairent à construire un bateau capable de prendre la mer.
    - Ils veulent probablement contourner l'île à la recherche d'un versant moins surveillé, explique Clément Ader.
    La montgolfière monte toujours. Nadar s'agite, fixe des rubans aux haubans pour repérer le sens du vent. Saint-Exupéry tire sur les cordages pour modifier le passage de la fumée. Je comprends soudain ce qui les inquiète : notre aéronef ne va pas dans la bonne direction.
    J'interroge :
    - Nous ne pouvons pas nous rapprocher un peu plus de la montagne ?
    - C'est une montgolfière, pas un dirigeable, répond Clément Ader. On peut monter ou descendre, mais pas se diriger à gauche ou à droite.
    - En plus, un vent continental nous déporte vers la mer, remarque Montgolfier, préoccupé.
    La montagne s'éloigne, l'horizon marin se rapproche.
    Un geyser clair jaillit de l'eau. Il doit y avoir des baleines autour de l'île.
    Montgolfier commande d'attiser à nouveau le feu pour reprendre l'ascension. Il espère rencontrer plus haut des courants latéraux qui nous ramèneront sur l'île.
    Nos derniers rochers servant de lest chutent dans l'océan. Nous n'entendons pas le bruit qu'ils font en tombant. Nous sommes trop haut.
    Le vent persiste à nous éloigner de l'île et Montgolfier considère, songeur, la toile cirée.
    - Nous n'avons pas d'autre choix que de descendre au plus vite, sinon nous serons complètement déportés vers le large.
    Nous éteignons le feu tandis qu'il tire sur un cordage ouvrant une trappe dans la membrane. L'air chaud s'échappe. Nous perdons de l'altitude.
    La descente est beaucoup plus rapide que la montée. En bout de course, notre aéronef percute brutalement la surface des flots. N'étant pas conçue pour être étanche, la nacelle prend immédiatement l'eau et nous ne disposons ni de seaux pour écoper, ni de pagaies pour avancer. Lorsqu'on vise le ciel, on ne se prépare pas à une virée en mer.
    Clément Ader nous presse de jeter à l'eau les éléments qui nous alourdissent, et nous nous retrouvons recroquevillés sur la table ronde à quatre pieds qui à présent fait office de radeau.
    C'est alors que rejaillit tout près, accompagné d'un sifflement aigu, le geyser que j'avais aperçu d'en haut.
    - Une baleine à gauche ! clame Nadar.
    - Non, ce n'est pas une baleine, corrige Montgolfier.
    L'énorme poisson qui s'approche a en effet la taille d'une baleine mais m'apparaît comme un monstre beaucoup plus inquiétant. Du cétacé, il n'a que les grands yeux. Sa bouche n'est pas remplie de fanons mais de dents pointues, chacune de la même taille que moi.
    - Et là, on fait quoi ?
   

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