samedi 22 septembre 2018

103. ATTENTION AU PLAFOND

Aphrodite maintient son visage collé à la paroi comme si ces puces autolimitées étaient pour elle le spectacle le plus passionnant de l'univers.
    - Que déduisez-vous de cette expérience ? demande-t-elle.
    - Certaines expériences du passé empêchent de voir les choses telles qu'elles sont réellement. La vision du réel est déformée par les traumatismes anciens, dit Rabelais.
    - Pas mal. Ces puces refusent désormais de prendre des risques, de crainte de se frapper la tête contre le plafond. Pourtant, il leur suffirait d'essayer pour constater que la réussite est de nouveau à leur portée.
    De la manière dont elle a prononcé cette phrase, j'ai l'impression qu'elle m'est directement destinée.
    - Un peu comme les chimpanzés de l'expérience, ajoute Voltaire.
    - Non, car les chimpanzés n'avaient même pas pu faire l'expérience traumatique, lui rétorque Rousseau. Les puces savent pourquoi il ne faut pas aller plus haut, les chimpanzés ne le savaient pas.
    - Bon, mais, dans les deux cas, ce sont des êtres qui n'arrivent plus à voir l'évidence.
    - Il y a aussi la peur de changer ses habitudes, remarque Saint-Exupéry.
    - Certes, accorde la déesse de l'Amour.
    - Et puis, ces puces ne se soucient plus de se lancer à la recherche de nouvelles informations. Elles tiennent pour définitivement acquis ce qu'elles ont déjà expérimenté, remarque Sarah Bernhardt.
    - Vous mettez là le doigt sur l'un des grands problèmes de l'humanité, déclare notre enseignante. Très peu d'hommes savent se forger une opinion par eux-mêmes. Aussi répètent-ils ce que leur ont dit leurs parents, puis leurs professeurs et enfin ce qu'ils ont entendu aux informations du soir, et ils finissent par se convaincre qu'il s'agit là de leur opinion personnelle, au point de la défendre ardemment face à d'éventuels contradicteurs. Il suffirait pourtant qu'ils tentent d'observer par eux-mêmes, de penser par eux-mêmes et ils découvriraient le monde tel qu'il est et non pas comme on les conditionne à le voir.
    Ce cours me rappelle une discussion que j'avais eue jadis avec quelques amis invités à dîner chez moi. Un ami journaliste nous avait expliqué que tous les médias prenaient leurs informations en France auprès d'une unique agence de presse, comme par hasard financée à la fois par l'État et de grands groupes industriels pétroliers. Donc le public avait en permanence d'une manière indirecte le point de vue de l'État et des industriels pétroliers qui eux-mêmes souhaitaient ménager les nations qui leur fournissaient le pétrole. Que n'avait-il pas dit là ? Aussitôt il fut taxé d'esprit partisan. J'avais essayé de prendre sa défense, mais en vain. De manière étrange, ceux qui se prétendaient défenseurs des libertés étaient les plus virulents.
    - Comment agir pour que des puces osent sauter au-delà de la limite admise par tous ? s'enquiert Aphrodite.
    - En les éduquant afin qu'elles se sentent libres et ne se fient plus qu'à leurs propres sens, dit Rabelais.
    - Et comment y parvenir ?
    - En les rendant intelligentes, tente Simone Signoret.
    - Non, l'intelligence n'a rien à voir là-dedans.
    - En leur apprenant à se forger une opinion en ne se fondant que sur leur vécu et leurs propres expériences, proposé-je.
    Aphrodite approuve :
    - Exactement. Tout essayer, tout tenter, accumuler les expériences, ne plus se servir de celles du passé ou d'autrui pour comprendre mais ne se fier qu'à soi-même dans le présent.
    Sur Terre, jadis, quand avec Raoul nous avions décidé d'explorer la mort, nous avions suscité la méfiance jusque dans nos propres familles. Pour tous, la mort et l'au-delà appartenaient au domaine du religieux et seuls les prêtres et les mystiques étaient autorisés à y réfléchir. Qu'un simple individu s'intéresse à la mort en tant que terra incognita semblait absolument obscène, surtout lorsque j'évoquais ces notions qui me sont chères de " spiritualité laïque " ou de " spiritualité individuelle et non pas collective ". Pour moi, la spiritualité était contraire à la religion puisque propre à chaque individu, alors que la religion n'était que du prêt-à-penser destiné à ceux qui étaient incapables de trouver leur propre voie d'élévation. Je soutenais que le mot " spiritualité " contenait le terme " spirituel ", qui signifie aussi " humour ", et que la plupart des religions me semblaient bien trop austères pour conserver cette dimension. J'ai évidemment compris par la suite que mieux valait me taire et ne discuter de ces choses qu'avec Raoul, qui lui au moins me comprenait.
    - Pour inciter les gens à tester de nouveau le saut jusqu'au sommet, il faut leur enseigner la liberté, et pour transmettre cet enseignement, il faut des...
    Au tableau, la craie d'Aphrodite crisse pour inscrire : " Des Sages. "
    - Voilà le nouveau défi. Introduisez parmi vos peuples des sages, des initiés, des savants, conseille-t-elle. Bref, des êtres de niveau de conscience 6.
    - Ils se feront tuer, dit Bruno.
    - Chez vous, oui, probablement, dit soudain Aphrodite en fixant Bruno Ballard durement.
    - ... Chez moi ? Qu'est-ce que vous avez contre moi ?
    Je vois soudain la déesse de l'Amour foncer vers le nommé Bruno.
    - Ce que j'ai contre vous ?
    Elle le pointe du doigt.
    - Vous croyez que je n'ai pas vu ?
    À cet instant je m'aperçois que je n'ai jamais songé à aller regarder du côté du dieu des faucons.
    - Il y a, mon cher monsieur Ballard, que dans votre coin, c'est vrai vous n'envahissez personne, vous n'avez pour l'instant causé aucun massacre, ça non... mais il faut voir comment vous laissez traiter votre propre population. Dites-moi, qu'est-ce que vous avez contre les femmes ?
    Bruno baisse les yeux.
    Je ne comprends pas, je m'attendais plutôt à voir ce genre de réaction contre Proudhon, l'agresseur des femmes-guêpes...
    - Vous avez laissé des mœurs inqualifiables s'installer. Et tout d'abord, pour le plus apparent... l'excision. Des mères qui mutilent leur propre fille. Elles leur coupent le clitoris ! Voilà ce qu'on fait chez monsieur Bruno. Et pourquoi elles font ça ?
    - Euh..., dit Bruno... je ne sais pas. Ce sont les femmes qui ont décidé entre elles. Elles pensent que si elles ne le font pas elles ne seront pas des vraies femmes.
    - Et qui leur a mis cette idée en tête ?
    - Euh... les hommes.
    - Et pourquoi ?
    - ... Parce qu'ils n'ont pas envie qu'elles couchent à droite et à gauche.
    - Non, monsieur, parce qu'ils n'ont pas envie que les femmes aient du plaisir. Ils sont jaloux du plaisir des femmes qui a l'air supérieur au leur (et qui l'est), voilà la vérité. Et j'ai vu chez votre peuple des gamines mutilées à vie, dans des conditions d'hygiène et de douleur ignobles, par... tradition !
    Bruno Ballard a un instant de flottement.
    - Ce n'est pas moi, ce sont mes humains...
    - Oui, mais vous n'avez rien fait pour les en empêcher. Un rêve, une intuition, un coup de foudre auraient peut-être suffi à rendre cet acte tabou. À quoi cela vous sert d'être dieu si vous laissez faire n'importe quoi ? Et ce n'est pas tout, monsieur Bruno... On pourrait aussi parler chez vous de l'infibulation. Des filles dont le sexe est carrément cousu sans anesthésie. Et ce pour qu'elles soient vierges au mariage...
    Les élèves déesses jettent sur Bruno un regard réprobateur.
    - Et puis je vais vous parler de quelque chose d'encore moins connu et d'encore plus ignoble qui se passe chez vous, monsieur Bruno... En termes médicaux on appelait cela, sur " Terre 1 ", " la fistule obstétricale ".
    J'ignore le sens de ce mot. La salle émet une rumeur. Je m'attends au pire.
    - Vous savez ce que c'est ? Eh bien voilà. Des jeunes filles sont mariées de force dès 12 ans à de vieux riches. Vendues par leurs parents. Et, bien évidemment, ces saligauds ne prenant aucune précaution, elles se retrouvent enceintes à la puberté. Mais leur corps n'est pas prêt. En général le fœtus n'arrive pas à terme, mais en grossissant il comprime les tissus qui séparent le système génital, la vessie et le rectum... La pression crée des brèches qu'on nomme fistules. Résultat, les urines, parfois les matières fécales s'écoulent par la voie vaginale. Ces jeunes filles se lavent tout le temps mais elles sentent si mauvais que leurs maris les chassent ainsi que leur famille. Elles errent comme des clochardes et on leur jette des pierres. Des gamines de 12 ans, monsieur Bruno, de 12 ans !
    Nous le regardons tous. Il rentre la tête dans les épaules.
    - Ce n'est pas moi, ce sont mes humains, clame-t-il comme le propriétaire d'un chien qui vient de mordre un enfant.
    Son plaidoyer ne calme pas la déesse de l'Amour.
    - Eh bien c'est pour cela qu'ils ont un dieu, vos humains ! Pour les tenir, les éduquer, ne pas les laisser faire n'importe quoi... Et puis c'est si facile de s'acharner sur les femmes. Elles n'ont pas la force physique de se défendre. Elles finissent par tout accepter... Et je ne vous parlerai pas de certains de vos villages où les mères ont tellement honte de concevoir des filles qu'elles préfèrent les noyer dès leur naissance.
    Maintenant Bruno Ballard ne dit plus rien, j'ai l'impression de discerner comme une rage chez lui. C'est étonnant, il en veut à Aphrodite d'avoir révélé à tous les mœurs de son peuple.
    Mais déjà Aphrodite pointe du doigt d'autres élèves.
    - Et que vos petits camarades ne se moquent pas trop vite... Vous croyez que je n'ai pas vu ? D'abord il n'est pas le seul à avoir ce genre de pratiques et puis... j'ai vu vos sacrifices humains inutiles, j'ai vu vos incestes considérés comme une forme d'éducation des enfants ! J'ai vu les réseaux de pédophilie installés par les petits chefs. Et je ne parlerai pas du cannibalisme, ni de la mise en quarantaine systématique et dans des conditions ignobles des lépreux ou des handicapés. J'ai vu les premières femmes dites sorcières brûlées sur les bûchers... J'ai vu les premières salles de torture qui se construisaient et le métier de bourreau qui devenait un travail à plein temps. J'ai vu tout ça. Tout ce que vous avez laissé faire par pusillanimité ou par bêtise.
    Son regard se fait dur.
    - À moins que ce ne soit par vice.
    Beaucoup d'élèves baissent la tête. La déesse change de ton, elle repasse dans les travées et sa toge vole au vent. Elle arrive sur l'estrade. Cupidon vient s'asseoir sur son épaule. Elle respire amplement.
    - Donc... de quoi parlait-on déjà ? Ah oui, les sages. Au début, sans aucun doute, les sages inquiètent toujours les petits chefs et les systèmes établis. Ceux-ci n'hésitent pas à utiliser la force, la violence, voire le terrorisme, pour s'en débarrasser, et vos sages commenceront forcément par être persécutés. Mais il faut voir ça à plus long terme. Vos sages martyrs seront là pour planter des graines qu'ils ne verront peut-être jamais pousser. Thalès, Archimède, Giordano Bruno, Léonard de Vinci, Spinoza, Averroès n'ont pas eu des vies faciles mais ils ont laissé derrière eux des traces indélébiles. Tel est votre prochain enjeu.
    " Des Sages ", souligne la déesse d'un large trait.
    - Les âmes de " Terre 18 " s'élèvent désormais. À vous de fixer une direction, un cap pour vos peuples. Je vous demande de noter sur un papier votre objectif final.
    " Objectif final " inscrit-elle, et tout à côté : " Utopie ".
    - Ce qui importe, derrière chaque politique, c'est l'intention cachée.
    Elle ajoute ce troisième mot : " Intention. "
    - Il ne faut pas vous fier aux étiquettes. Vous pouvez avoir une démocratie, mais si l'intention du président est son enrichissement personnel vous obtiendrez une dictature déguisée. De même que vous pouvez avoir une monarchie, mais si l'intention du roi est le bien-être de son peuple vous pourrez obtenir un système socialement égalitaire. Derrière les slogans politiques, derrière les chefs, se cachent des intentions personnelles, et ce sont elles qu'il faut surveiller et maîtriser.
    Certains élèves ne comprenant pas, notre professeur précise :
    - Vous avez tous en tête un monde idéal pour les humains. Vous entretenez chacun une utopie différente. C'est dans l'intention de voir cette utopie se réaliser que vous allez faire apparaître vos sages. Ce seront en quelque sorte les gardiens de votre intention divine cachée. Ils conseilleront le peuple ou les chefs pour que l'ensemble de vos civilisations atteignent un objectif élevé. Encore faut-il avoir défini cet objectif. Je vous propose d'inventer un rêve pour votre peuple. Notez par écrit ce qu'est pour vous un monde humain idéal, non pas seulement pour votre peuple particulier, mais pour l'ensemble de " Terre 18 ".
    Dans la classe, le silence est total. Nous nous livrons à une même introspection. Pour moi, qu'est-ce qu'un monde idéal ? À ce stade, je songe que l'idéal serait la paix planétaire. Je souhaiterais un désarmement général. Dans un tel monde, je pourrais orienter toutes les énergies de mon peuple vers la connaissance et le bien-être, voire la spiritualité. En lettres capitales, je griffonne donc : " LA PAIX MONDIALE ".
    Aphrodite précise :
    - Le futur idéal étant susceptible de changer au fur et à mesure du déroulement des cours, précisez la date du jour en regard de votre utopie. Nous sommes aujourd'hui le premier vendredi.
    La déesse relève toutes les copies puis, se rasseyant à son bureau, elle annonce :
    - Il est temps à présent d'en venir au classement.
    Chacun retient son souffle. Notre professeur semble en proie à une profonde réflexion. Elle vérifie ses notes et nous dévisage les uns après les autres avant de laisser tomber son verdict :
    - Premier : Clément Ader et son peuple des hommes-scarabées.
    Les autres applaudissent, moi je m'indigne. Les hommes de Clément Ader ne seraient encore qu'un ramassis de paysans mal dégrossis si je ne leur avais pas apporté l'écriture, les mathématiques et les pyramides.
    Impavide, la déesse de l'Amour dépose une couronne de lauriers d'or sur la tête de mon hôte. Elle commente :
    - Non seulement Clément Ader a su tirer parti du principe d'alliance en accueillant les hommes-dauphins, mais il a su comprendre l'intérêt de bâtir des monuments. C'est dans sa civilisation qu'à ce jour, sur " Terre 18 ", on peut voir les plus admirables constructions. Elles ont coûté cher en travail et en énergie mais contribueront au rayonnement de la civilisation des hommes-scarabées dans le temps et l'espace. À tous, je conseille de vous inspirer des méthodes de Clément Ader.
    Elle embrasse l'aviateur sur les deux joues et le serre contre sa poitrine.
    - Deuxième : le peuple des hommes-iguanes de Marie Curie. Eux aussi ont érigé des pyramides et construit des grandes cités très modernes et, de surcroît, ils ont développé une science de l'astrologie et de la prédiction. Je n'émettrai qu'une petite critique. Il faut cesser les sacrifices humains, mais je suis sûre, ma chère Marie, que vous saurez créer des sages qui arrêteront cette " bêtise ". Considérez ce prix comme un encouragement en ce sens.
    Marie Curie reçoit sa couronne de lauriers d'argent, souligne qu'elle doit beaucoup à la qualité des médiums humains qui ont su l'écouter, et ajoute qu'elle fera tout pour répandre dans l'avenir les idées des hommes-iguanes.
    Comme Clément Ader, Marie Curie s'est bien gardée de faire allusion à ces navires qui un jour ont surgi à l'horizon pour lui apporter tout le savoir nécessaire à l'épanouissement de sa civilisation... Peut-être souhaiteraient-ils tous me voir exclu pour ne plus jamais me manifester la moindre reconnaissance.
    - Troisième lauréat enfin : Joseph Proudhon et son peuple des hommes-rats.
    Là, un murmure parcourt l'assistance. La déesse ajoute :
    - Les hommes-rats sont en fait ex aequo avec les femmes-guêpes, mais comme ils représentent la force " D ", je leur ai accordé un petit avantage pour qu'en tête, les trois forces soient représentées.
    À nouveau la salle est en ébullition.
    D'un geste agacé, Aphrodite calme les protestations principalement féminines et poursuit :
    - La civilisation des hommes-rats est à présent la plus puissante militairement sur " Terre 18 ". Vous devriez tous en tenir compte. À mon avis, son armée est actuellement invincible et ses armes d'une exceptionnelle qualité.
    Quelques sifflets. Cette fois, la déesse est visiblement irritée et tape sur son bureau pour réclamer le silence.
    - Comprenez bien ! Comme vous je suis avide d'amour et je hais la violence, mais il ne sert à rien de se boucher les yeux, une puissante armée viendra toujours à bout d'un peuple pacifique. Le dur domine le mou.
    Dans ma tête résonne le chant des miens attendant la mort lors de l'invasion de ces hommes-rats. Dans ma tête résonnent les litanies des miens au jour du déluge. Incapables de lutter, ils n'ont cherché qu'à passer dignement de vie à trépas. Leur noble conduite n'aurait donc aucune valeur dans le code des dieux de l'Olympe ?
    - À quoi servent les beaux principes si l'on est mort ? déclare Aphrodite comme si elle avait lu dans mes pensées. Beaucoup d'entre vous ont péché par angélisme. Comme n'importe quel autre monde, " Terre 18 " est un lieu de confrontation, une jungle. S'il n'y avait qu'un seul dieu, il pourrait imposer le système de son choix mais ce n'est pas le cas. Vous êtes encore une centaine. Soyez réalistes avant d'être idéalistes.
    - Pourquoi avez-vous détruit la civilisation de Michael ? demande Mata Hari à brûle-pourpoint.
    - Je comprends votre émotion, mademoiselle, répond froidement la déesse, et je vous félicite pour vos qualités de cœur. Seulement, le cœur ne suffit pas. Il faut encore lui associer l'intelligence pour comprendre le monde. J'ai moi-même payé cher cette leçon.
    Elle parle, et dans son regard clair, je lis mille drames, mille souffrances, mille trahisons inoubliées.
    - Michael a non seulement triché mais il a créé un monde faux. Je dirais que c'était une île d'enfants gâtés... sans contact avec les peuples voisins. Ils accumulaient certes le savoir et la spiritualité mais ils étaient devenus trop " personnels ". Au moins maintenant répandent-ils leur précieux savoir dans le monde. À quoi sert d'être une lumière si on éclaire le jour ? La lumière ne se voit qu'au milieu des ténèbres. La clarté ne se mesure que dans l'adversité, c'est pour cela qu'ils ont dû quitter leur île, et c'est pour cela qu'ils doivent actuellement se battre pour survivre, mais je fais confiance à Michael, il saura faire briller les siens dans la pire noirceur.
    J'ai envie de lui dire que si elle avait laissé les miens se développer ils auraient fini par envoyer des navires instruire les autres peuples, mais il fallait leur laisser un peu de temps. Après tout, même si mes bateaux d'explorateurs se faisaient accueillir à coups de flèches, les gens de l'île de la Tranquillité continuaient à les envoyer. Il fallait me faire confiance. Mais son regard se fait complice, une fois de plus on dirait qu'elle veut me faire comprendre qu'elle agit pour mon bien. Je me mords la langue.
    - Faites au mieux, essayez de vous comporter en personnes responsables mais acceptez les règles du jeu, conclut-elle. Les bons sentiments, c'est très bien au cinéma ou dans les romans, pas dans la vraie vie.
    - Alors pourquoi avez-vous fait des reproches à Bruno ? demande Voltaire.
    Pour la première fois je vois la déesse de l'Amour un peu troublée. Elle baisse les yeux et articule :
    - Vous avez raison. Je regrette ce que je t'ai dit, Bruno. C'était juste un accès d'humeur. Bruno, tu es dans les vingt premiers et tu peux mener tes humains comme tu le souhaites. Ce que je t'ai dit est juste un avis d'observatrice, tu n'es pas obligé d'en tenir compte.
    Bruno affiche aussitôt un air victorieux.
    Ce brusque revirement me choque encore plus que tout ce qui s'est passé jusque-là. Décidément, je ne comprends plus rien aux règles de ce monde des dieux. Je repense à Lucien Duprès. Il avait peut-être raison, nous sommes peut-être dans un piège. Nous, dont les âmes sont censées être les plus pures et les plus élevées, nous allons être obligés de collaborer à des monstruosités... J'en ai déjà accepté pas mal. Trop ?
    Aphrodite reprend sa liste pour poursuivre l'énoncé de ses notes. Une fois de plus, je me retrouve en queue mais pas dernier. L'exclu, c'est le peintre Paul Gauguin avec son peuple des hommes-cigales qui ont si bien chanté en moissonnant mais ont oublié de créer la poterie pour mettre à l'abri des provisions pour l'hiver. Ils ont été trop faibles pour résister à l'invasion des hommes-rats. De leur civilisation extraordinaire, de leur art en avance sur leur temps, il n'est rien resté.
    Un centaure emporte le chantre de Pont-Aven et des îles Marquises qui ne se débat même pas. La déesse cite ensuite sept autres dieux moins célèbres qui ont échoué le plus souvent après des guerres, des épidémies ou des famines. Ils sont eux aussi emportés par des centaures.
    Décompte : 92 - 8 = 84.
    Atlas accourt reprendre " Terre 18 ".
    Tout le monde se dirige vers la sortie. Moi, j'observe les puces dans leur bocal sans couvercle. Et nous, c'est quoi notre couvercle ?
    Je regarde au loin la montagne enneigée et je suis sûr qu'un jour je saurai.
   

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