samedi 22 septembre 2018

34. DANS LA FORÊT BLEUE


    Nouvelle escapade nocturne. Freddy Meyer, Marilyn, Edmond Wells et moi, tous les théonautes sont là. Même Raoul nous suit, à bonne distance, certes, car il n'a pas encore dominé sa rancune.
    Edmond Wells chemine près de moi :
    - Alors, avec Aphrodite c'était comment ?
    - Mieux que Dieu, pire que le diable... (Puis j'ajoute :)... les pauvres en ont, les riches en manquent, et si on en mange, on meurt. Qu'est-ce que c'est ? Vous qui êtes doué pour les énigmes, vous devriez pouvoir résoudre celle que la déesse m'a posée.
    Il ralentit le pas.
    - La réponse doit être simple, finit par énoncer mon mentor. Pour l'heure, je ne la vois pas mais je vais y penser encore. Elle me plaît bien, ton énigme.
    Parvenus au bord du fleuve bleu, nous entreprenons de construire un radeau afin de le traverser sans être happés par les sirènes. Nous coupons des roseaux et les relions avec des lianes. Nos gestes sont précis. Nous travaillons en nous efforçant de faire le moins de bruit possible.
    - Tu n'as pas quelque blague en réserve ? demande Edmond à Freddy tout en nouant ses roseaux.
    Le rabbin fouille dans sa mémoire :
    - Si. C'est l'histoire d'un type enlisé dans des sables mouvants. Il est déjà enfoncé jusqu'à la taille quand des pompiers surviennent pour le secourir. " Ne vous occupez pas de moi, dit le type. J'ai la foi, Dieu me sauvera. " Il a de la boue jusqu'aux épaules quand les pompiers reviennent et proposent de lui lancer une corde. " Non, non, répète le type. Je n'ai pas besoin de vous. J'ai la foi, Dieu me sauvera. " Les pompiers sont sceptiques mais ils ne peuvent agir contre la volonté du sinistré. Au bout d'un moment, il n'a plus que la tête dehors. Les pompiers reviennent et le type répond encore : " Non, non, j'ai la foi. Dieu me sauvera. " Les pompiers n'insistent pas. La tête s'enfonce à son tour. La boue envahit le menton, le nez, les yeux, l'homme suffoque et meurt. Quand il débarque au Paradis, il prend Dieu à partie : " Pourquoi m'as-tu abandonné ? J'avais la foi et tu n'as rien fait pour me sauver. - Rien fait, rien fait pour te sauver, se récrie Dieu. Quelle ingratitude ! Et ces pompiers que je t'ai envoyés par trois fois ? "
    Rire ensemble nous détend. La nuit nous paraît moins menaçante. De son côté, Raoul bat les fourrés. Croit-il que son père a pu s'échapper de l'antre des sirènes et se tapir ensuite dans la végétation de la forêt ? Il l'avait découvert jadis pendu dans les toilettes, son livre inachevé à ses pieds. Une nouvelle fois, son géniteur lui a fait le coup du " Montre-toi digne de moi après ma mort " et une nouvelle fois, il s'est révélé incapable de le suivre. Je comprends qu'il en rejette la responsabilité sur nous - sur moi en particulier.
    Sans plus nous préoccuper de Raoul, nous continuons à assembler les roseaux, quand un griffon nous surprend, étrange créature aux ailes de chauve-souris, au bec d'aigle et au corps de lion. Vite, nous dégainons nos ankhs, prêts à tirer et à fuir. Cependant, la bête semble dénuée d'intentions belliqueuses. Elle ne pousse même aucun cri susceptible d'alerter les centaures. Elle va jusqu'à poser amicalement sa tête contre mon cou, et je remarque alors que cette créature louche. Comme Lucien Duprès ! Se pourrait-il que ce soit lui ?
    Mais le griffon n'est pas la seule chimère des lieux. Une sirène s'est hissée hors de l'eau et tend les bras vers Raoul qui recule, effrayé. Elle veut lui dire quelque chose mais seule une mélopée triste sort de ses lèvres charnues. Raoul s'immobilise, troublé. Je suis saisi d'une intuition qui rapidement se transforme en certitude. Si le griffon qui louche est un avatar de Lucien Duprès, cette sirène si empressée auprès de mon ami pourrait bien être une métamorphose de son père Francis. Ainsi, les élèves dieux exclus ou punis se transforment-ils en chimères. Voilà donc l'explication...
    Ces centaures, ces chérubins, ces satyres, toutes ces créatures surprenantes sont probablement autant d'anciens élèves qui ont échoué. Désormais muets, ils ne peuvent plus s'expliquer. Une question demeure : la métamorphose est-elle en rapport avec le lieu où ils ont failli ? Ayant fui en forêt, Lucien est devenu griffon. Disparu dans le fleuve, Francis est maintenant sirène. L'ancienne personnalité joue également un rôle puisqu'un aimable oiseau-lyre aux longues plumes chatoyantes s'est posé près de nous et lance déjà ses trilles mélodieux. Claude Debussy ? C'est pour cela que les centaures avaient si grande hâte d'évacuer les victimes, afin que nous n'assistions pas à leur métamorphose et que le secret demeure.
    Hardiment, Edmond Wells caresse la crinière de lion du griffon, lequel se laisse faire. Près de Raoul, la sirène gémit toujours.
    Marilyn aussi a saisi :
    - Raoul, s'écrie-t-elle, prends cette sirène dans tes bras. C'est ton père.
    La sirène opine de la tête. Raoul se fige, incrédule, puis se décide à avancer timidement vers ce poisson-femme qui lui tend les bras. Il a du mal à imaginer son père dans cet être aux doux traits féminins, dont la longue chevelure humide coule sur des seins glorieux... Son père, cette créature qui lui prend le bras et le tire vers nous pour qu'il participe à la construction de notre vaisseau...
    - Mais, Père...
    Le chant de la sirène lui intime d'obtempérer.
    - Ton père sait ce qu'il fait, dit Freddy. Et en ce qui nous concerne, tu n'as jamais cessé d'être le bienvenu parmi nous.
    - Tous ensemble, rappelle Marilyn. " L'amour pour épée, l'humour pour bouclier. "
    Et avec nous, après une dernière hésitation, Raoul reprend notre ancienne devise. Sa mine renfrognée s'éclaire. Nous nous étreignons. Je suis heureux d'avoir retrouvé mon ami de toujours.
    La construction du radeau s'accélère sous les regards attentifs du griffon, de la sirène et de l'oiseau-lyre.
    Quand, à une heure du matin, le deuxième soleil se lève, notre esquif est prêt. Nous le mettons à l'eau et y prenons place, les uns après les autres. Nous progressons avec de longues branches en guise de pagaies. Francis Razorback nous aide en nous propulsant de ses bras vigoureux et de sa puissante nageoire caudale.
    Est-ce que les autres sirènes dorment ? Un léger courant nous entraîne vers la droite. Mais avec nos pagaies nous ne nous laissons pas emporter. Nous surveillons la surface opaque tout en brassant l'onde.
    Brusquement une main sort de l'eau. J'ai juste le temps de lancer un :
    - Attention !
    Déjà des mains féminines surgissent de partout comme des nénuphars à naissance spontanée. Elles saisissent nos pagaies, les tirent et essaient de nous faire choir. La plupart d'entre nous lâchent leurs branches pour ne pas être emportés. Raoul sort son ankh et règle la molette D. Il tire dans l'eau mais nous ne voyons déjà plus les créatures du fleuve.
    Francis Razorback est attrapé par deux autres sirènes qui l'entraînent au fond pour l'empêcher de nous aider.
    Soudain nous percevons un mouvement sous le radeau. Elles essaient de nous renverser. Nous tirons avec nos ankhs sans parvenir à les atteindre.
    Finalement, à force de tanguer, notre radeau de fortune se retourne. Nous voici tous à l'eau.
    Je bois la tasse, réussis à sortir la tête, puis regarde dans quelle direction j'ai le plus de chances de rejoindre la berge. Celle d'où nous sommes partis reste la plus proche.
    Mes compagnons font la même analyse.
    Déjà les sirènes nous prennent en chasse.
    L'une d'elles m'attrape par le talon et tire avec force. Mon corps s'enfonce sous l'eau. Je me débats. Je vais être transformé en sirène.
    Mais un impact de foudre vient frapper la main qui s'agrippe à moi.
    La sirène me lâche.
    Hors de l'eau, les ankhs sont efficaces et Mata Hari, juchée dans un arbre sur la berge, a bien visé.
    - Dépêchez-vous, crie-t-elle.
    Les décharges frappent les mains des sirènes. Elles ne les blessent pas mais, ébranlées par les secousses, les créatures hostiles se détachent une à une avec des cris stridents et abandonnent la partie.
    Hors d'haleine, nous parvenons enfin sur la berge où la danseuse nous tend la main pour nous aider à grimper.
    - Merci, lui dis-je.
    - Pas de quoi, répond-elle. Votre idée était bonne mais je crois qu'il faudrait une embarcation plus stable qu'un radeau pour parvenir de l'autre côté. J'ai mon idée là-dessus mais seule, je n'y arriverai pas. Puis-je me joindre à votre groupe ?
    - Considérez-vous désormais comme une théonaute, approuve Edmond Wells.
    Je n'en regarde pas moins Mata Hari d'un œil soupçonneux. Depuis combien de temps nous suivait-elle ? J'ai beau chercher à déchiffrer son visage, je ne lis rien dans ses pupilles limpides.
   

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