samedi 22 septembre 2018

89. LE TEMPS DES EXPÉRIENCES


    Le palais d'Atlas est tapi parmi des figuiers, au sud d'Olympie, dans un quartier assez éloigné de nos demeures.
    - C'est une pure folie, ils ne nous laisseront jamais.
    - Il faut essayer.
    - Mais tu te rends compte, si on apprenait que nous avons...
    - Quoi ? Rendu visite à Atlas ? Nous avons le droit de visiter la ville, il me semble.
    Nous progressons.
    La demeure du géant comporte un étage et est construite en marbre brut.
    Elle doit bien mesurer dix mètres de hauteur.
    Edmond Wells et moi nous y introduisons par une fenêtre entrebâillée. La décoration intérieure reflète le goût des géants pour le bois massif et les étoffes de couleurs vives.
    Le plus discrètement possible, nous nous faufilons entre fauteuils et canapés démesurés.
    Dans sa cuisine aux allures rustiques, sa compagne, Pléioné, sermonne le géant d'une voix grave :
    - Tu es trop gentil. Alors, ils abusent de toi.
    - Mais...
    - Et quand ils exigeront que tu transportes l'Olympe, tu répondras quoi ?
    - Mais, Pléplé, ce n'est pas qu'un métier...
    - Ah oui, et c'est quoi alors ?
    - Une condamnation. Parce que je me suis opposé à Zeus avec Chronos et que nous avons été perdants, tu le sais bien.
    Du salon, nous devinons la femme, poings sur les hanches, le verbe haut, et Atlas tout penaud.
    - Facile, le coup de la punition. Depuis le temps... Ils te considèrent comme corvéable à merci, c'est tout. Tu travailles comme un bœuf pour pas un rond et si tu protestes, on te rappelle qu'il s'agit d'un châtiment et que tu n'as qu'à te taire. Relève la tête, Atlas, revendique ton bon droit.
    - Mais, ma douce, j'ai perdu la guerre...
    - C'était il y a des millénaires ! Tu confonds faiblesse et gentillesse, Atlas.
    Un bruit de baiser. J'imagine ces deux montagnes qui s'étreignent. Ah... la tendresse des géants...
    Profitant de ce que le couple a mieux à faire qu'à guetter les bruits, nous avançons dans un couloir, à la recherche du lieu où Atlas range ses mondes.
    Avec l'impression d'être deux Petits Poucets, nous nous hissons sur la pointe des pieds pour ouvrir des portes à la mesure des géants de trois mètres. L'une laisse apparaître une chambre au lit vaste comme un jardin, mais la plupart donnent sur des débarras, des cabinets de toilette, et aussi un atelier de bricolage. Enfin, derrière un battant, nous manquons de chuter dans un escalier hélicoïdal qui plonge vers une cave. Nous éclairant de nos ankhs, nous le dévalons.
    En bas, à la lueur de cierges imposants que nous allumons de nos ankhs, nous découvrons une voûte gigantesque creusée à même la roche. Ici, ce ne sont pas des jéroboams qui attendent sur des étagères mais des dizaines de sphères posées sur leurs coquetiers.
    Combien y a-t-il de mondes ? Je croyais qu'en dehors de " Terre 1 ", il n'existait que des brouillons et qu'au fur et à mesure qu'une planète était détruite, on l'effaçait pour donner le jour à la civilisation suivante. Mais non, les Maîtres dieux conservent d'autres planètes. " Terre 17 " a peut-être été transformée en " Terre 18 " mais toute une collection de mondes parallèles subsistent à ses côtés, étiquetés jusqu'au n°161.
    Edmond Wells partage mon émerveillement. Nous pensons la même chose.
    Et si toutes les planètes à conscience de l'Univers étaient entreposées ici ?
    Nous approchons nos ankhs d'une sphère. Mise au point du zoom. Il y a comme des verrues sur la surface de la planète. Des mégapoles ultramodernes s'abritent tout entières sous des cloches démesurées pour se protéger de la pollution ambiante. Un futur possible pour l'humanité...
    À côté un monde a fait d'autres choix. Suite sans doute à des guerres nucléaires, la vie est devenue impossible dans l'atmosphère irradiée. Alors les gens ont bâti des villes sous-marines. Des cités entières qui sous l'eau protègent de l'air empoisonné.
    Plus loin, dans un monde dépourvu d'océan, les humains se terrent au contraire dans des cités pyramidales pour se protéger de l'ardeur de leur soleil et conserver un peu d'humidité.
    Nous constatons que la plupart de ces mondes sont plus " mûrs " que " Terre 1 ". À les voir, ils ont l'air d'en être à l'an 3000 ou plus. Comment est-ce possible ?
    - Et si c'étaient des travaux pratiques laissés par d'anciens élèves ? chuchote Edmond Wells.
    - Dans ce cas ils seraient plus avancés parce que Chronos les aurait fait mûrir prématurément.
    Nous découvrons également des mondes revenus à la préhistoire sur les ruines mystérieuses des mégapoles. Peut-être, comme notre pauvre " Terre 17 ", ont-ils tout oublié de leurs sciences du passé.
    Que de diversités météorologiques.
    Ici, un monde très chaud où les humains vivent nus, là un monde glacial où ils se calfeutrent dans des igloos, un monde humide où les maisons sont construites dans les arbres...
    Edmond Wells me désigne un monde où le clonage est si bien entré dans les mœurs que tous les humains sont jumeaux. Ils ont sélectionné le plus beau, le plus intelligent et le plus résistant d'entre eux et fait disparaître tous les autres, à l'instar des généticiens de " Terre 1 " vis-à-vis des vaches laitières et du maïs.
    Puis une planète peuplée uniquement de femmes, tout comme chez les fourmis, il n'y a que des femelles, partagées entre asexuées et sexuées fécondes. Tout comme chez les fourmis, ces humaines ont désigné une reine qui à ma grande surprise... pond des œufs. Je zoome et distingue en effet des femmes qui portent des œufs en sac sur le ventre et qui les couvent chez elles.
    À bien y regarder, cette humanité n'est plus en l'an 3000 ou même 5000, mais à un niveau de mûrissement qui la placerait sur nos calendriers à 2 millions d'années après J.-C. Ainsi donc le futur est aux femmes et à l'oviparité. Cela me semble soudain logique...
    Je reste fasciné à observer ce monde féminin lorsqu'un élément me trouble : elles sont toutes belles. Quel intérêt peut avoir la sélection naturelle à promouvoir la beauté au cours des siècles ?
    - Nous sommes là pour trouver " Terre 18 ", me rappelle Edmond Wells.
    Nous avons compris qu'Atlas remise ses mondes par niveau de conscience, les moins éveillés au fond. Nous nous dirigeons donc vers le bas de la travée et y découvrons " Terre 18 " parmi d'autres mondes où des peuples barbares se déchirent à coups de massue, à pied, à cheval ou en radeau.
    Nous dégageons la sphère pour mieux l'observer à la lueur des bougies.
    Nos humains semblent usés et désespérés sur le frêle esquif dérivant en haute mer. Le navire est sur le point d'échouer sur des récifs que n'ont pas distingués nos pauvres marins inexpérimentés. Il était temps que nous arrivions. De justesse, avec mon ankh, je crée un semblant de tempête qui les éloigne des plus dangereux rochers. Puis, me concentrant, je signale à la forte dame leader qui a pris le relais du sage médium de lancer de nouveau à la mer de gros lassos. Elle m'écoute mais la plupart des rescapés ne la suivent pas. Ils sont trop las pour croire encore à ses prédictions.
    Comment leur rendre l'espoir ? J'envoie des intuitions, mais cela ne donne rien. Un barbu tente même d'organiser une mutinerie pour contraindre les autres à faire demi-tour. Dans la tempête de foudre que je déclenche pour les impressionner, Edmond Wells l'abat d'un tir précis qui suffit à calmer ceux qui étaient tentés de le suivre.
    Une fois de plus, je constate que les dieux ne sont respectés que lorsqu'ils sont redoutés.
    Les rescapés consentant à présent à écouter notre médium, je recherche la communication avec les dauphins afin qu'ils guident le bateau loin de ces récifs périlleux. Finalement, il est aussi facile pour un dieu de communiquer avec les dauphins que pour un ange avec les chats. Le problème, ce sont les hommes. Ils ne sont pas assez " réceptifs ".
    Enfin le bateau vire de bord. Edmond Wells et moi poussons un soupir de soulagement. La catastrophe a été évitée.
    Dans un mouvement de recul je renverse une sphère et son coquetier. La sphère explose. Des débris de verre s'éparpillent alentour. Aurais-je détruit un monde ?
    Mais non... à l'intérieur des sphères, il n'y a rien. Ce sont des écrans en relief dans lesquels se reflètent des mondes lointains.
    Edmond Wells s'est empressé d'éteindre toutes les bougies. Bien lui en a pris car déjà la porte de la cave s'ouvre et Atlas apparaît.
    - Que se passe-t-il, amour ? lance de loin son épouse.
    - Rien, Pléplé. Il me semblait avoir entendu du bruit, dit le géant en illuminant les alentours avec une grande torche.
    Nous nous dissimulons de notre mieux dans un recoin.
    Atlas déambule dans la travée en vérifiant ses sphères.
    - Des rats, sans doute..., lance sa femme.
    Après être passé tout près de nous sans nous repérer, il remonte à pas lourds.
    Nous rallumons prestement les cierges et nous installons pour accomplir enfin, du mieux possible, le sauvetage de nos petits protégés. Que va-t-il leur arriver encore ?
   

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