samedi 22 septembre 2018

59. LE GOÛT DU SANG

Nous dînons à vingt heures.
    L'évolution des plats continue en parallèle de nos expériences. Les fines tranches de carpaccio ne sont plus de chair de poisson mais de viande animale. Je n'en ai jamais consommé lorsque j'étais mortel. Par nature, je n'aime pas le goût du sang. Là, j'avale en filets crus de la chèvre, de la girafe, de l'hippopotame ou de l'aigle. Ma langue explore des protéines qu'aucune préparation culinaire n'a dénaturées. Pas de cuisson, pas de sauce. Le héron présente un goût amer, le paon est gras, les fibres du buffle se fichent entre les dents, le zèbre est délicieux, le hérisson est amer, la mouette infecte. Je ne m'aventure pas à tester les limaces, le serpent, les araignées et la chauve-souris.
    D'abord, nous parlons peu, tout à nos assiettes. Je reprends plusieurs fois de la girafe, sa viande n'est pas trop mauvaise, finalement. J'y détecte même un arrière-goût de réglisse. Après les œufs, le sel, les algues, les poissons, ma palette de saveurs s'élargit.
    Une fois les estomacs satisfaits, les langues se délient. On commence par s'accuser mutuellement d'avoir voulu faire triompher nos animaux au détriment de ceux de nos amis, et puis on s'inquiète. Qu'est-ce que ce " jeu d'Y " qu'ont évoqué Arès et les Maîtres dieux ?
    - Après la compétition à coups de créations animales, sans doute la compétition à coups de " troupeaux humains ", selon les propres termes d'Arès, déclare Edmond Wells en rappelant que l'homme est à présent le prochain niveau logique d'évolution. Le numéro 4.
    - On prend des singes et on les met debout sur deux pattes pour libérer les mains et inventer l'outil ? s'enquiert Gustave Eiffel.
    - Et on leur enseigne à chasser ? demande Marilyn.
    - Il faudra aussi descendre leurs cordes vocales pour leur permettre l'apprentissage de la parole, rêve Freddy.
    Nous avons hâte de nous confronter au jouet absolu, l'homo sapiens sapiens.
    - Avec des hommes, je construirai des monuments, dit Gustave Eiffel.
    - Avec des hommes, je produirai des spectacles, dit Georges Méliès.
    - Avec des hommes, je créerai des ballets, dit Mata Hari.
    - ... Des chansons, dit Édith Piaf.
    Il nous tarde de nous occuper de nos semblables, d'intervenir en dieux sur des êtres dotés de cervelles qui pensent, de bouches qui parlent, de mains qui s'activent.
    - Je leur enseignerai à vivre sans dieux ni maîtres, clame Proudhon.
    - Moi, je leur apprendrai l'amour, susurre Marilyn. Le véritable amour, sans tromperie, sans mensonges. Mes humains ne perdront pas leur temps à passer d'aventure en aventure. Ils sauront reconnaître d'emblée leur âme sœur.
    Mata Hari n'est pas d'accord.
    - Quel intérêt ? N'avoir qu'un seul partenaire dans toute son existence, comme c'est réducteur ! Il me semble pourtant que toi et moi, sur Terre, nous avons multiplié les expériences, nous blessant peut-être mais aussi nous enrichissant chaque fois.
    Marilyn persiste :
    - Si j'avais rencontré Freddy dès mon adolescence, au lieu de devoir attendre le Paradis pour le fréquenter, je n'aurais pas cherché plus loin, j'en suis convaincue.
    Edmond Wells est pensif :
    - Moi, quand je façonnerai des hommes, je m'arrangerai pour que tous se comprennent. J'inventerai un langage évitant malentendus et quiproquos. Je me consacrerai à fond à la communication et à l'échange.
    - Moi, dit Freddy, mes hommes vivront en permanence dans l'humour. Dès le matin, il y en aura un pour sortir une plaisanterie qui amusera les autres tout le reste de la journée et, par le rire, mes hommes parviendront à la spiritualité.
    - Et toi, Michael ?
    Un coup de gong me dispense de répondre, mais je sais bien que pour moi, la tâche consistera avant tout à me comprendre moi-même en observant mes propres humains. Je ferai probablement des expériences pour voir comment ils réagiront dans les circonstances les plus mystérieuses de ma propre vie.
    Les centaures arrivent et nous encerclent avec leurs tambours, et nous ne nous entendons plus. D'autres instruments viennent s'ajouter : flûtes en os, guitares à carapaces de tatou en guise de caisses de résonance. De jeunes demi-déesses s'exercent sur des harpes aux cordes en boyaux de chat.
    J'appréhende ma prochaine condition de dieu des humains. Serai-je à la hauteur de ma tâche ? Dans ma vie de mortel, une fiancée en me quittant m'avait offert un bonsaï avec, sur la carte qui l'accompagnait, une flèche du Parthe en guise d'adieu : " Tu n'as pas su t'occuper de moi, sauras-tu t'occuper de cette plante ? " J'ai relevé le défi. Mon bonsaï, je l'ai baigné, je l'ai soigné avec des lotions spéciales, je l'ai dopé avec des fertilisants, j'ai vaporisé ses feuilles dès qu'elles dépérissaient. Et pourtant, j'ai eu beau m'évertuer, j'ai vu périr ma plante sous mes yeux, incapable de secourir ce simple végétal.
    Je n'ai pas eu plus de chance avec le monde animal. Bien avant, alors que j'étais gamin, tous les poissons guppies de mon aquarium ne tardaient pas à flotter ventre en l'air, bientôt dévorés par leurs congénères avant que ceux-ci ne périssent à leur tour. J'ai aussi en souvenir mes élevages de têtards que j'allais chercher dans des fossés proches de la villa de mes grands-parents, à la campagne. Je les plaçais dans des pots de confiture pour les observer en train de grandir et devenir grenouilles, mais il a suffi d'une excursion de quelques jours avec des cousins pour que l'eau s'évapore et que mes têtards décèdent, complètement asséchés.
    J'ai aussi eu des hamsters, au départ un mâle et une femelle de deux mois. En quelques jours, la femelle a mis au monde une douzaine de petits dont elle a cannibalisé la moitié. Les autres se sont accouplés entre eux, frères et sœurs, fils et mère, filles et père. En quelques semaines, une trentaine de hamsters s'ébattaient dans la cage, folâtrant et se dévorant, et je n'osais même plus regarder à l'intérieur tant j'avais honte d'avoir créé pareil monde.
    À l'âge de 12 ans ma mère m'a offert un chat que je n'ai pas su rendre heureux. Chaton, il courait partout comme un hystérique et adorait uriner sur mon oreiller. Plusieurs lavages à haute température ne parvenaient pas à dissiper la persistante odeur sur les taies. En plus, il refusait mes caresses et son plus grand plaisir était de se coucher sur mon clavier d'ordinateur lorsque j'étais en plein travail. Calmé, devenu sédentaire, l'animal s'est ensuite mis à grossir avec pour seule activité de regarder la télévision. Quand il est mort victime d'un taux de cholestérol battant tous les records, le vétérinaire m'a reproché de n'avoir pas joué avec lui et de l'avoir trop nourri.
    Et bien plus tard, pour mes enfants, ai-je été un bon père ? Et pour mes mortels, ai-je été un bon ange ?
    Quelle lourde tâche que la responsabilité d'êtres dont la survie dépend de vous. Finalement, je ne suis pas sûr d'être satisfait de mon statut de dieu.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire