samedi 22 septembre 2018

21. FORÊT BLEUE

- Vous ne pensez pas que nous sommes en train de commettre une énorme bêtise ?
    Edmond Wells et moi sommes en train de franchir la muraille orientale de la cité d'Olympie avec, en guise de cordes, des draps que nous avons tressés.
    - Le seul moyen de le savoir c'est de la faire, répond ce dernier.
    Nous descendons lentement tandis que je marmonne :
    - Jules Verne m'a dit : " Surtout n'y allez pas. " Mes tergiversations agacent mon mentor.
    - Tu veux quoi exactement, Michael ? Que nous restions à nous tourner les pouces en continuant à forger des hypothèses sur ce qu'il y a au sommet de la montagne ?
    En cet individu résolu qui m'incite à la transgression, je ne reconnais plus l'Edmond Wells qui m'enseignait à obéir aux règles de l'Empire des anges.
    Quand nous parvenons enfin au bas du mur d'enceinte, j'ai les mains en feu à force de m'agripper au cordage. Nous dissimulons prestement nos draps noués dans un bosquet d'acacias.
    D'ici, on n'aperçoit plus que deux lunes, et la montagne est encore plus impressionnante.
    L'Olympe...
    Nous progressons dans les herbes hautes en direction de l'est.
    Au fur et à mesure que nous avançons, la côte se fait raide et la prairie laisse place à des bosquets de plus en plus nombreux, jusqu'à former une forêt dense. Puis, la pente s'adoucit et notre marche s'accélère parmi les arbres.
    Le ciel crépusculaire vire au rouge pivoine.
    Soudain, un bruit. Nous nous aplatissons dans les fougères. Une silhouette approche lentement. Toge blanche. Un élève. Je veux me lever pour l'appeler mais Edmond Wells me retient par la manche et me fait signe de rester caché. Je ne comprends pas sa prudence, jusqu'au moment où une chérubine vient survoler le promeneur avant de filer vers la cité. Quelques secondes plus tard, un centaure déboule au grand galop et s'empare du téméraire.
    - Les chérubines surveillent, les centaures capturent, murmure Edmond.
    L'homme-cheval emporte notre camarade vers le sud et je m'inquiète :
    - Que vont-ils faire de lui ?
    Edmond Wells reste songeur tandis que l'homme-cheval disparaît au loin. Il guette les alentours pour s'assurer qu'il n'y a ni chérubine ni centaure.
    - Pour reprendre le décompte, comme disait Proudhon, nous ne sommes plus 143. Nous voilà 143-1, donc 142.
    Nous reprenons notre marche, rasant les arbres et surveillant les hauteurs. Nous restons à l'affût du moindre bruit, mais seules les ondulations des feuillages meublent le silence. Le vent se lève, en provenance de l'ouest. Il souffle de plus en plus fort, gonflant nos toges, échevelant les arbres et arrachant leurs feuilles.
    Je distingue au loin une chérubine qui tente de prendre son essor, puis y renonce et s'éloigne devant la tempête. Je suppose que ces gamines ailées possèdent un village à elles. Un vaste nid d'oiseau peut-être. J'imagine ces bouts de filles-papillons se prélassant lascivement dans un nid tapissé de mousse, de lichens et de brindilles.
    Bruit de sabots. Un centaure arpente les environs, sans doute à la recherche de nouveaux transgresseurs. Nous nous cachons de notre mieux dans un fossé tandis qu'il hume l'air. Sa crinière vole au vent, lui fouettant le visage. Il se cabre pour mieux examiner les lieux, reste en équilibre sur ses sabots arrière, la main en visière sur ses sourcils. Puis il saisit une longue branche et en fouette les bosquets pour en chasser les éventuels intrus. Mais les rafales de vent finissent par avoir raison de sa méfiance et lui aussi repart vers la cité.
    Nous nous extirpons enfin du fossé. Le vent doucement se calme. Mes dents claquent irrépressiblement.
    - Tu as froid ? demande Edmond Wells.
    - Non.
    - Tu as peur ?
    Je ne réponds pas.
    - Tu as peur du déicide ? insiste Edmond.
    - Non.
    - Du diable, alors ?
    - Non plus.
    - Alors, quoi ? D'être capturé par un centaure ?
    - Je pensais à... Aphrodite.
    Edmond Wells me tapote affectueusement l'épaule.
    - Ne commence pas à fantasmer.
    - Dionysos a dit que ce lieu est celui de l'Initiation Ultime. Il est donc normal qu'on y côtoie le meilleur et le pire, qu'on y éprouve la peur absolue et le désir absolu. Le diable et la déesse de l'Amour...
    - Ah, Michael, toujours à te laisser emporter par ton imagination. Te voilà amoureux d'une femme que tu n'as même pas encore rencontrée. Le pouvoir des mots, n'est-ce pas ? " Déesse de l'Amour ", tu te complais à prononcer ces mots...
    La forêt est de plus en plus escarpée. Le ciel passe du rouge au mauve, du mauve au gris, pour finir bleu marine. Là-haut, le sommet embrumé de la montagne triangulaire émet un nouveau signal lumineux, comme pour nous lancer un défi.
    L'obscurité s'accentue. Je ne vois même plus mes pieds. Je songe qu'il vaudrait mieux renoncer quand sonnent en bas les douze coups de minuit.
    Tout s'estompe dans le noir. Je distingue pourtant une minuscule lueur scintillant dans les fougères. Une luciole. Un essaim de lucioles s'envole pour former un nuage de lumière à hauteur de nos yeux.
    Edmond Wells saisit l'un des insectes phosphorescents et le place au creux de sa paume. La luciole ne s'enfuit pas. Elle augmente même son intensité lumineuse. Avec délicatesse, le spécialiste des fourmis me tend la luciole qui se blottit dans ma main. Je m'étonne qu'une créature si petite produise une si grande clarté. Certes, mes pupilles se sont peu à peu accoutumées à l'obscurité, mais elle me fait pratiquement office de lampe de poche.
    Aidés par nos lucioles, nous reprenons notre chemin, jusqu'à ce que, soudain, d'autres lumières trouent les ténèbres. Nous nous dissimulons à nouveau dans les fourrés, pour assister à une scène étonnante : des élèves dieux se déplacent en produisant de la foudre pour s'éclairer. Ainsi, les ankhs peuvent créer de la foudre. Je comprends pourquoi Athéna était aussi catégorique quant à l'implication d'un élève dieu dans la mort de Claude Debussy. Autour de la blessure, la chair était carbonisée. Croix ansée, croix de vie peut-être, mais aussi croix de mort.
    Là-bas, les marcheurs ont perçu notre présence. Ils éteignent leurs ankhs, nous déposons nos lucioles à terre. Nous ne les voyons plus, ils ne nous voient pas davantage, mais nous sommes les uns et les autres conscients de notre présence à environ cinquante mètres de distance. Je me risque :
    - Qui êtes-vous ?
    - Et vous ? répond une voix de femme.
    - Vous d'abord.
    Une voix masculine intime en face :
    - Vous en premier.
    Dialogue de sourds. Je me ressaisis :
    - Rencontrons-nous à mi-chemin.
    - D'accord. À trois. Un... Deux... Trois...
    Personne ne bouge. La scène me rappelle un passage de l'Encyclopédie de Wells à propos du paradoxe du prisonnier, lequel ne parvient jamais à faire totalement confiance à ses complices et préfère toujours les dénoncer plutôt que de risquer d'être dénoncé par eux. Mais là, quelque chose me trouble. Cette voix masculine... il me semble la connaître. Incrédule, je lance :
    - ... Raoul ?
    - MICHAEL !
    Dans le noir, nous courons l'un vers l'autre et, à tâtons, nous nous trouvons et nous étreignons, éperdus.
    Raoul, Raoul Razorback. Mon meilleur ami. Mon frère. Raoul, le gamin taciturne croisé au cimetière du Père-Lachaise et qui m'avait transmis son goût pour la conquête des territoires inconnus de l'esprit. Avec lui, à ses côtés, j'avais repoussé les limites de la connaissance du territoire des morts. Raoul, le véritable inventeur de la thanatonautique, l'intrépide pionnier de l'au-delà. Il brandit son ankh et le pointe vers le sol. La lumière éclaire son visage en lame de couteau, le mien aussi.
    - Michael, toujours à me suivre partout !
    Il m'étreint encore, entre ses longs bras. Derrière lui, deux autres silhouettes se présentent. Je me frotte les yeux. Il y a là Freddy Meyer, le rabbin aveugle qui nous a initiés aux secrets de la kabbale. Freddy, avec son visage rond, son air bonhomme, le pionnier des envols groupés avec tresses de cordons d'argent, celui qui d'une courte blague désamorçait les situations les plus angoissantes.
    - L'univers est vraiment petit, s'exclame-t-il. On ne peut même plus changer de planète sans tomber sur des amis...
    Il éclaire le sol d'un trait d'ankh et je vois son visage.
    Lui qui sur Terre était aveugle a donc recouvré la vue. Marilyn Monroe se presse à ses côtés. Marilyn Monroe, sex-symbol entre tous, était devenue la compagne du rabbin au pays des anges. " Parce que l'humour constitue le meilleur ciment d'un couple ", affirmait-elle. La star est plus séduisante que jamais dans sa toge moulante. Je la serre aussi contre moi.
    - Et voilà, dit Freddy, à peine revenu dans la chair, tous les prétextes sont bons pour peloter ma femme...
    - Athéna a dit qu'il n'y avait que des Français ici. Or, Marilyn, si je m'en souviens bien, tu es américaine...
    Freddy explique qu'en l'épousant, sa compagne a pu choisir entre les deux nationalités. Pour ne plus le quitter, elle s'est déclarée française, ce qu'a admis l'administration céleste. Je pense pour ma part que les autorités de l'Olympe devaient vraiment tenir à la présence du rabbin alsacien dans cette promotion pour consentir à cette entorse au règlement. Ou peut-être envisagent-elles cette notion de nationalité au sens large, puisque Mata Hari et Vincent Van Gogh, bien que décédés en France, étaient d'origine néerlandaise...
    L'actrice est toujours aussi impressionnante. Son nez retroussé, ses yeux bleus ombragés de longs cils soyeux, son teint laiteux, tout en elle mêle force et fragilité, douceur et tristesse, tout m'émeut et me touche.
    Edmond Wells sort à son tour de l'ombre. Il y avait toujours eu une certaine méfiance entre Raoul et mon mentor, mais à présent, ils paraissent avoir oublié leurs griefs.
    - " L'amour pour épée, l'humour pour bouclier " ! s'exclame Marilyn, rappelant ainsi le cri qui autrefois nous ralliait.
    D'un même élan, nous reprenons notre ancienne devise, sans plus nous soucier des chérubines et des centaures.
    - " L'amour pour épée, l'humour pour bouclier " !
    Nos mains se joignent. Nous sommes de nouveau ensemble et nous nous sentons bien. Tant d'images communes remontent en nos mémoires.
    Ensemble, lorsque nous étions des anges, nous nous sommes lancés dans le cosmos à la recherche d'une planète habitée par des êtres intelligents, et nous avons trouvé Rouge.
    Ensemble, nous avons livré bataille à l'armée des anges déchus et nous l'avons emporté avec " l'amour pour épée, l'humour pour bouclier ".
    - Nous étions des thanatonautes quand nous sommes partis à la découverte du continent des morts, dit Freddy Meyer. Nous avons été des angelonautes quand nous avons exploré l'Empire des anges. Maintenant que nous découvrons le royaume des dieux, il nous faudrait une nouvelle appellation.
    - Les " théonautes ", de " theo ", dieu en grec, car nous serons les explorateurs de la divinité, dis-je.
    - Va pour " théonautes ", approuvent mes amis.
    Raoul m'indique comment manier mon ankh. Pour produire des éclairs de lumière, il faut tourner la molette D puis appuyer dessus. En illuminant le sol, je constate que mes trois compagnons sont couverts de terre.
    - Nous avons creusé un tunnel sous le mur, dans un coin où un bosquet dissimule l'issue, explique le rabbin. Nous nous sommes contentés de poser les pierres à même le sol. À trois, c'est allé vite.
    - Poursuivons le voyage ensemble, propose Edmond Wells.
    Maintenant, nous sommes cinq à monter parmi les arbres. Nous passons des ravines, longeons des sentiers. Derrière une haie de broussailles nous débouchons sur un site étrange.
    Il y a là une vallée, avec en son centre un fleuve bleu turquoise large de plusieurs dizaines de mètres, luminescent, resplendissant dans l'obscurité comme une vaste piscine illuminée de l'intérieur. L'eau est opaque, mais par endroits, on distingue des noctiluques, la version aquatique des lucioles. Ce sont elles qui éclairent l'eau.
    Je n'ai jamais vu de bleu aussi intense.


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