samedi 22 septembre 2018

12. RENCONTRES

Il faut que je retrouve la fille-papillon. Je m'enfonce dans une forêt de cocotiers et de bruyères de plus en plus touffue. Tout à coup un froissement tout proche m'arrête net. Dans la brume qui s'effiloche, j'aperçois un être au torse humain et au corps de cheval.
    La créature a les bras croisés, la mine butée, et sur sa nuque, une crinière noire semble poser un châle battu par les vents. L'homme-cheval s'avance doucement vers moi et ouvre les bras comme pour une accolade. Je recule vivement. Il souffle de la vapeur par les naseaux, se cabre en hennissant et en tambourinant son poitrail des deux poings. De lui se dégage une impression de puissance à la fois humaine et animale. Tandis qu'il se met à frapper le sol du sabot tel un taureau s'apprêtant à charger, je déguerpis à toutes jambes. Mais le lourd galop se rapproche. Il me rattrape. Deux bras velus m'enlacent. L'homme-cheval me soulève, me serre contre son torse, et m'emmène. Ni mes cris, ni mes coups de talon désespérés ne semblent l'affecter, il s'élance au galop. Juché ainsi à quelques dizaines de centimètres du sol, je sens les fougères fouetter mes chevilles.
    Ensemble, nous traversons des forêts de cocotiers, jusqu'à une vaste clairière d'où part un sentier qui monte. Il l'emprunte sans me lâcher. Nous galopons longtemps. Aux alentours se succèdent d'autres bois, des plaines, de petits lacs bordés d'arbres tordus.
    Au bout du sentier, nous débouchons sur un vaste plateau. Au centre, se dresse ce qui me paraît être une grande cité blanche, ceinte d'un carré de murailles en marbre hautes de plusieurs mètres. De part et d'autre, deux collines l'enserrent, occultant toute visibilité. Seule la base de la montagne, en face, émerge du brouillard.
    Dans la blancheur de la muraille, le portail de la ville découpe son ogive dorée, flanquée de deux immenses colonnes, l'une noire, l'autre blanche. C'est ici que se termine notre course.
    L'homme-cheval me dépose à terre, me retient par le bras et frappe plusieurs fois l'imposant heurtoir contre le battant. Quelques instants plus tard, le portail s'ouvre lentement. Un barbu ventripotent, en toge blanche, mesurant plus de deux mètres, la tête ceinte d'une couronne de feuilles de vigne, apparaît sur le seuil. Pas d'ailes de papillon cette fois, pas de sabots de cheval. Mis à part sa taille de géant, l'homme semble " normal ".
    Il me regarde avec suspicion.
    - Êtes-vous " celui que l'on attend " ? demande-t-il.
    Je me sens soulagé d'avoir enfin en face de moi un être qui parle et avec qui je peux communiquer.
    D'un ton amusé, le géant ajoute :
    - En tout cas, je peux déjà constater que vous êtes... (Il baisse les yeux.) Nu.
    Je place précipitamment mes deux mains devant mon sexe tandis que l'homme-cheval s'esclaffe, de même que la fille-papillon réapparue tout à coup. Si ces deux-là ne parlent pas, du moins comprennent-ils tout ce qui se dit.
    - Ici ce n'est pas " tenue chic exigée ", mais pas non plus un club de naturistes.
    D'un sac, il tire une tunique et une toge blanches et m'enseigne comment m'en vêtir. Tourner deux fois le drap autour du corps puis lancer le pan restant par-dessus l'épaule.
    - Où suis-je ?
    - Au lieu de l'Initiation Ultime. Nous avons coutume d'appeler cet endroit " Aeden ".
    - Et cette ville ?
    - C'est sa capitale. Nous avons coutume de l'appeler Olympie. Et vous, quel est votre nom ? Enfin, quel a été votre nom à l'époque où vous en possédiez un ?
    C'est vrai qu'avant d'être un ange, j'ai été un mortel.
    Pinson. Michael Pinson. Français. Sexe masculin. Marié. Père de famille. Décédé parce qu'un Boeing est venu fracasser son immeuble.
    - Michael Pinson.
    Le géant coche une case sur une liste.
    - Michael Pinson ? Très bien. Villa n°142 857.
    - Avant d'aller plus loin, je veux savoir ce que je fais ici.
    - Vous êtes un élève. Vous êtes venu pour apprendre le plus difficile des métiers.
    Face à mon incompréhension, il précise :
    - Ça n'a déjà pas été si simple d'être un ange, n'est-ce pas ? Eh bien, sachez qu'il y a plus ardu encore. Une tâche qui exige talent, doigté, créativité, intelligence, subtilité, intuition... (Le géant souffle plus qu'il n'articule.) Di-eu. Vous êtes au Royaume des dieux.
    J'avais certes envisagé qu'il puisse y avoir des entités supérieures aux anges, mais de là à oser rêver de devenir un jour un... dieu...
    - ... Cela s'apprend, bien sûr. Pour l'heure, vous n'êtes qu'un élève dieu, précise mon interlocuteur.
    Je ne suis donc pas redevenu exactement un humain, comme je me l'étais imaginé en découvrant mon enveloppe de chair. Edmond Wells m'avait expliqué autrefois qu'" Élohim " - nom donné en hébreu à Dieu - était en fait un pluriel. Paradoxe de la première religion monothéiste : son dieu unique, elle le désigne par un pluriel.
    - ... Et vous ?
    - On a coutume de m'appeler Dionysos. À tort, certains m'ont décrit comme le dieu des fêtes et des libations, de la vigne et des orgies. Erreurs et contre-vérités. Je suis le dieu de la Liberté. Or, dans l'imagination populaire, la liberté est toujours suspecte et facilement associée à la débauche. Je suis un dieu très ancien et je prône la liberté d'exprimer ce qu'en nous il y a de meilleur. Et tant pis si je passe pour un libertin.
    Il soupire, saisit un grain de raisin et le happe.
    - Aujourd'hui, c'est mon tour d'accueillir les nouveaux arrivants, car je suis aussi professeur à l'École des dieux, autrement dit Maître dieu.
    Un géant Maître dieu couronné de vigne, une fille-papillon en suspension dans les airs, un homme-cheval piaffant... Où suis-je donc tombé ?
    - J'ai assisté à un crime, là-bas, sur la falaise.
    Dionysos me considère avec gentillesse, sans trop manifester d'intérêt pour l'information.
    - Avez-vous pu identifier la victime ? demande-t-il.
    - Je crois qu'il s'agissait de Jules Verne.
    - Jules Verne ? répète-t-il en reprenant sa liste. Jules Verne... Ah oui, l'écrivain de science-fiction du XIXe siècle. En avance, celui-là, beaucoup trop en avance... Et beaucoup trop curieux aussi. Sachez que les gens curieux ont souvent des problèmes.
    - Des " problèmes " ?
    - Ne soyez donc pas trop curieux à votre tour. Je sais bien qu'il nous sera difficile de surveiller tout le monde avec le grand nombre d'élèves que compte cette promotion. Mais pour l'heure, contentez-vous de gagner vos quartiers, en l'occurrence votre villa. Vous y serez chez vous.
    Il y a si longtemps que je n'ai plus eu de " chez-moi ".
    - En Aeden, les nuits sont fraîches, et l'aube aussi. Je vous conseille de vous installer. Villa 142 857. La chérubine vous guidera volontiers. Ce n'est pas loin mais vous pouvez chevaucher le centaure si vous êtes fatigué.
    " Chérubine ", la fille-papillon ; " centaure ", l'homme-cheval, tous ces métissages d'humain et d'animal sont des chimères. Que des chimères. Cela me rappelle L'île du docteur Moreau, où un savant fou avait croisé des hommes et des bêtes.
    - Je préfère y aller seul. C'est où ?
    - Empruntez la grande avenue, traversez la place centrale, puis prenez la troisième rue à gauche, la rue des Oliviers. Vous trouverez facilement le 142 857. Reposez-vous mais tenez-vous prêt. Lorsque la cloche sonnera trois longs coups, vous devrez regagner aussitôt la grande place.
    J'enfile les sandales que me tend Dionysos. Ainsi chaussé, vêtu de ma toge immaculée, je franchis l'imposant portail d'Olympie.

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