samedi 22 septembre 2018

93. EDMOND À DES SOUCIS


    Edmond Wells et moi nous regardons, soulagés. Nos humains sont pour l'heure à l'abri, loin de la sauvagerie du reste du jeu. Nous en sommes fiers, comme des parents qui auraient sauvé de justesse leurs enfants de la noyade.
    Il me plaît, ce peuple qu'ensemble nous avons modelé. Certes, notre population est réduite, nos gens sont loin de tout, mais ils sont vivants, en bonne santé et conscients de la nécessité de vivre en bonne intelligence tout en préservant l'avenir. D'ici à ce que Proudhon dote ses hommes-rats de la technologie indispensable à un débarquement sur l'île, nos savants auront probablement trouvé la parade.
    Nous remettons la sphère de " Terre 18 " à sa place et nous apprêtons à partir. L'aube doit être proche. Tout à notre ouvrage, nous avons perdu la notion du temps. Mauvaise surprise : en remontant, nous trouvons la porte de la cave fermée à clef. Nous sommes piégés. Non seulement nous risquons d'être attrapés par le géant quand il reviendra chercher la planète du jour, mais il nous est impossible de regagner à temps nos villas.
    - Fais-moi la courte échelle, dit Edmond Wells, sans le moindre affolement.
    Je le hisse sur mes épaules pour qu'il examine le pêne tout à son aise.
    - La clef est encore sur la serrure, annonce-t-il.
    Nous inversons les rôles. Plus agile, je glisse ma toge sous la porte puis je m'agrippe à la carrure d'Edmond, et je pousse la clef qui bloque cette serrure monumentale. Elle finit par retomber de l'autre côté, où l'étoffe amortit le bruit de sa chute. Ensuite, nous n'avons plus qu'à tirer la toge pour la ramener à nous.
    La clef est longue comme mon bras et étonnamment lourde. Un géant de trois mètres la manie peut-être aisément mais un humain de un mètre soixante-quinze a du mal à l'actionner. Je m'y reprends à plusieurs fois, Edmond m'encourage avec des chuchotements approbateurs.
    Enfin, le pêne cède dans un grincement.
    - Tu as entendu, Pléplé ? interroge Atlas.
    - T'inquiète pas. Ce doit encore être les rats, répond Pléioné.
    Nous nous faufilons hors de l'escalier avant qu'il s'y engage et courons vers la fenêtre nous abriter derrière les rideaux.
    Déjà Atlas remonte en hurlant :
    - Il y en a un qui est entré dans la cave et il a démoli un monde !
    - Un rat ?
    - Non, un élève. J'aurais dû placer des pièges à humains. Il y a toujours des élèves dieux tricheurs.
    - Attention il y en a un, là ! crie la femme géante.
    Des pas ébranlent le sol dans notre direction.
    - Filons vite, me souffle Edmond qui me pousse et se précipite derrière moi.
    Atlas s'est muni d'un balai, sa compagne d'un couvercle de casserole. Nous galopons en tous sens à la recherche d'une issue tandis qu'ils nous pourchassent.
    - Il y en a deux, dit Pléioné. Ils sont là, ils sont là. Tu les vois ?
    - Mets ta toge sur ta tête, vite, me conseille mon compagnon d'infortune.
    Habitué à suivre ses conseils, je ne discute pas et, comme lui, déchire de deux trous le tissu en face des yeux. Les géants approchent.
    - Séparons-nous maintenant.
    Sautillant dans la cuisine pour échapper aux coups de couvercle de la femme, je constate qu'un trou pour le nez aurait été également nécessaire, l'étoffe m'asphyxie. Quant à Edmond, il zigzague de son mieux pour éviter la semelle d'Atlas. Il se dissimule derrière un meuble colossal que le géant déplace aussitôt. Moi, je grimpe carrément sur le dos de l'épouse qui ne parvient pas à me détacher et glapit :
    - Il m'a mordue, il m'a mordue.
    Tandis qu'elle se démène, j'aperçois une fenêtre béante et bondis pour m'évader. Je franchis le chambranle de justesse et, ouf, je suis dehors, blotti dans les buissons en attendant que mon ami me rejoigne.
    À l'intérieur, Atlas exulte :
    - Ça y est, Pléplé, j'en ai un.
    Bon sang, Edmond Wells s'est fait prendre. J'hésite : fuir ou tenter de sauver mon maître ?
    - Jetons-le à la mer. Il se transformera en baleine, dauphin ou ce qu'il voudra, conseille la mégère.
    La fidélité l'emporte. Je reviens et vois Edmond Wells qui se débat entre les mains du géant. Il me repère lui aussi.
    - Non, va-t'en, crie-t-il.
    Mais j'essaie de créer une diversion. Edmond Wells parvient alors à tirer quelque chose de sa toge qu'il me lance en m'intimant de déguerpir.
    - Tiens, à toi de continuer maintenant.
    Je reçois l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu et file en serrant fort l'ouvrage.
    Je repasse la fenêtre et fonce, m'égratignant au passage à toutes les ronces du chemin. Derrière moi, des branches craquent sous le poids d'Atlas, tout proche.
    Je cours, conscient que tant qu'il ne m'a pas attrapé il ne connaît pas mon visage. Il essaie maintenant de rameuter toute la ville pour me donner la chasse.
    Mais l'Encyclopédie palpite contre mon cœur. À moi de poursuivre l'œuvre, c'est bien le moins que je puisse faire pour honorer la mémoire d'Edmond Wells. Sauver notre peuple, sauver ma vie, poursuivre l'Encyclopédie.
    Des centaures surgissent de partout pour m'attraper. Même des griffons leur viennent en aide. Je cours de toute la force de mes jambes. Il y a trop d'enjeux pour que je laisse tomber.
   

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