samedi 22 septembre 2018

32. DEUIL

J'ai un goût amer dans la bouche. Je repense à Jules Verne. " Il est arrivé trop tôt ", a dit Dionysos. Trop tôt pour voir quoi ? Les coulisses avant le spectacle ?...
    Il se passe ici des choses bizarres.
    Les Heures et les Saisons nous accueillent dans l'Amphithéâtre au centre duquel nous nous regroupons.
    Comme la dernière fois, des centaures nous entourent, équipés de leurs tambours, mais d'autres les rejoignent bientôt avec des cors de chasse au son très grave. C'est une mélopée qu'ils entonnent, une lancinante mélodie qui vire au chant funèbre quand Atlas vient déposer devant nous, sous son verre, l'œuf lisse qu'est devenue " Terre 17 " défunte.
    Dionysos se lève.
    - Un monde est mort. Ayons tous une pensée pour cette multitude humaine qui a fait ce qu'elle a pu, mais qui n'est pas parvenue à s'élever.
    Il a un geste de recueillement.
    - Ci-gît une humanité qui a échoué.
    Il embrasse le globe de verre. Chronos, lui, ne fait aucun commentaire. Quelques élèves semblent troublés.
    Le rythme des tambours s'accélère et les cors de chasse entament un air moins triste. Une fête commence et les élèves dieux se rassemblent par affinités.
    Les passionnés de la conquête du ciel comptent dans leurs rangs Clément Ader, pionnier de l'aviation, un frère Montgolfier, pionnier des vols en ballon, le pilote de chasse-poète Antoine de Saint-Exupéry, le photographe aérien Nadar. Amateur de traversées océanes, le baron-corsaire Robert Surcouf s'entretient avec le marquis de Lafayette.
    Côté artistes, peintres, sculpteurs et acteurs se retrouvent entre eux. Il y a là Henri Matisse, Auguste Rodin visiblement réconcilié avec Camille Claudel, Bernard Palissy, Simone Signoret et Sarah Bernhardt. Les écrivains François Rabelais, Michel de Montaigne, Marcel Proust, Jean de La Fontaine font bande à part, et moi, je me réjouis de la compagnie de mes amis théonautes : Freddy Meyer, Marilyn Monroe et Edmond Wells. Raoul boude toujours, quelque part, et certains élèves préfèrent rester seuls, comme Gustave Eiffel, Mata Hari, Georges Méliès, Joseph Proudhon, Edith Piaf.
    Mais une même discussion agite tous les groupes.
    Chacun s'acharne à comprendre les lois qui régissent notre nouveau monde. Mata Hari met un terme aux diverses conjectures en s'avançant hardiment au centre de la piste.
    Prestement, elle ôte la toge qui entrave ses mouvements et, vêtue de sa seule tunique, entreprend de se déhancher lascivement en une danse aux allures orientales. Les bras s'arrondissent, les jambes fléchissent, le beau visage demeure hiératique et le regard mystérieux. Je comprends que cette femme ait pu envoûter tant d'hommes.
    Autour de la sphère contenant la dépouille de " Terre 17 ", elle virevolte comme si elle voulait la réveiller. Les trois lunes d'Olympie se reflètent sur le verre poli et, de leur pâle halo, ajoutent à la magie de l'instant. Mata Hari tourne maintenant de plus en plus vite. Le rythme s'accélère, son corps semble un serpent qui se contorsionne par saccades, et nos bouches s'ouvrent pour lâcher une note unique qui nous réunit comme une seule voix : " Aaaaaahhhhh " alors que nous frappons des mains et que celles des centaures s'abattent sur les peaux de tambour.
    La danseuse évolue, paupières fermées. Mon cœur bat à l'unisson des tambours, mes bras se lèvent, ma bouche scande quelque chose avec la foule. Mata Hari nous entraîne dans sa transe.
    Tout à coup elle s'effondre. La musique s'arrête. Nous nous inquiétons, mais elle se relève, souriante.
    - Quelle danseuse, quelle danseuse extraordinaire ! répète à côté de moi Georges Méliès qui applaudit à tout rompre.
    Mais une autre vision vient détourner l'attention. Un groupe de Maîtres dieux entrent, reconnaissables à leur taille et aux toges de couleurs vives. Ils se répandent dans la foule puis se retrouvent entre eux. En dernier lieu une silhouette gracieuse glisse dans l'Amphithéâtre. Sans qu'elle nous soit présentée, je sais qui elle est.
    C'est elle.
    Ah, il y aura désormais pour moi un avant et un après la vision d'Aphrodite. Belle : l'adjectif ne suffirait pas à la décrire. Elle est l'incarnation même de la Beauté.
    Dans les replis de sa toge écarlate, apparaissent et disparaissent des jambes au galbe parfait que les rubans d'or de ses sandales enlacent du mollet au genou.
    Sa chevelure dorée coule en cascade sur l'étoffe rouge. Sa peau est à peine hâlée. Autour de son cou dressé, des colliers de pierres fines ou précieuses, améthystes, opales, rubis, diamants, grenats, turquoises, topazes, ajoutent au scintillement de son regard d'émeraude. De hautes pommettes sculptent son visage lisse. Aux lobes délicats de ses oreilles pendent des boucles représentant des yeux.
    Tambours et cors de chasse reprennent une musique douce. En écho, les cloches du palais de Chronos tintent. Freddy Meyer et Marilyn Monroe ouvrent le bal et, sur la piste, des couples insolites se forment. Moi, je ne parviens pas à quitter du regard Aphrodite qui salue, ici et là, les autres Maîtres dieux présents.
    - Ça va ? demande Edmond Wells.
    Mon mentor me considère avec surprise et puis, secouant la tête, il s'élance en direction d'Aphrodite qui ploie son corps splendide pour entendre ce qu'il veut lui confier à l'oreille, paraît amusée, et enfin elle tourne ses yeux vers moi.
    Bon sang.
    Elle me regarde !
    Elle s'avance vers moi. Elle me parle !
    - Votre ami vous dit trop timide pour oser m'inviter, énonce une voix venue de très loin, avec un léger accent grec.
    Je sens son parfum tout proche.
    Les battements de mon cœur font frémir ma toge. Il me faut lui répondre mais ma bouche sèche ne m'obéit plus.
    - Vous voulez peut-être danser ? reprend-elle.
    Elle me touche la main.
    Le contact de sa peau produit un effet de décharge électrique en moi et, comme à tâtons, je me laisse conduire vers la piste où elle me saisit l'autre main. Elle me dépasse de plus d'une tête et doit se plier pour que j'entende ses mots chuchotés :
    - Êtes-vous... " Celui qu'on attend " ?
    Je me racle la gorge, libère mes cordes vocales et parviens à émettre :
    - Heu...
    - Le Sphinx assure que " Celui qu'on attend " connaît LA réponse.
    - Heu... quelle est la question ?
    - Celle qu'a établie le Sphinx pour reconnaître " Celui qu'on attend ".
    - Est-ce l'énigme : " Qui a quatre pattes le matin, deux le midi et trois le soir ? " De celle-ci je connais en effet la solution : L'homme. Il va à quatre pattes enfant, à deux adulte, à trois avec sa canne, vieillard.
    Elle sourit avec bienveillance.
    - Oh, celle-là, c'était pour les élèves dieux d'il y a trois mille ans. Elle a été très utile à Œdipe, certes, mais le Sphinx en a imaginé beaucoup de nouvelles depuis. Écoutez bien, voici la dernière.
    S'arrêtant de danser elle me chuchote l'énoncé, détachant chaque syllabe. Je sens son haleine chaude et parfumée frôler mon oreille.
   
    " C'est mieux que Dieu.
    C'est pire que le diable.
    Les pauvres en ont.
    Les riches en manquent.
    Et si on en mange on meurt.
    Qu'est-ce que c'est ? "
   

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