samedi 22 septembre 2018

85. LE BILAN DE DÉMÉTER

Tous, nous clignons les yeux avec l'impression de sortir d'un cauchemar tumultueux quand Déméter rallume la lumière. Je n'ai pas envie de quitter la partie, je me sens frustré, en proie au manque. J'ai connu ce sentiment autrefois au poker : le suspense, la peur au ventre quand les autres joueurs abattent leurs cartes.
    " Un bon joueur est celui qui sait gagner avec de mauvaises cartes ", disait Igor, mon " client " au temps où j'étais un ange.
    Mes cartes, à présent, j'en compte deux cent quarante. Et je les connais pratiquement toutes par leurs noms. Hermès disait vrai. On finit par s'attacher à ses humains. De son côté, Edmond semble dans le même état que moi.
    Ce qui m'inquiète le plus, c'est que l'histoire va continuer pour eux sans que je puisse agir. Et ils sont si démunis... Ils n'ont plus de cité, plus de territoire, rien qu'un tas de planches qui dépend du vent pour se déplacer au milieu d'un océan. Que va-t-il advenir d'eux en attendant la reprise du jeu ? Le temps risque de leur être fatal. Mais Déméter est formelle. Il nous faut pour l'heure laisser nos troupeaux d'humains à leur destin. Nous reprendrons notre jeu d'Y demain. Seulement demain.
    Combien de jours, de semaines, de mois s'écouleront chez eux tandis que je dormirai tranquillement dans ma villa ?
    Nerveusement, je me ronge un ongle. Des disputes éclatent dans les rangs. Des élèves dieux règlent leurs comptes pour des guerres, des massacres, des trahisons... Je m'en prendrais volontiers à Proudhon qui, après avoir anéanti les hommes-tortues de Béatrice, m'a contraint d'expédier mon peuple vers l'inconnu sur un navire de fortune, mais comme Edmond Wells reste de marbre, je m'abstiens. À quoi sert de se plaindre ? De toute façon, je sais déjà ce que me répondrait l'anarchiste : " La vie est une jungle et que le meilleur gagne. " Ou encore : " Malheur aux vaincus. " Des petites phrases légitimant les pires atrocités. Mais, nous dit-on, ce n'est qu'un jeu.
    Est-ce qu'on plaint les pièces d'échecs qui se font manger durant la partie ?... Pourtant j'en viendrais à souhaiter être envoyé là-bas pour les aider directement, avec mes mains et mes muscles, à tirer avec eux sur les voiles et leur parler pour les rassurer.
    Je regarde les peuples voisins.
    Au sud, sur un autre continent, Freddy a lui aussi implanté un village en bord de mer. Son peuple s'est donné la baleine pour totem, a fabriqué des bateaux à rames, mais aucun d'eux n'est aussi grand que mon vaisseau de la dernière chance.
    Raoul maintient ses hommes-aigles dans les montagnes d'où ils fondent de temps à autre sur une horde de passage. Raoul et Proudhon partagent des valeurs guerrières assez proches, mais alors que le premier agit par petits raids et razzias, le second avance comme un rouleau compresseur détruisant tout sur son passage. Les deux répugnent aux alliances. Ils prennent ce qu'il y a à prendre et ne laissent derrière eux que des ruines fumantes.
    Raoul a mis sur pied une armée extrêmement mobile, qui privilégie la ruse plutôt que la force. Chez lui, l'information détermine l'action et il ne frappe que lorsqu'il est sûr de vaincre. Il récupère chez les autres sciences et techniques, tout ce qui renforcera les connaissances des siens.
    Les peuples de Rousseau et Voltaire sont naturellement en guerre et pourtant, les deux cités aux conceptions si différentes se ressemblent étonnamment.
    La déesse des Moissons annonce d'abord les perdants. En tout, treize tribus ont disparu. Neuf ont été envahies, mises en esclavage et rayées de la carte par des peuples envahisseurs, deux ont succombé à des épidémies inconnues et deux autres ont péri suite à des guerres civiles. Les treize élèves dieux sont enlevés par les centaures, ce qui porte notre décompte à 106 - 13 = 93.
    Puis Déméter annonce les gagnants.
    Lauriers d'or : Marilyn Monroe et ses femmes-guêpes.
    - Bravo, Marilyn, vos femmes sont un exemple à suivre. Vos féministes se préoccupent d'améliorer sans cesse leurs techniques et vous n'avez pas oublié de bien les armer. Parallèlement, elles s'intéressent aux arts et apprécient la musique. Chez elles sont apparus la harpe et le xylophone. Elles méritent bien la première place sur le podium.
    Nous applaudissons. Que la si sensible jeune femme blonde ait su créer une civilisation de guerrières à la fois habiles au combat et voluptueuses au repos me surprend et me réjouit. Pourtant je me souviens d'une phrase de l'actrice disant : " Nous, les jolies femmes, nous sommes obligées d'avoir l'air bêtes pour ne pas inquiéter les hommes. " Voilà en tout cas qui prouve combien elle est douée.
    Lauriers d'argent : Proudhon et ses hommes-rats. Il a inventé un système social doté de logique avec ses castes et il a su acquérir la maîtrise de techniques aussi complexes que celle de la fonte des métaux.
    - Mais il l'a volée aux hommes-taupes ! s'indigne Sarah Bernhardt.
    Déméter ignore la remarque :
    - Les hommes-rats de Proudhon ont appris à se servir d'une cavalerie et disposent de bonnes stratégies de combat. En plus, leur croissance démographique est en constante progression.
    - Mais il a augmenté sa population avec les esclaves des peuples vaincus ! poursuit Sarah Bernhardt.
    Quelques applaudissements, mais moins fournis que pour Marilyn. On entend même quelques sifflets émanant d'élèves dont les peuples ont eu maille à partir avec celui du lauréat.
    Lauriers de bronze : Marie Curie et ses hommes-iguanes.
    Une rumeur de surprise parcourt les travées. Qui sont donc ces hommes-iguanes dont nous n'avons pas croisé le chemin ? Nous nous penchons sur la sphère, la loupe de nos ankhs dirigée vers un autre continent au nord, très éloigné de celui où, presque tous, nous jouons. Nous distinguons un peuple qui s'affaire à bâtir d'immenses agglomérations en plein désert.
    Ovation pour la déesse des iguanes.
    Déméter poursuit ses commentaires. Que Sarah Bernhardt prenne garde. Ses hommes-chevaux sont à bout de souffle et elle risque d'être éliminée à la prochaine partie.
    - À qui la faute ! grommelle l'ancienne actrice.
    Le peuple-chien végète. L'élève Françoise Mancuso doit d'urgence le doter d'une nouvelle dynamique si elle ne veut pas le voir disparaître. Il en va de même pour les hommes-tigres de Georges Méliès et les hommes-termites de Gustave Eiffel qui, selon notre professeur, tournent en rond sans avoir trouvé de style particulier. Certes, ils ont érigé des cités de très belle facture architecturale mais ils s'y prélassent sans en sortir.
    - De l'audace, réclame Déméter. Il ne suffit pas de gérer, il faut aussi oser. Si Proudhon obtient de si bonnes notes, c'est que lui au moins n'hésite pas à prendre des risques.
    - Évidemment. Si c'est pour tout démolir..., rumine Sarah Bernhardt.
    - Proudhon n'est pas un dieu de destruction, corrige Déméter. C'est un dieu dur, comme il y a des parents durs. Mais souvenez-vous, les enfants aux parents sévères sont souvent mieux éduqués que ceux aux parents laxistes. Il est tellement plus facile de tout céder à un enfant que de lui imposer de strictes règles de vie ! Pour ma part, je n'ai rien contre les choix de Proudhon. La guerre est une composante essentielle du jeu d'Y. Proudhon s'y est investi à fond, c'est une option comme une autre. Je la respecte, comme je respecte ceux qui fondent leur civilisation sur la diplomatie, l'agriculture, la science ou les arts. Seul importe le résultat.
    Déméter regagne l'estrade pour inscrire : " Enterrement " au tableau.
    - J'ai assisté aujourd'hui à l'apparition d'un premier enterrement rituel, chez les hommes-fourmis d'Edmond Wells. L'événement est à marquer d'une pierre blanche. À partir de là, vous verrez bientôt éclore les religions, avec pour tout le monde une nouvelle répartition sociale en trois classes : les paysans, les soldats, les prêtres.
    - Et les artistes ? demande Marilyn, pensant probablement à son joueur de harpe.
    - Ils sont trop minoritaires et trop peu influents pour avoir une réelle action sur l'histoire de l'humanité, tout du moins à ce stade de l'évolution. Michael Pinson et vous avez doté vos gens de musique, mais sachez que sans paysans pour les nourrir et sans soldats pour les défendre, vos artistes ne vivront pas longtemps.
    Quand Déméter en termine avec ses notations, nous constatons, Edmond Wells et moi, que nous sommes avant-derniers. Un seul élève se classe derrière nous. Les hommes-chauves-souris d'un certain Charles Mallet, un peuple troglodyte, ont tenté d'imiter leur totem en liant à leurs bras des ailes de cuir retenues par des lianes. Beaucoup sont morts en s'élançant ainsi affublés du haut d'une falaise.
    - Lorsqu'une idée s'avère infructueuse, autant ne pas persévérer. Mais vous vous êtes entêté. De huit cents au départ, vos survivants ne sont plus qu'une cinquantaine, et n'oubliez pas, au-dessous de trente, les joueurs sont automatiquement éliminés.
    Charles Mallet est cependant épargné de justesse.
    - Que comptes-tu faire pour tes rescapés ? me questionne Raoul à mi-voix.
    - Prier, dis-je, je ne vois plus que ça.
    À son regard surpris, je comprends que Raoul se demande si je me moque de lui.
    - Prier ? Ici ? Au royaume des dieux ?
    Du menton, je lui indique le sommet de la montagne, encore enrobé de son chapelet de brumes.
    - Ah, bien sûr. " Lui ", là-haut. J'espère, Michael, que tu ne deviens pas... mystique. Un dieu mystique... on aura tout vu !
    Freddy me prend le bras.
    - C'est amusant, nous avons opté tous les deux pour une alliance avec les cétacés. J'ai pris les baleines et toi les dauphins, et pourtant, c'est toi qui construis de gros bateaux et moi des petits.
    - Je n'avais pas le choix.
    - Si tu as besoin de quoi que ce soit, n'hésite pas à faire appel à mes hommes-baleines.
    - Tu peux aussi compter sur moi, mais pour l'heure, mes dauphins sont plutôt mal en point.
    - Pourquoi ne pas faire demi-tour pour venir te reposer chez moi ? Mes baleines indiqueront le chemin à tes dauphins. Ton peuple pansera ses blessures, reconstituera ses réserves d'eau et de nourriture, s'enrichira des trouvailles du mien. Mes gens ont mis au point des bougies en suif. Leurs vêtements sont de plus très bien coupés et plairont beaucoup aux femmes de ta communauté.
    - Tu m'invites à un défilé de mode baleine ? Merci, mais je crains qu'il ne soit trop tard. J'ai déjà programmé mes dauphins. Ils mèneront le navire vers l'ouest lointain, là où se couche le soleil.
    - Pourquoi as-tu fait ça ?
    - J'espère que mon peuple découvrira un endroit tranquille où il ne sera plus en danger. Un sanctuaire, une île. Assez vaste pour y introduire l'agriculture et l'élevage, mais pas trop grande pour ne pas attirer les voisins, je ne veux plus risquer de tout perdre à cause d'envahisseurs barbares.
    Raoul chuchote à mon oreille :
    - Libère-toi d'Edmond Wells. Il t'a aidé au début de la partie, d'accord, mais maintenant, c'est un fardeau. Ses hommes-fourmis sont nuls sur l'eau, nuls à la pêche, et seront donc nuls sur une île.
    - Nous avons noué alliance.
    - Peut-être, mais au bout du compte, il n'y aura qu'un seul gagnant. Plus tôt tu voleras de tes propres ailes, mieux ce sera pour toi.
    On croirait entendre son père.
    En coiffant sa couronne de lauriers d'or, Marilyn se lance dans un petit discours où elle loue les femmes, naturellement vouées à la préservation de la vie et à l'harmonie entre les êtres, contrairement aux hommes toujours obnubilés par la domination et la violence. Dans la classe, les quolibets masculins fusent.
    - Oh, dit-elle, je sais ce que vous pensez. Vous vous dites que mes filles-guêpes ne tiendront pas longtemps. Mais elles ne sont pas seulement bonnes comme mères et gestionnaires de leurs cités, elles sont aussi d'excellentes guerrières prêtes à lutter pour les défendre.
    Là, c'est une tempête de rires qui agite les rangs mais Marilyn ne se démonte pas :
    - Je vous lance un défi. À tous. Que celui qui s'imagine capable d'affronter mes amazones ose venir s'y frotter !
    Sarah Bernhardt et Marie Curie approuvent bruyamment. Les hommes sifflent. Déméter frappe dans ses mains pour calmer l'assistance avant que la querelle ne se termine en guerre des sexes. Croyant que c'est lui qu'elle appelle, Atlas, qui patientait à l'extérieur, entre pour reprendre " Terre 18 " qu'après quelques ahanements de circonstance, il emporte avec lui.
    Je ne peux détacher mes yeux de cette planète qui s'éloigne, avec son océan sur lequel tangue le fragile esquif de mon équipage de survivants...
    Déméter nous ordonne de reprendre nos places sur les bancs.
    - Hermès, annonce-t-elle, vous a déjà conté une expérience réalisée avec des rats. Pour conclure ce cours et avant que vous n'alliez dîner je voudrais vous parler d'une expérience qui expliquera certains comportements de vos sujets...
   

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