samedi 22 septembre 2018

42. BERGE


    Rien de commun entre les deux berges du fleuve bleu. De l'autre côté, le sol est noir, les fleurs sont noires, des iris noirs et des feuillages sombres.
    - Je pourrais chanter quelque chose pour nous redonner de l'entrain, propose Édith Piaf.
    - Non, merci.
    Soudain, un grognement rauque issu de poumons démesurés nous fait sursauter. Nous avons un mauvais pressentiment.
    - Qu'est-ce qu'on fait ? demande Marilyn.
    - Rentrons, suggère Édith Piaf.
    C'est alors que je perçois un bourdonnement au-dessus de ma tête. Ma moucheronne.
    - Attention, une espionne ! s'exclame Mata Hari qui d'un geste preste attrape la chérubine et la retient prisonnière dans sa paume.
    - Il faut l'écraser, sinon elle va nous faire repérer, dit Édith Piaf.
    Je rappelle :
    - Il est impossible de la tuer. C'est une chimère, elle est immortelle.
    - Mais nous pouvons l'enfermer dans un endroit d'où elle ne pourra pas s'échapper, précise Raoul.
    Par les ailes, il saisit ma moucheronne dont les cheveux sont tout ébouriffés. Elle brandit le poing comme pour nous menacer et de sa bouche grande ouverte, déployant sa langue de papillon, elle lance un piaillement suraigu.
    - Peut-être émet-elle des ultrasons comme certains animaux de manière à alerter les centaures, signale Mata Hari.
    À tout hasard, d'un lambeau de lin arraché à sa toge, elle bâillonne la chérubine que cette initiative exaspère encore davantage et qui se tortille en tous sens pour se dégager. J'interviens :
    - Libérez-la. Je la connais.
    Loin de m'écouter, Raoul lui accroche un fil de sa toge à la jambe.
    La créature reprend son vol tant bien que mal, tirant la patte en grimaçant pour bien montrer que le lien la fait souffrir.
    - Elle doit savoir ce qu'il y a devant nous et elle est là pour nous alerter, dis-je.
    - À moins qu'elle craigne que nous découvrions ce qu'il y a en face, répond Raoul, méfiant.
    Je hausse les épaules et tends un doigt à la façon d'un perchoir. La moucheronne vient aussitôt s'y asseoir. Je lui retire le bâillon qui l'oppresse.
    - On ne peut pas vivre sans cesse dans la peur. Parfois, il faut prendre le risque de la confiance.
    La ravissante petite chimère présente une mine boudeuse et m'indique du menton le fil qui la maintient toujours prisonnière. Je le lui enlève. À la surprise de mes compagnons, elle ne s'envole pas.
    - Je sais que même si tu ne peux parler, tu nous comprends, moucheronne, veux-tu nous aider ? Nous avons besoin de toi. Si tu es d'accord, opine de la tête.
    La chérubine secoue son visage de haut en bas.
    - Bien. Est-ce que tu essaies de nous avertir de ne pas continuer ?
    Elle approuve.
    - Tu sais que nous ne pouvons pas rentrer.
    Elle fait alors des signes, désigne la corde, la rive.
    - Elle a l'air de dire qu'elle peut raccrocher la corde de l'autre côté...
    - Non, tu penses vraiment qu'elle va faire ça pour nous ? s'étonne Édith Piaf.
    Mais déjà, la chérubine est partie à tire-d'aile sans rien emporter.
    - De toute façon, cette corde était bien trop lourde pour un papillon, déclare Marilyn, compréhensive.
    - Bon, il n'y a plus qu'à rester là et à attendre les centaures, dit Raoul. Nous sommes fichus.
    - Pourquoi ne pas continuer plutôt tout droit ? demande Edmond Wells. Perdu pour perdu, autant apprendre ce qu'il y a devant.
    À nouveau le grognement rauque, et maintenant des bruits de pas lourds qui font trembler le sol.
    - Je peux chanter pour éloigner la menace, dit Édith Piaf, tremblant de tous ses membres. Ça a bien marché tout à l'heure.
    - Non, merci, vraiment.
    Nous sommes dans l'expectative, quand le salut apparaît dans un battement d'ailes, sous la forme de la moucheronne qui revient, accompagnée du griffon loucheur. Elle lui montre la corde et le bâton. Le lion ailé à bec d'aigle s'empresse de les saisir avant de s'envoler à nouveau vers l'autre rive pour les placer exactement comme j'avais prié la moucheronne de le faire. Son strabisme nuit à la précision de ses gestes mais, avec l'aide des satyres, de l'autre côté de la berge, le bâton est rapidement fiché en terre. Freddy hausse le point d'arrimage de la corde afin que les sirènes ne puissent plus l'atteindre. Il met en place sa poignée en bois, nantie d'une ficelle qu'il noue à l'arbre afin qu'elle nous revienne aisément.
    - Voilà, la tyrolienne est de nouveau installée.
    Le rabbin s'élance en premier pour vérifier le bon fonctionnement de son dispositif. Doucement, il glisse au-dessus des eaux bleues, hors de portée des créatures aquatiques qui s'acharnent à essayer de l'attraper.
    - Ça marche, nous crie-t-il depuis l'autre rive où il assure la prise de sa tyrolienne.
    Marilyn Monroe tire la ficelle pour récupérer la poignée, part et atterrit indemne, puis c'est le tour de Mata Hari de tenter sa chance, suivie par Edmond Wells, Édith Piaf, Raoul, et enfin moi.
    Entre-temps, les sirènes se sont organisées. C'est une véritable colonne vivante qui s'élève à ma rencontre au milieu du fleuve. Elles se sont juchées sur les épaules les unes des autres pour parvenir à s'élever. Ma jambe est soudain prise au piège d'une poigne redoutable.
    Ce poisson de charme menace de m'entraîner dans l'eau. La chérubine atterrit sur ses yeux pour faire diversion.
    L'ankh de Raoul fonctionne toujours et un tir bien ajusté détache de moi la main ennemie.
    À mon tour, je me réfugie sur l'autre rive.
    - Merci, Raoul.
    La chérubine bourdonne pour me rappeler qu'elle aussi a joué son rôle dans mon sauvetage.
    - Merci à toi, moucheronne. On s'en est tirés de justesse.
    Déjà les satyres reprennent en chœur :
    - On s'en est tirés de justesse. On s'en est tirés de justesse.
    Et ils tirent sur nos toges.
    - Que voulez-vous encore ? s'enquiert Raoul.
    - Que voulez-vous encore. Que voulez-vous encore. Le rabbin examine sa tyrolienne.
    - Il faudra placer la corde plus haut, la prochaine fois, et il suffira de bien lever les jambes pour nous mettre à l'abri des sirènes, remarque-t-il simplement.
    - En attendant, ne laissons pas cette corde en évidence, conseille Edmond Wells. Inutile d'attirer l'attention des centaures. Enlevons-la.
    Je suis trempé. Je scrute les noires frondaisons, en face, d'où part encore un méchant rugissement qui résonne jusqu'ici. Là-bas un animal a l'air déçu d'avoir raté notre rendez-vous. Ces grognements sont déjà couverts par une triste mélopée des sirènes, comme pour saluer notre départ ou regretter leur échec.
   

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