samedi 22 septembre 2018

73. BÉATRICE ASSASSINÉE


    Quelqu'un lève le bras près d'un bosquet et tous nous accourons. Une fille gît là, recroquevillée, l'épaule noircie par un tir d'ankh. Elle gémit, grimace, crispe sa main sur sa blessure, jusqu'à ce que ses yeux se révulsent en un dernier soubresaut.
    - Qui était-ce ? s'intéresse Rabelais tandis que des centaures s'empressent avec couverture et brancard.
    - Béatrice Chaffanoux, constate Proudhon avec tristesse. Décompte : 109 - 1 = 108.
    Athéna jaillit du ciel, lance dardée, chouette ébouriffée, tout en fureur et courroux.
    - L'un de vous est forcément responsable de cette abomination. Cette promotion est particulièrement incontrôlable. Ces crimes... Ces vols aussi... Des objets appartenant à des Maîtres dieux ont été dérobés. Des ustensiles de cuisine, des outils de forgeron, des casques, des cordages ont été signalés manquants.
    Nous baissons la tête.
    - Je vous ai déjà prévenus, le déicide connaîtra un châtiment exemplaire. Eh bien j'ai décidé qu'il remplacera Atlas dans sa tâche de porter le monde.
    Porter le monde ? Mais nous sommes plus petits et moins costauds que lui.
    Son regard fouille le groupe puis soudain s'attarde sur moi.
    - Vous avez un alibi, Pinson ?
    - Je... je dansais avec Aphrodite.
    Je la cherche des yeux, elle n'est plus là. Je prends les autres élèves à témoin, ils ont dû me voir danser, mais je ne rencontre que des regards qui se dérobent. Ils ne croient quand même pas que j'aurais pu tuer Béatrice ?
    - Hum... c'est vous qui gérez le peuple des Dauphins, n'est-ce pas ? Un peuple placé derrière celui des Tortues de Béatrice Chaffanoux. Cela pourrait constituer un... mobile.
    - Ce n'est pas moi, dis-je de ma voix la plus assurée.
    Son visage s'éclaire d'un sourire sous le casque.
    - Nous verrons, monsieur le dieu des dauphins. Mais en tout cas, si vous comptez sur l'assassinat pour gagner, je crains que cela ne soit pas suffisant.
    Elle me fixe avec cruauté.
    - Je vous ai vu jouer et je devine comment vous continuerez de jouer. Je pense que vous serez rapidement éliminé. Il est facile de percevoir un élève dieu à sa manière de faire rêver son peuple, d'intervenir par petites touches ou par grands à-coups. Vous, vous êtes trop...
    Elle cherche le qualificatif. Qu'est-ce qu'elle va me dire encore. Trop... gentil ?
    - ... Trop cinématographique. Vous jouez pour que vos humains soient sympathiques à ceux qui verraient le film. On s'en fiche des spectateurs... Ce qui importe ce sont les acteurs. Eux ils le vivent de l'intérieur, le film.
    Elle n'attend pas que je rassemble mes esprits pour une ébauche de réponse. D'un bond, elle enfourche Pégase, le cheval ailé, et s'éloigne dans le ciel, suivie de sa chouette.
    Les centaures nous invitent à regagner nos villas.
    - Moi, si je dois porter le monde, je ne tiendrai pas cent mètres, soupire Gustave Eiffel, en marchant. Je n'ai jamais été un haltérophile. Atlas est un géant, nous ne sommes que des nains auprès de lui.
    Edmond Wells s'intéresse davantage au crime qu'à son éventuelle expiation.
    - Il est quand même troublant que Béatrice Chaffanoux ait été frappée alors qu'elle était en tête du jeu d'Y.
    - Si le déicide s'attaque aux vainqueurs, je serai la prochaine victime, ricane Proudhon.
    - Et moi la suivante, conclus-je.
    - Les dieux nous tiennent sous pression et le déicide contribue à entretenir la tension, déclare Freddy.
    - Tu crois qu'il n'existe pas et qu'" ils " l'ont inventé pour nous stresser davantage ?
    - Mais nous avons vu, de nos yeux vu, les dépouilles des victimes, remarque Eiffel.
    - Nous avons surtout vu les centaures les emporter sous des couvertures, rétorque Marilyn.
    Proudhon s'approche de moi et me lance :
    - Michael, prends garde à ton troupeau, car s'il croise le mien, les chances d'alliance seront maigres.
    - Ne t'inquiète pas, dit Raoul, en glissant son long bras autour de mes épaules. Mes aigles te protégeront. Allez, viens avec nous, nous repartons à la chasse à la grande chimère.
    Je m'immobilise.
    - Non.
    - Quoi, non ?
    Je ne peux lui confier qu'Aphrodite m'a adjuré de me méfier de mes amis, de changer de groupe et de rejoindre plutôt la bande guidée par Nadar. Je lâche donc :
    - Je suis trop fatigué ce soir encore. Non, je ne me sens pas en état de partir à l'aventure.
    - Tu n'as plus envie de savoir ce qu'il y a au sommet ?
    - Pas cette nuit en tout cas.
    - Si nous parvenons là-haut sans toi, tu t'en mordras les doigts.
    - Tant pis pour moi.
    Je lève les yeux vers le sommet de la montagne et, derrière ses perpétuelles écharpes de nuages, je ne distingue pas la moindre lueur.

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