samedi 22 septembre 2018

44. MORTELS. 4 ANS. L'ÉPREUVE DE L'EAU


    Retour à la villa 142 857. J'ai faim. Les œufs et le sel ne suffisent plus à me rassasier après tant d'efforts physiques. J'apprécierais à présent des mets plus consistants. Demain, nous avons cours avec Poséidon, dieu de la Mer. Peut-être du poisson sera-t-il à l'ordre du jour. Je ne rechignerais même pas devant de la queue de sirène frite.
    Je m'effondre dans mon bain. Chaque jour, chaque nuit, les épreuves se font plus difficiles, et chaque matin me trouve à la fois épuisé, exalté et incapable de m'endormir même si je ferme très fort les yeux.
    Un bruit à ma fenêtre m'alerte, je rouvre les paupières et ceins mes hanches d'une serviette. La moucheronne frappe à ma vitre. Je l'invite à entrer et retourne dans mon bain. J'hésite un instant à me montrer nu face à ce minuscule visage de jeune fille mais bah, la moucheronne est une chérubine et il n'y a pas de pudeur à avoir devant une chimère. D'ailleurs, de quel sexe était celle-ci avant sa mutation ? Loin de partager mes scrupules, ma moucheronne s'est perchée tranquillement sur le rebord de ma baignoire.
    - J'ai faim, pas toi ? Qu'est-ce que tu manges ici ?
    En guise de réponse, la chérubine déploie sa langue de papillon et happe une mouche qui a le malheur de passer à sa portée. En deux coups de mâchoires, l'insecte a disparu.
    - Je comprends maintenant pourquoi tu grimaces quand je t'appelle moucheronne. C'est un peu comme si moi, tu me qualifiais de hamburger.
    La chérubine approuve de la tête.
    - Tant pis. Je continuerai à t'appeler moucheronne car je trouve que cela te convient parfaitement.
    La fille-papillon m'envoie de l'eau savonneuse dans les yeux en signe de protestation mais elle sourit en même temps.
    - Dis-moi, je suis convaincu que tu connais tous les secrets de l'île.
    Ma compagne prend un air sérieux tandis que je commence :
    - Réponds-moi par oui ou par non. Sais-tu ce qu'il y a au sommet de l'Olympe ?
    Ni oui ni non, seulement une expression énigmatique.
    - Y a-t-il un grand Dieu au-dessus des Maîtres dieux ?
    Elle réfléchit puis hoche la tête en signe d'assentiment.
    - Tu l'as vu ?
    Le mouvement de dénégation est net et plusieurs fois répété comme pour signifier que personne ne l'a jamais vu ici et que personne jamais ne l'y verra.
    - Et le diable ?
    Elle tressaille du même frisson qu'Athéna à l'évocation de ce nom.
    - À tout hasard, connais-tu la réponse à l'énigme : " Qu'est-ce qui est mieux que Dieu et pire que le diable ? "
    La moucheronne lève les yeux au ciel. Elle n'en sait rien. Je tente une autre question :
    - Sais-tu qui est le déicide ?
    Elle fixe mon ankh puis s'envole vers la prise. Que veut-elle me dire ? Je finis par comprendre que la chérubine me conseille de recharger mon arme afin de pouvoir en disposer au cas où le tueur de dieux s'en prendrait à moi.
    - Tu crois qu'il veut éliminer les élèves les uns après les autres ?
    Les bras s'agitent avec véhémence, la mine est convaincue.
    - Y a-t-il eu pareils assassinats dans les autres promotions ?
    La bouche mime un " non ".
    Je me décide à sortir de mon bain, enfile un peignoir et dépose mon ankh sur son socle de recharge. La moucheronne approuve vivement de la tête.
    J'interroge encore :
    - Connais-tu les mortels de la planète " Terre 1 " ?
    Elle fait un signe de dénégation.
    - Alors laisse-moi t'en présenter quelques-uns.
    Sur l'écran de mon téléviseur, Kouassi Kouassi, 4 ans, s'ébat dans un étang marécageux parmi une flopée d'enfants joyeux. Ils s'aspergent gaiement et plongent à tour de rôle dans l'eau boueuse. Un groupe de femmes bavardent un peu plus loin en battant du linge tout en jetant de temps à autre un regard sur leur progéniture. Personne ne semble s'inquiéter quand un crocodile apparaît et se dirige vers les gamins, lesquels s'empressent de le considérer comme un nouveau compagnon de jeu. Ils tambourinent sur sa tête de leurs petits poings, ils grimpent sur lui et frappent ses flancs, ils l'agacent de leur mieux. Le saurien ouvre grande la gueule et pousse un vagissement qui n'effraie ni les mères ni les petits.
    - Marrant, hein ? Ils sont comme ça, les humains de ma planète, dis-je. Moi-même j'ai été comme ça... peut-être toi aussi d'ailleurs.
    Elle fait encore un signe de dénégation et, soudain, je prends conscience que la moucheronne est peut-être issue d'une promotion venue d'une planète dont je ne connais rien. Comme cette planète Rouge que j'avais découverte lorsque j'étais un ange.
    Autre chaîne. Sur une plage, la mère de Théotime lui a fixé des flotteurs aux bras et entouré le cou d'une bouée à tête de canard. L'enfant s'ébat, tout heureux. Il ne craint pas l'eau, comme son père d'ailleurs qui nage au loin, à l'écart de sa petite famille. La mère de Théotime le retient puis le lâche. Le gamin agite ses jambes potelées, bascule en avant, boit la tasse et pleure. Je me rends compte que d'avoir une mère trop gentille a rendu Igor un peu empoté.
    Sur la troisième chaîne, Eun Bi sanglote dans une piscine alors que sa mère la serre tout contre elle. La petite est verte de peur et hurle sans se soucier de la foule qui l'entoure de toutes parts, les gens ne disposant ici que de quelques centimètres d'eau pour se délasser sans se cogner à leurs voisins. Les baigneurs ne tardent pas à s'irriter des cris de la fillette et à manifester leur réprobation. La mère tire Eun Bi hors de l'eau pour une petite fessée puis la rejette seule dans la piscine, pensant qu'elle sera alors bien obligée de se débrouiller. Nouveaux hurlements. La gamine livrée à elle-même se débat, boit la tasse, relève la tête pour cracher et tousser. La réprobation des nageurs inclut maintenant la fille et la mère, laquelle renonce à son cours de natation et abandonne Eun Bi, enveloppée dans une serviette, grelottante de froid, dans un coin de la piscine.
    La moucheronne écarquille des yeux stupéfaits.
    J'éteins ma télévision et lui explique :
    - Ce sont mes anciens clients. Je m'occupais d'eux dans leur vie précédente... mais peut-être que toi aussi, tu as été ange autrefois, n'est-ce pas ? Et puis tu as dû être élève dieu ?
    La jolie chérubine me fixe, sans aucune mimique, puis s'envole par la fenêtre ouverte de la salle de bains.
    Je la regarde se transformer en papillon de nuit.
    Je rassemble mes pensées. Qui donc sera notre maître, demain ?
   

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