samedi 22 septembre 2018

83. LE TEMPS DES TRIBUS

La tribu des guêpes
   
    Ils avaient la guêpe pour totem.
    En quelques années, leur horde était passée de cent quarante-quatre individus à une tribu de sept cent soixante-deux. De la guêpe, ils avaient appris beaucoup de choses. Dès que d'autres tribus errantes s'en prirent à leur horde, ils cherchèrent à reproduire l'arme naturelle de l'insecte, le dard empoisonné. Après quelques tâtonnements, ils enduisirent leurs lances de la sève d'une fleur toxique. Les hommes-guêpes cherchèrent ensuite comment expédier ces pointes à distance et ils mirent au point la sarbacane.
    Les gens de la horde des guêpes avaient beaucoup voyagé et beaucoup épié. Ils avaient vu au loin des humains se réfugier dans des cavernes et ils les avaient imités. Ils avaient vu au loin comment des humains s'y prenaient pour allumer des feux et ils les avaient imités. Mais toujours, ils s'étaient efforcés d'éviter tout contact avec eux.
    Peu à peu, la horde des guêpes avait grandi. Elle était devenue une tribu, laquelle avait abandonné les cavernes pour se regrouper dans des huttes au cœur d'une vallée protégée par plusieurs collines.
    Génération après génération, les femmes avaient majoritairement donné le jour à des enfants de sexe féminin. Si bien que la tribu des guêpes avait fini par se donner pour chef une femme, plus intelligente et plus déterminée que les autres. Ils avaient par ailleurs observé qu'il n'y a que des femelles dans les nids de guêpes, les mâles ne servant qu'une journée à la reproduction avant d'être chassés et de devenir des faux bourdons. Ils décidèrent donc d'agir de même. Les mâles étaient nourris jusqu'au jour de la reproduction puis, une fois utilisés, ils étaient bannis.
    Année après année, ce comportement s'inscrivit dans les mœurs. Dès que les garçons étaient en âge de procréer, ils ensemençaient des femmes et partaient. Interdits de retour dans la tribu, ils erraient dans la nature où ils mouraient le plus souvent.
    Outre le matriarcat et le dard, l'observation des guêpes leur avait également enseigné à fabriquer des nids artificiels aussi solides que des cavernes. À l'instar de leur insecte totem, les femmes-guêpes mâchouillèrent du bois pour en obtenir un ciment dont elles firent des murs. Mais comme cette substance provoquait des crampes aux mâchoires, s'avérait épuisante à fabriquer et de surcroît prenait facilement feu, elles l'améliorèrent en mélangeant plusieurs sables avec de la glaise et de la tourbe. Elles bâtirent ainsi des maisons arrondies assez solides pour résister aux pluies, aux vents et même aux lances ennemies. Des guêpes, les femmes de la tribu apprirent encore à apprécier la consommation d'un aliment très énergétique : le miel.
    Elles entreprirent d'élever des abeilles, s'alimentèrent avec leur miel, mais s'en servirent aussi comme colle, comme enduit, comme antibiotique, comme désinfectant pour les plaies ouvertes et comme laque. Elles fabriquaient ainsi des objets étanches et leurs torches, elles, brûlaient plus longtemps.
    Beaucoup de mâles exilés s'efforçant de revenir s'infiltrer parmi elles, les femmes-guêpes modifièrent leur comportement à leur égard. Pour leur éviter les souffrances de l'errance, elles supprimèrent dès la naissance les enfants de sexe masculin. Chaque année, lors d'une journée dite " Fête de la Reproduction ", elles partirent alors à la chasse aux mâles reproducteurs étrangers. Un commando de guerrières attaquait de nuit une tribu, enlevait les hommes, massacrait ceux qui résistaient, puis s'en retournait avec un précieux troupeau de géniteurs. Les hommes étrangers étaient parqués dans un enclos et distribués aux femmes en fonction de leur importance dans la tribu. Les meilleures guerrières choisissaient en priorité les amants de leur choix. Ils étaient nourris et choyés, puis leur semence était " récoltée " lors d'une fête orgiaque. Les mâles étaient ensuite expulsés et sommés de rejoindre leur tribu d'origine. Le problème, c'était que très souvent les étrangers tombaient amoureux de leurs partenaires sexuelles et les suppliaient de les garder.
    Au début, les femmes-guêpes les tuèrent à la manière de leurs sœurs insectes avec les faux bourdons. Puis elles comprirent qu'elles pouvaient tirer profit des intrus. Elles autorisèrent les plus intelligents à demeurer parmi elles à condition qu'en échange de leur mansuétude, ils œuvrent à l'amélioration de leur mode de vie. Des captifs de la tribu des hommes-fourmis leur enseignèrent ainsi l'agriculture, des hommes-chevaux elles apprirent l'élevage, et des hommes-araignées le tissage.
    Mais une fois leur savoir délivré, les hommes n'avaient droit qu'à quelques semaines de répit avant de présenter une autre trouvaille, sous peine de devoir déguerpir ou mourir. Les prisonniers se creusèrent la cervelle pour se rendre indispensables. Une dizaine particulièrement versés dans l'agriculture ou la confection d'objets furent conservés à titre de " savants permanents ". Il se créa même quelques couples, tolérés parce que les mâles s'avéraient ingénieux.
    Les guerrières amazones comprirent pour leur part que la tribu avait tout intérêt à préserver un petit groupe d'hommes reproducteurs, au cas où leurs chasses deviendraient infructueuses.
    Paradoxalement, loin de se révolter en découvrant les règles du jeu, ces hommes faisaient assaut d'intelligence pour légitimer leur présence. Très motivés, ils progressèrent en science. Évidemment, certains exaltés donnèrent d'emblée tout ce qu'ils avaient en eux et, devenus inutiles, furent aussitôt sacrifiés. Les autres en déduisirent qu'ils avaient tout intérêt à distiller leurs connaissances au compte-gouttes, ne serait-ce que pour gagner du temps.
    Avec ces méthodes curieuses mais efficaces, le village de huttes des femmes-guêpes s'agrandit, leur agriculture se développa tant et si bien que la chasse et la cueillette ne furent plus nécessaires. Grâce aux tissages des hommes-araignées, elles se plurent à créer des vêtements non plus de peaux de gibier mais d'étoffe. Elles plantèrent même du coton pour disposer à loisir de fibres végétales. Un homme leur enseigna à utiliser certaines fleurs et certains sangs d'insectes pour en extraire des pigments et colorer leurs tissus.
    Après la sarbacane, un captif issu de la tribu des hommes-araignées leur fit découvrir l'arc. Il avait inventé l'objet en cherchant à propulser la pointe d'une lance à l'aide d'un fil. La meilleure manière de l'expédier au loin était de placer la lance contre un fil tendu puis de le relâcher. De là, il déduisit la forme de l'arc puis l'encoche. L'arc était en outre plus précis que la sarbacane puisqu'il était possible de placer un œil dans l'axe de la flèche.
    Les femmes-guêpes apprécièrent tant l'invention qu'elles en récompensèrent l'auteur en se succédant dans sa couche plusieurs nuits durant.
    Les amazones formèrent une escouade de cavalières nanties d'arcs aux flèches empoisonnées. Pour améliorer leur tir, certaines allèrent jusqu'à s'amputer de leur sein droit. Elles purent ainsi attaquer des tribus même fortement armées et rapporter sans difficulté des butins considérables en plus des hommes reproducteurs.
    Cependant, le mâle à l'origine de l'arc chercha à attirer de nouveau l'attention sur lui afin de bénéficier une fois encore de ces nuits d'amour avec les plus belles. Un soir, tandis que, songeur, il faisait vibrer la corde d'un arc puis d'un autre, il s'aperçut que le son changeait selon les dimensions de l'objet. Il plaça plusieurs arcs de tailles différentes les uns à côté des autres pour composer une mélodie, puis décida qu'il serait plus simple d'accrocher plusieurs cordes à un seul arc. Il mit au point la harpe à sept cordes. Dès lors, cet homme n'eut plus à se soucier d'autres trouvailles. Les femmes se pressaient à ses pieds pour écouter les phrases sonores qu'il tirait de son instrument à sept cordes. Il était désormais " pensionnaire à vie " de la tribu des femmes-guêpes. Il venait d'inventer la musique.
   
    La tribu des rats
   
    La tribu des hommes-rats était forte maintenant de mille six cent cinquante-six individus. Elle avait migré vers le nord et, en chemin, croisé d'autres peuples qu'elle avait attaqués et vaincus.
    Ils gardaient en mémoire le souvenir de celui qu'ils nommaient le premier chef, l'homme de légende qui, en observant les rats, avait compris que pour progresser il était nécessaire d'attaquer, de soumettre et d'exterminer les autres humains. Et de chef en chef, ils se transmettaient la dépouille du rat noir, symbole de leur autorité.
    Leur première stratégie d'attaque avait été l'encerclement, mais au fur et à mesure des guerres, ils avaient privilégié d'autres mouvements plus complexes. Ils savaient tendre des embuscades aux hordes encore nomades, foncer au centre pour tuer le chef, ou harceler une troupe par l'arrière.
    La bataille gagnée, ils triaient les vaincus. Au chef et aux guerriers valeureux les plus jeunes, les plus belles et les plus fécondes des femmes, aux guerriers moins héroïques les autres. Enfin, les vieilles et les laides étaient systématiquement massacrées. Au début, ils tuaient tous les mâles captifs mais, peu à peu, les hommes-rats s'aperçurent qu'il était plus intéressant de les transformer en esclaves et de leur réserver les tâches les plus exténuantes. Ils portaient les fardeaux, pansaient les chevaux, les meilleurs étant parfois intégrés à la troupe pour parer au premier choc frontal avec l'ennemi.
    Le grand chef conservait dans un sac les crânes des commandants adverses dont il avait dégusté la cervelle et aimait au bivouac en entourer sa couche pour se souvenir des rudes batailles qui avaient jalonné son périple.
    Lorsque les hommes-rats s'emparaient d'une horde, ils ne s'appropriaient pas seulement son cheptel humain, mais aussi ses technologies.
    Ils décidèrent qu'étaient " étrangers " tous ceux qui n'appartenaient pas à leur tribu. Et les étrangers, ils les classèrent en " étrangers plus forts ", " étrangers aussi forts ", " étrangers moins forts " et " étrangers aux forces inconnues ".
    Les hommes-rats élaborèrent un langage basé sur leurs tactiques de combat. Au début, il ne s'agissait que de sifflements semblables à ceux des rats. Peu à peu, ces sifflements se transformèrent en cris puis en mots courts signalant les meilleurs emplacements en vue d'une embuscade. Le vocabulaire s'accrut en précision pour l'attaque et, bientôt, les guerriers les plus gradés furent ceux qui connaissaient le plus grand nombre de mots définissant rapidement une tactique. Évidemment, les femmes et les esclaves ne comprenaient rien à ce langage ésotérique.
    Un jour, des éclaireurs repérèrent une horde calfeutrée dans une caverne et qui avait orné l'entrée d'un dessin représentant une tortue. L'issue de la grotte était barricadée d'un mur de rochers formant un rempart protecteur qui ne laissait passer l'air que par le haut.
    Le chef des hommes-rats exigea aussitôt qu'on lui apporte une tortue. Devant ses guerriers, il exhiba l'animal, montrant comme celui-ci rentrait la tête pour s'abriter dans sa carapace. De son couvre-chef en tête de rat il dégagea une longue incisive qu'il enfonça dans le trou d'une patte de la tortue. D'abord, il ne se passa rien, puis la dent finit par rencontrer la chair, et un liquide opaque et visqueux s'écoula de l'orifice. Le chef s'en délecta comme d'un jus exquis et les guerriers poussèrent le cri de ralliement des hommes-rats parmi les encouragements joyeux des femmes.
    Le lendemain, le soleil était déjà haut quand les hommes-rats projetèrent leurs lances dans l'interstice au-dessus de la muraille.
    Dès que la première lance eut pénétré leur antre, les hommes-tortues répliquèrent en lançant des cailloux. On commença à compter les morts dans les deux camps.
    Pierres contre lances, chaque mort suscitait des cris de joie dans le camp adverse.
    Le lendemain et le surlendemain la bataille se poursuivit. Après la guerre éclair, les hommes-rats découvraient le principe de la guerre d'usure.
    Chez les hommes-tortues, l'eau douce ne manquait pas encore mais les réserves de nourriture s'épuisaient. On avalait des chauves-souris, des vers, des serpents, des araignées, des limaces. Les enfants pleuraient. Victimes d'hallucinations provoquées par la faim, les hommes visaient moins bien. Ils cherchèrent vainement des issues de secours, ils étaient coincés.
    Comme une tortue dans sa carapace.
    Alors que la énième charge des hommes-rats était repoussée à coups de rochers, la foudre déchira le ciel.
    Des éclairs visèrent les rochers et c'en fut fini du mur de protection des hommes-tortues. Les hommes-rats chargèrent et remportèrent sans coup férir la victoire sur ce petit groupe d'humains affamés.
    La cervelle du chef des hommes-tortues fut consommée et son crâne rejoignit la collection dans le sac. Amaigries par les privations, beaucoup de femmes furent considérées comme " inutilisables " et massacrées, les hommes exterminés pour les punir d'avoir résisté si longtemps. Mais ce qui surprit les hommes-rats, ce fut le feu qui continuait à éclairer la caverne.
    Le chef exigea d'une rescapée qu'elle lui explique son fonctionnement et, sous la menace, elle accéda à sa demande. Dès lors, les hommes-rats apprécièrent la viande cuite, s'émerveillèrent de la lumière, de la chaleur, de la faculté du feu à changer tout ce qu'il touchait.
    Il y eut une grande fête chez les hommes-rats, mais déjà, guidés par la foudre, ils s'élançaient à la conquête de nouveaux peuples.
    À marches forcées, ils se retrouvèrent face au peuple des hommes-chevaux. Ils les attaquèrent de nuit. Grâce à leurs torches enflammées les hommes-rats purent effrayer les chevaux interdisant ainsi toute défense solide. Mais l'essentiel de la tribu des hommes-chevaux put fuir de justesse.
    Désormais les hommes-rats disposaient d'une cavalerie, de guerriers armés de lances et même de torches embrasées. Facile à présent de s'en prendre aux hommes-taupes qu'ils enfumèrent dans leurs tunnels ! Ils apprirent d'eux à creuser des tranchées dans les mines pour obtenir des métaux qu'ils fondirent pour forger des épées.
    La population des hommes-rats prospéra, désormais riche de plus de deux mille individus. Mais dans leurs rangs, la lutte pour le pouvoir se durcit, les duels étaient de plus en plus rudes, et le grand chef était désormais le plus rusé d'entre eux.
    La hiérarchie s'organisa. Sous le chef, les barons et les ducs. Venaient ensuite les capitaines et les soldats. Puis les forgerons qui, avec les métaux, fabriquaient les armes, les palefreniers, les femmes, les esclaves étrangers et, en dernier, les femmes étrangères réduites en esclavage.
    Chaque caste avait droit de vie ou de mort sur celles qui lui étaient inférieures. Chaque caste disposait de son langage propre. Les castes supérieures usaient de tournures qu'elles étaient seules à connaître. Il suffisait d'adresser la parole à quelqu'un pour déterminer immédiatement s'il s'agissait d'un supérieur, d'un égal ou d'un inférieur et se conduire en conséquence. Manquer de respect à un supérieur était passible de mort.
    Le statut des femmes se dégrada. Chaque homme de haute caste disposait du droit d'en posséder plusieurs et elles étaient privées de tout pouvoir de décision.
    Dans le système de valeurs rat elles n'étaient que source d'assouvissement sexuel et matériel de reproduction destiné au renouvellement des troupes. L'éducation des jeunes se faisait par l'apprentissage de la guerre. Les plus maladroits étaient réduits à l'entretien des écuries, à la grande honte de leurs parents.
    Lorsqu'ils ne livraient pas bataille, les guerriers s'exerçaient à monter les chevaux et s'occupaient de la chasse, jugée utile à la formation des enfants.
    Plus la tribu s'accroissait, plus le mépris des femmes et des étrangers s'affirmait parmi les guerriers. Ils ne souhaitaient engendrer que des fils, source de fierté, et refusaient les filles, source d'avilissement. L'usage se répandit de les sacrifier à la naissance dans chaque foyer qui en avait déjà une.
    La tribu des hommes-rats finit par trouver sur son chemin des villages de paysans qu'elle pilla et détruisit, mais dont elle apprit les méthodes d'agriculture. Elle songea à se sédentariser, puis, constatant qu'un village, même fortifié, était une proie facile pour les assiégeurs, elle choisit de demeurer itinérante.
    Leur réputation de férocité les précédait et les autres peuples préféraient se rendre sans même livrer combat. Pareille attitude décevait les hommes-rats et exacerbait leur vindicte. En fait, ils étaient en quête d'une véritable résistance et ces victoires trop faciles leur donnaient l'impression de stagner, au lieu de progresser. Ayant tout dévasté sur leur passage, ils apprirent un jour qu'une autre tribu de guerriers redoutables, appelés les hommes-aigles, sévissait dans les alentours. Espérant qu'eux au moins ne baisseraient pas la tête, ils partirent à leur recherche, explorèrent de long en large la contrée sans rencontrer un seul de ces guerriers mythiques.
    Alors les hommes-rats se résignèrent à bifurquer vers l'ouest, puis vers le sud où, au dire de leurs éclaireurs, un peuple très évolué avait pris ses quartiers dans une anse de la côte.
   
    La tribu des dauphins
   
    De cent quarante-quatre, le peuple des dauphins était passé à trois cent soixante-dix individus.
    Ils engendraient peu d'enfants mais consacraient beaucoup de temps à leur éducation. Au programme des enseignements figuraient la natation, la pêche au moyen d'hameçons taillés dans des os, la navigation sur des radeaux propulsés par des rames. Ils se nourrissaient de poissons, dont leurs compagnons dauphins signalaient les bancs, de coquillages, de crustacés et d'algues.
    Les cétacés se laissaient volontiers chevaucher par les enfants qu'ils emmenaient se promener en haute mer avant de les reposer avec précaution près des plages. Certains jeunes entretenaient avec les dauphins une relation si fusionnelle qu'ils communiquaient au moyen de petits cris aigus et modulés.
    Ce talent disparaissait au moment de la mue, quand la voix ne parvenait plus à produire cette stridence. Les hommes-dauphins avaient préservé leur alliance avec les hommes-fourmis. Ces derniers avaient construit un peu plus loin, à l'intérieur des terres, un dôme coiffant leur village souterrain.
    Ensemble, hommes-fourmis et hommes-dauphins formaient une communauté de huit cent quatre-vingts personnes. À la manière d'un cerveau, leur communauté était scindée en deux : l'hémisphère droit représenté par les hommes-dauphins plutôt rêveurs et poètes, et l'hémisphère gauche par les hommes-fourmis plutôt pratiques et stratèges.
    Chaque tribu améliorait séparément ses connaissances dans ses domaines de prédilection et échangeait ensuite son savoir avec l'autre. Elles troquaient des champignons contre des crustacés ou des poissons, l'apprentissage du tissage contre celui de la natation.
    Les hommes-fourmis perfectionnèrent le tissage en voyant leurs insectes favoris se servir de larves en guise de navettes.
    Les hommes-dauphins profitèrent de cette découverte pour fabriquer des filets de pêche aux mailles étroites qu'ils déposèrent simplement sous l'eau.
    L'entente entre les deux peuples avait traversé le temps et se révélait chaque jour plus fructueuse.
    Vivant en paix, nos deux tribus avaient pu développer les arts, à première vue inutiles pour la survie immédiate. Les hommes-dauphins composaient des chœurs polyphoniques où dialoguaient en musique hommes et dauphins.
    Les fourmis pratiquant dans leurs cités l'élevage des pucerons afin d'en traire le miellat tout en se protégeant des coccinelles, leur principal prédateur, les hommes-fourmis se lancèrent eux aussi dans l'élevage. De rats d'abord, puis de ragondins, mais la saveur de cette viande ne leur convenant pas, ils les remplacèrent par des antilopes et des sangliers. Ces animaux ayant besoin de lumière, ils les installèrent dans des enclos de plein air, où poussaient l'herbe et les fruits.
    Puis ils entreprirent de traire leurs bêtes comme les fourmis leurs pucerons et obtinrent du lait dont ils se régalèrent. Ils n'arrêtèrent pas là leurs progrès. Hors des cités souterraines, les champignonnières dépérissaient, ils s'intéressèrent donc à d'autres végétaux, et en premier lieu aux céréales. Tâtonnant d'abord, comme pour l'élevage, ils tentèrent de faire pousser des graines et finirent par découvrir le blé, très commode à cultiver, dont en écrasant les épis ils obtinrent la farine.
    Ensemble, hommes-fourmis et hommes-dauphins mirent au point un langage simple constitué de soixante mots de trois lettres, au sens modifiable par l'ajout de suffixes ou de préfixes. Les échanges devinrent ainsi plus rapides et moins susceptibles de malentendus.
    Pour compter, ils se servirent de leurs doigts, d'abord jusqu'à dix, puis jusqu'à vingt-huit en utilisant les phalanges. Ils observèrent le firmament et y distinguèrent des lumières fixes, les étoiles, et des lumières mobiles, les planètes.
    Au moyen d'un bâton fiché dans la terre et dont leurs savants suivirent l'ombre déterminée par le soleil, ils déduisirent le cycle des saisons. Mais ce fut surtout l'observation de la lune qui leur permit d'établir un premier calendrier, précisant à quel moment, pour les hommes-dauphins, certaines espèces de poissons reviendraient vers la côte et, pour les hommes-fourmis, quand planter et récolter le blé.
    De nouvelles alliances se nouèrent avec des peuples de passage. Les hommes-caméléons leur enseignèrent l'art du camouflage, les hommes-escargots la peinture et l'utilisation des pigments. Pour obtenir du jaune, ils utilisaient le soufre, pour du rouge, ils écrasaient des cochenilles, pour le bleu, ils broyaient des myosotis, et des pierres de manganèse fournissaient le noir.
    Certains hommes-dauphins, sur leurs radeaux, remontèrent la côte à la découverte du monde.
    C'est ainsi qu'ils apprirent qu'il arrivait du nord une troupe d'humains, appelés les hommes-rats, hissés sur des monstres et nantis d'armes inconnues. Ils avaient déjà anéanti de nombreux peuples et selon les estimations ils devaient atteindre leur territoire avant un mois.
    Hommes-fourmis et hommes-dauphins se réunirent alors. Ils n'avaient connu jusqu'ici que quelques escarmouches avec des bandes de pillards faciles à disperser à coups de pierre et de bâton. Mais face à une troupe expérimentée, ils ne tiendraient pas, ils ne disposaient d'aucune arme réellement efficace. Proposer l'alliance aux envahisseurs ? Il ne fallait pas y penser. Des hordes itinérantes leur avaient raconté, horrifiées, que les hommes-rats préféraient massacrer et piller plutôt que discuter.
    Un vent de panique parcourut l'assemblée.
    Dans la nuit qui suivit, un vieil homme-dauphin fit un rêve étonnant.
    Il vit surgir des hordes d'hommes décidés à exterminer son peuple, mais celui-ci parvenait à s'enfuir à bord d'un radeau en forme d'amande dont la coque descendait sous l'eau. La partie supérieure de l'embarcation était affublée d'un large pan de tissu qui prenait le vent. Grâce à cet engin ils arrivaient à partir nombreux vers la haute mer.
    Le vieillard se montra si persuasif en contant son histoire à l'assemblée, que les deux peuples décidèrent d'associer leurs efforts pour fabriquer ce super-radeau capable de les sauver tous.
    La coque serait de bois, la forme en amande, comme dans le rêve du vieillard. Tout le monde s'affaira donc à la construction. Un arbre longiligne fut choisi pour supporter la vaste toile dont on comprit le principe dès que le vent s'y engouffra, tirant vivement le bateau sur le côté.
    La nuit suivante, le vieux reçut en songe l'idée d'un gouvernail. Puis chaque heure de sommeil lui apporta de nouvelles idées pour améliorer le navire. Sur ses conseils, on disposa de la terre à l'intérieur pour y planter blé et champignons. On aménagea un enclos destiné aux phacochères et aux antilopes afin qu'ils fournissent du lait pour une traversée dont nul ne savait combien de temps elle durerait.
    Certains ne voyaient pas l'intérêt de s'équiper pour un tel périple, alors qu'en longeant les côtes ils finiraient bien par trouver un endroit protégé. Mais le vieil homme déclara que dans ses songes, il avait vu partout des peuplades agressives, au nord, au sud, à l'est, et que seuls l'ouest et l'océan profond promettaient le salut.
    Hommes-dauphins et hommes-fourmis s'échinèrent jour et nuit sur leur embarcation. Chaque matin, ils guettaient anxieusement l'arrivée du vieillard, porteur de nouvelles recommandations.
    Or, il advint que le cœur fatigué du médium céda soudainement, et il mourut en plein sommeil. Ce fut aussitôt le désappointement parmi les siens. Ils avaient tout organisé autour de lui. Ils s'étaient accoutumés à ce que chaque problème trouve sa solution dans ses rêves. Maintenant, ils étaient seuls face à la mer et l'arrivée des hommes-rats s'annonçait imminente.
    Une femme-fourmi dans la force de l'âge comprit qu'il lui appartenait d'intervenir. Juchée sur un tas de planches, elle expliqua à la population qu'il importait de suivre les ultimes conseils du vieil homme : consolider le navire, y accumuler le plus de nourriture possible, emporter des filets de pêche et des hameçons, des réserves d'eau douce, prévoir des voiles de rechange. Après une hésitation, on l'écouta. Alors la femme rappela que le vieil homme avait été un être exceptionnel et qu'il convenait de ne pas abandonner sa dépouille aux ordures, comme on le faisait pour le commun des humains. Saisie d'une intuition, elle demanda qu'il soit enterré au plus profond de la cité des hommes-fourmis.
    L'idée était nouvelle. Pourtant, ils l'adoptèrent à l'unanimité. Ils recouvrirent de coquillages rares la dépouille de l'ancien guide qu'ils portèrent à bout de bras jusqu'au tréfonds de la fourmilière. Puis ils firent résonner les conques en guise de chant funèbre.
    À ce moment, d'autres conques répondirent à l'extérieur de la cité. Les vigiles ! Ils venaient de repérer le nuage de poussière formé par l'immense troupe des envahisseurs.
    Hommes-fourmis et hommes-dauphins se précipitèrent pour barrer le chemin aux assaillants mais il était déjà trop tard. Montés sur leurs chevaux, brandissant leur torche d'une main et l'épée de l'autre, les hommes-rats incendiaient tout sur leur passage.
    La dame fourmi eut juste le temps de crier un : " Tous au bateau ! " désespéré. Dans la confusion, quelques centaines de survivants gagnèrent l'embarcation à la nage. Les hommes-rats ne comprirent pas tout de suite qu'il s'agissait d'une évasion et le navire, voile hissée, prit de la vitesse vers le large. Mais soudain les nuages lâchèrent un éclair de foudre et le vent cessa. Le bateau fut immobilisé. Surmontant leur peur de l'eau, les hommes-rats montèrent sur les petits radeaux à rames demeurés au rivage pour rattraper le vaisseau et l'attaquer.
    Des lances enflammées atterrirent sur le gros navire dont les occupants désarmés ne pouvaient que s'efforcer d'éteindre les débuts d'incendie.
    La nuit commençait à tomber, la bataille durait. Tout à coup la dame fourmi ordonna d'un ton sans réplique de lancer des nœuds coulants à l'avant du bateau. Des dauphins s'y précipitèrent et tractèrent le navire de la dernière chance jusqu'en haute mer, où les radeaux n'osèrent pas les poursuivre.
    Enfin à l'abri, ils évacuèrent leurs morts et comptèrent les survivants. Ils n'étaient plus que trente fois huit, soit deux cent quarante sur le bateau.
    Ceux qui étaient restés à terre connurent le sort que réservaient les hommes-rats à leurs vaincus : la mort ou la soumission. Il y eut peu de soumis et beaucoup de morts. Hommes-dauphins et hommes-fourmis avaient vécu trop longtemps en êtres libres pour accepter le joug des envahisseurs.
    Les hommes-rats pillèrent les maisons sur pilotis avant d'y mettre le feu. Ils essayèrent d'incendier le dôme de la cité des hommes-fourmis mais la terre refusa de flamber. Quelque part au fin fond de la métropole désertée, la dépouille du vieux sage demeura en paix parmi ses coquillages.
   

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