samedi 22 septembre 2018

81. JEUDI. LE COURS DE DÉMÉTER


    Le jeudi est le jour de Jupiter, le nom romain de Zeus. Pourtant, aujourd'hui, ce sera sa sœur, Déméter, qui assurera le cours.
    Sur les Champs-Élysées, nous dépassons le beffroi de Chronos où résonnent encore les matines, le palais d'Héphaïstos dans son écrin de cristal turquoise, le château fort noir d'Arès, le palais d'argent d'Hermès, et nous parvenons devant une ferme de type normand, coiffée de chaume orange, aux murs blancs couverts de colombages. Partout des vasques emplies d'orge, de maïs ou de colza. Sur le côté, des enclos où s'ébrouent des chèvres, des moutons, des vaches et des porcs.
    Un tel paysage campagnard surprend en Olympie. Je vois des canards, des poulets et des oies caquetant et se dandinant dans des basses-cours et, pour un peu, je me croirais revenu sur " Terre 1 ".
    Je ne sais quel combat avec la grande chimère la nuit a réservé à mes amis théonautes mais Raoul arbore une vilaine meurtrissure au front.
    Une Heure ouvre le portail de bois et nous pénétrons dans l'intérieur rouge carmin de la ferme. Des poutres de même couleur ornent le plafond. La salle expose toute une panoplie d'objets liés à l'agriculture : des faux, des serpes, des fléaux, des moissonneuses... À droite, des tubes de verre contiennent diverses graines de céréales avec, à côté, des pains quadrillés comme dans les boulangeries artisanales de mon enfance. Plus loin, des pots renferment des tomates séchées, des aubergines et des courgettes macérant dans de l'huile.
    Déméter entre par une porte arrière. C'est une grande femme à l'épaisse chevelure rousse nouée par des épis de blé. Sur sa robe jaune, elle arbore un tablier paysan à carreaux noirs. Avec ses bras blancs accueillants et sa bonne odeur de lait frais, je comprends qu'elle ait rassuré des générations d'agriculteurs hellènes.
    Sur l'estrade, elle nous sourit et, avant d'entamer le cours, nous convie à goûter les céréales qu'elle nous distribue dans des gobelets. Elle passe ensuite dans les rangs avec une amphore dont elle nous verse un lait crémeux. J'ai connu pareils petits déjeuners dans ma vie de mortel.
    - Ces aliments, nouveaux pour vous ici, apportent force et énergie, dit-elle en se rasseyant, les coudes posés sur son bureau de chêne. Mon nom est Déméter, je suis la déesse de l'Agriculture et votre cinquième professeur.
    Elle frappe dans ses mains pour appeler Atlas qui arrive et se décharge de " notre " monde en le jetant d'un coup dans son coquetier.
    - Si tu savais combien cette chose pèse, mon amie...
    - Mais Atlas, ceci n'est pas un travail, c'est une punition, remarque la grande femme, la mine compréhensive.
    Le géant piétine un instant devant la sphère puis se résigne à sortir.
    " Agriculture ", écrit Déméter au tableau, et elle précise :
    - Je suis donc la Maîtresse déesse Déméter, et avec moi, vous apprendrez l'importance de l'agriculture dans l'histoire des civilisations.
    Déambulant entre les travées, la chevelure rousse s'agitant au rythme de ses phrases, elle explique :
    - Dès le moment où on plante, on récolte. Donc on se donne un rendez-vous dans le temps.
    Son ankh à la main, elle va examiner nos peuples de plus près sur " Terre 18 ".
    Nous la suivons et constatons que le temps a fait son œuvre. Tout a changé. Notre humanité a " mûri " seule. Les hordes installées se sont transformées en tribus.
    Deux élèves constatent que leurs peuples ont disparu sans raison.
    Déméter explique aux grincheux que les aléas font partie du jeu. Les élèves suscitent des impulsions, des élans durant le jeu, mais en attendant la prochaine reprise, les peuples poursuivent seuls leurs trajectoires, et si on les aiguille sur de mauvais chemins, ils risquent de disparaître entre-temps, ce qui est arrivé à nos deux protestataires. La déesse ajoute qu'il y a par ailleurs des facteurs aléatoires : des séismes, des catastrophes en tout genre peuvent intervenir à n'importe quel moment.
    - Même si vous avez bien joué, il reste une part de hasard. Une épidémie, une rencontre fortuite avec un peuple mieux armé, un conflit interne virant à la guerre civile, une alliance qui se change en domination d'un peuple sur un autre... Tout est possible. C'est votre travail de dieux de prévoir le cours de l'histoire quand vous n'êtes plus là.
    - Mais comment prévoir l'imprévisible ? demande Marilyn.
    L'accorte déesse en tenue paysanne se veut réconfortante :
    - Il existe des moyens de réduire considérablement les risques, par exemple en essaimant. Créez plusieurs cités, plusieurs villes, plusieurs hordes. Si l'une est frappée par une épidémie, attaquée par un envahisseur ou submergée par une inondation, l'autre survivra. Or, que se passe-t-il ici ? Tous, vous vous êtes attachés à rester groupés. Vous avez placé tous vos œufs dans un unique panier. Ne vous étonnez donc pas d'obtenir des omelettes.
    Il nous a semblé si difficile de tenir en main une communauté humaine qu'aucun de nous n'a songé à former des sous-groupes.
    - Et pourtant, remarque Edmond Wells, c'est ce que font fourmis et abeilles. Leurs princesses s'envolent pour créer des colonies filles. Nous aurions dû y penser.
    - Beaucoup n'y songent qu'en fin de partie, lorsqu'il leur faut sauver leur peuple de justesse. Or, sauver de justesse, dit Déméter, cela signifie avoir déjà pratiquement perdu.
    Ainsi le temps continue de couler là-bas même si nous ne les surveillons pas. Ainsi le jeu continue sur la lancée de la dernière action. Je comprends en fait que le jeu d'Y agit comme les tamagotchis, ces jeux électroniques japonais consistant à élever un petit animal virtuel qui continue de grandir quand la machine est éteinte, mû par le mécanisme de son horlogerie interne.
    Il y a là matière à slogan pour écologiste bouddhiste : " Prière de laisser cette humanité aussi propre en mourant que vous souhaitez la retrouver en renaissant. "
    Je comprends également que le temps accélère peut-être toute chose de manière exponentielle. Au début, les humains connaissent peu de découvertes, produisent peu d'enfants, et puis tout s'accélère, tant au point de vue de la population que des connaissances. Avec le temps tous les phénomènes sont amplifiés...
    Les contestataires persistant à crier au scandale après la complète disparition de leur peuple, Déméter met un terme à leurs récriminations en appelant les centaures.
    Le terrible décompte se poursuit : 108-2= 106. Déméter revient à son cours.
    - Donc, l'agriculture... Certains de vos groupes seront obligés de migrer vers des terres plus fertiles après la découverte de l'agriculture, qui lèse les montagnards mais favorise les gens des plaines.
    De même seront avantagés les peuples proches des rivières et des fleuves. L'irrigation et la gestion des cours d'eau, la maîtrise des inondations ou des sécheresses vont devenir la nouvelle préoccupation de vos sujets.
    Elle note : " Irrigation ".
    - Ne redoutant plus de mourir de faim demain, vos peuples seront plus libres de faire des projets d'avenir.
    " Futur ", écrit-elle au tableau.
    - L'agriculture entraîne l'émergence de la notion de futur. Et cela change tout. Maîtriser le temps peut s'avérer aussi important sinon plus que maîtriser la nature. L'homme est le seul animal à se projeter dans le temps futur et donc à prévoir la naissance de ses enfants et sa propre vieillesse. Vous le constaterez dans le jeu, avec l'agriculture, l'homme se projette si bien dans le temps qu'il commence à imaginer une " après-vie ", un au-delà de la mort. Avec l'agriculture, donc, naît la religion.
    Elle note : " Religion ".
    - Dès qu'il plante des graines, l'homme se compare à un végétal. Il se voit grandir, il se voit fleurir, il se voit produisant des fruits. Et il se voit retourner au sol en laissant derrière lui des graines qui pousseront à leur tour. Les graines sont sa descendance... Mais en même temps, l'homme voit renaître des arbres ayant perdu toutes leurs feuilles, apparemment morts, il les voit reverdir et redonner des fruits et il rêve de se réincarner. Après l'hiver de la mort, pourquoi pas une autre vie et une autre mort ? Et puis, une question s'impose à son esprit : y aurait-il un jardinier derrière toute cette nature qui tour à tour croît et s'éteint ? Ah oui, l'agriculture modifie l'esprit des mortels.
    Déméter nous incite à mieux observer notre monde et nous nous penchons tous, curieux de voir comment ont évolué nos peuples.
    Hors de notre surveillance, nos hordes ont continué à proliférer. Plusieurs ont migré vers des zones irrigables, comme indiqué par la déesse des Moissons. Des champs de couleurs différentes, tracés au cordeau, s'étalent autour d'îlots d'habitation.
    Ma horde pour sa part s'est installée dans un village sur pilotis. Elle est la seule à pratiquer la technique du radeau pour s'aventurer sur les eaux en s'aidant de rames. Si d'autres développent l'agriculture dans les plaines, les miens moissonnent l'océan.
    - Vos peuples errants ont pour la plupart bâti des villages. Le feu et les palissades les protègent des prédateurs.
    " Village = Sécurité ", inscrit-elle au tableau.
    Elle circule dans la travée centrale, repoussant des canards et des oies qui sont entrés dans la salle.
    - L'homme dépend maintenant moins des caprices de la nature. Il décide du lieu où se fera la récolte. Du coup il travaille davantage car les champs réclament beaucoup plus d'énergie que la chasse ou la cueillette. Certains se spécialisent dans des cultures bien précises, d'où une hiérarchie destinée à maîtriser les décisions. Sur quel territoire pratiquer telle culture ? Quelle zone sera la plus favorable à tel élevage ? Fini le temps où chasseurs et cueilleurs dépendaient du bon gré de la nature. Les agriculteurs, eux, la façonnent à leur idée. Ils défrichent et déboisent la forêt pour la remplacer par des champs et des pâturages.
    Elle relève sa longue tignasse rousse et retrousse ses manches pour dénuder plus haut ses bras blancs.
    - L'agriculture, sachez-le, précède toujours l'élevage. Pourquoi ? Parce que, à l'origine, les animaux domestiques n'étaient que des parasites qui venaient spontanément chercher de quoi se nourrir dans les ordures des villages.
    Intéressant. Ce n'est donc pas l'homme qui a choisi quelles bêtes domestiquer, mais les animaux qui ont choisi d'accompagner l'homme en lorgnant ses restes.
    - Qu'une espèce animale se nourrisse des déchets d'une autre, et cela s'appelle le saprophytisme. Un moyen mnémotechnique : pensez à " ça profite ". La vache, le mouton, la chèvre, sont des saprophytes de l'homme. Ils ont joué aussi leur rôle en broutant les jeunes pousses et en contribuant au déboisement et à l'érosion des sols.
    - Et les chiens ? interroge un élève.
    - ... Des loups qui ont été attirés par nos ordures et ont muté pour être acceptés par l'homme. Ils se sont faits moins agressifs, plus collaborateurs. C'était leur intérêt et cela leur évitait définitivement la fatigue de la chasse.
    - Et les chats ?
    - Des lynx qui ont agi de même.
    - Et les porcs ?
    - Des sangliers gourmands de nos tas d'ordures.
    - Et les rats ? demande Proudhon.
    - Les seuls saprophytes qui n'ont pas collaboré complètement avec l'homme mais sont restés cachés comme des voleurs dans ses caves et ses murs. Ils savaient qu'ils devaient rester discrets pour être tolérés.
    Déméter revient vers son bureau.
    - Mais parmi les saprophytes sont aussi apparus des nuisibles nouveaux. Vous verrez bientôt arriver des nuées de sauterelles. Or, les nuées de sauterelles n'existaient pas avant l'agriculture. C'est le fait de cultiver le même végétal sur de vastes territoires qui a entraîné la prolifération de son consommateur. Seule, la sauterelle est inoffensive, trop nombreuses dans les champs, elles sont devenues un fléau.
    Elle reprend sa craie et note en soulignant : " Travail ", " Déboisement ", " Spécialisation ", avant de revenir sur " Futur ".
    - Déjà, certains de vos humains ont repéré le passage et le retour des saisons. L'agriculture est à la base de ce que, plus tard, d'autres hommes mettront au point : le calendrier, symbole de la prise de possession du temps par l'homme. Avec le calendrier, l'homme a mieux compris dans quel monde il vivait, un monde répétitif où se succèdent sans cesse printemps, été, automne, hiver. Il ne craint plus les frimas puisqu'il sait qu'ensuite surviendront les beaux jours.
    J'ai une pensée émue pour les premiers hommes qui voyant venir l'hiver ont dû penser que le climat se refroidissait pour de bon et que plus jamais leurs corps transis ne connaîtraient la chaleur... Quel soulagement lorsque le printemps était revenu.
    - Avec le calendrier, de plus, l'homme a pu mesurer son âge et inventer la notion d'anniversaire.
    Quand j'étais mortel, un assistant social m'avait affirmé qu'il ne suffisait pas de distribuer de la nourriture aux sans-abri, il importait aussi de célébrer leur anniversaire, car cette date constituait pour eux le moyen de se repérer dans une année. Il avait noté la date de naissance de tous ceux dont il s'occupait, et ne manquait jamais de leur offrir un gâteau ce jour-là. La méthode était simple, mais il était parvenu à redonner ainsi une parcelle d'humanité à des êtres sur le point de sombrer. À l'époque, j'avais pensé que cet homme possédait vraiment l'intelligence du cœur, l'authentique, pas celle qui se contente d'une piécette ici et là pour se donner bonne conscience. Il réinsufflait à ces clochards la mesure du temps.
    - Avec le calendrier, poursuit Déméter depuis son bureau, l'homme se fixe non seulement des rendez-vous avec les récoltes, mais aussi avec les morts, car il y a partout une fête des morts, et avec lui-même, avec le soleil, la neige, la pluie. Il se crée une " histoire ". Paradoxalement, au fur et à mesure que l'homme prend la maîtrise de son futur, il veut prendre aussi la mesure de son passé.
    La déesse des Moissons revient vers " Terre 18 ".
    - Pour une meilleure agriculture, pensez à construire des routes où circuleront les mules pour transporter les récoltes depuis les champs les plus éloignés. Pensez à les irriguer, ces champs, en creusant des fossés ou des sillons à partir des fleuves. Pour les plus entreprenants, asséchez les marécages. Je suis convaincue que des peuples ont déjà connu des problèmes avec les moustiques.
    Plusieurs élèves approuvent autour de moi, se souvenant de populations décimées soudain par des fièvres qu'ils étaient incapables de soigner.
    - Avec l'agriculture et l'élevage, apprêtez-vous à connaître une démographie galopante dans vos villages. Des mères mieux nourries donneront le jour à des bébés plus résistants, d'où une mortalité infantile réduite. Les enfants mieux nourris grandiront en force et vivront plus longtemps. Vos villages devront en conséquence s'agrandir ou essaimer. Dans les deux cas cela signifie la prise de risques de conflits territoriaux avec les peuplades voisines. Préparez-vous à des guerres. Les batailles opposant quelques dizaines d'individus vous ont effrayés ? Qu'en sera-t-il avec des centaines, des milliers ? Avec l'agriculture, les prochaines guerres seront encore plus terribles. Les combattants seront d'autant plus motivés qu'ils ne luttent plus seulement pour leur survie personnelle mais pour celle de leurs enfants sur des terres fertiles.
    Notre enseignante retourne vers le tableau et, en très gros, elle inscrit maintenant le chiffre " 5 " à la craie blanche.
    - Je suis votre cinquième professeur, votre professeur du niveau de conscience " 5 ". " 4 " représente l'homme, vous le savez déjà, mais " 5 ", c'est l'homme sage, lié au ciel mais aimant la terre. Avec l'agriculture, avec une population plus importante, l'éclosion de cités où les humains se rencontreront, discuteront et réfléchiront ensemble, délivrés de la crainte permanente de la famine et des bêtes sauvages, surviendra un phénomène nouveau : l'apparition d'hommes qui pensent, les premiers hommes conscients... Protégez-les, donnez-leur des moyens de communiquer pour que leur sagesse se répande. Que vos hommes se libèrent progressivement de la peur. L'entrée du futur dans les esprits peut être une bonne chose. Qu'ils nourrissent des projets, des espoirs, des ambitions pour les leurs.
    Déméter désigne notre planète de jeu :
    - La prochaine partie sera déterminante. Avec l'agriculture, les religions et les calendriers, tout prendra une dimension différente. Vos peuples ont atteint le niveau de maturité d'un enfant de 5 ans, or la plupart des psychothérapeutes considèrent que tout se joue à l'âge de 5 ans. Soyez donc subtils.
    N'hésitez pas à évoluer, à modifier le comportement de vos peuples pour qu'ils s'adaptent, quitte à adopter des attitudes contraires à celles qui vous ont motivés jusqu'ici.
    Édith Piaf lève la main.
    - Mais madame, si nous changeons les mentalités de nos sujets, ils seront complètement déboussolés !
    Déméter soupire en se rasseyant, lissant son tablier de ses belles mains :
    - Par moments, je me demande si tous les malheurs des hommes ne viennent pas du manque d'imagination des élèves dieux qui sont censés les aider.
   

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