samedi 22 septembre 2018

15. UN VISITEUR

Je sursaute. Encore la moucheronne ? Comme on frappe derechef, je me lève pour la chasser, éclaboussant le sol au passage. D'une main, j'entoure mes hanches d'une serviette, de l'autre, je saisis une brosse à dos et ainsi armé j'ouvre la porte.
    Mais l'être que je découvre sur le seuil n'est pas une chimère. Edmond Wells, mon maître en angélisme, me fait face en souriant :
    - Tu m'avais dit " au revoir ".
    Je bredouille :
    - Vous m'aviez répondu " adieu ".
    - Précisément. " A... dieu ", c'est-à-dire " chez les dieux ". Nous y sommes, il me semble.
    Nous nous étreignons longuement.
    Je m'écarte enfin pour le laisser entrer. Dans le salon, Edmond Wells prend ses aises sur le canapé rouge et, comme toujours, sans préambule, s'empresse de m'informer :
    - Cette promotion est particulièrement nombreuse. " Ils " ont manqué d'élèves par le passé alors cette fois, " ils " ont vu grand. " Ils " m'ont laissé venir, moi aussi.
    Avec son air énigmatique, ses oreilles pointues et son visage triangulaire, Edmond Wells n'a pas changé. Il m'impressionne toujours autant. Dans son ultime enveloppe humaine, il était un entomologiste spécialisé dans les fourmis. Mais sa tâche favorite a toujours été d'accumuler les savoirs et de créer des ponts entre des êtres a priori incapables de communiquer entre eux. Les fourmis et les hommes certes, mais aussi les anges et les humains.
    - Ma villa n'est pas très loin de la tienne, je suis rue des Oliviers, villa 142 851, dit-il comme si nous étions des compagnons de vacances tandis que, rapidement, j'enfile tunique, toge et sandales.
    Il me tutoie mais je le vouvoie, incapable de familiarité à son égard. Je chuchote :
    - Il se passe des choses étranges ici. Sur la plage, en débarquant, j'ai rencontré Jules Verne. Il est mort quasiment dans mes bras. Une plaie béante au flanc. Assassiné. Dionysos m'a simplement assuré qu'il avait dû avoir des problèmes parce qu'il était arrivé trop tôt et s'était montré trop... curieux.
    - Jules Verne a toujours été un pionnier, reconnaît Edmond Wells, pas plus impressionné que Dionysos par ce crime mystérieux.
    - Il a juste eu le temps de me conjurer de ne pas me rendre sur la montagne de l'Olympe. Comme s'il y avait vu quelque chose d'épouvantable.
    Edmond Wells semble dubitatif, tandis que nos regards glissent vers la fenêtre d'où nous apercevons la base de la montagne toujours enveloppée de son manteau de nuages. J'insiste :
    - Tout est si bizarre ici.
    - Dis plutôt " si merveilleux ".
    - Et ces livres ? Toutes leurs pages sont blanches.
    Le sourire de mon maître s'élargit :
    - À nous de les remplir, alors. Je vais pouvoir continuer mon œuvre, mon Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu. Et il ne s'agira plus d'informations sur les hommes ou les animaux, ni même sur les anges, mais carrément sur les dieux.
    D'une besace qu'il porte en bandoulière, il tire un livre de prime abord semblable aux miens, sauf que celui-ci paraît avoir déjà été manié.
    Il en caresse la tranche.
    - Maintenant, ce que nous allons vivre ne sera pas perdu. De mémoire j'ai noté les fragments des textes qui me semblaient les plus importants et je les compléterai avec tout ce que nous allons découvrir ici.
    - Mais pourquoi avez-vous...
    - Tu peux me tutoyer. Maintenant je ne suis plus ton maître, je suis élève dieu comme toi. Ton égal.
    - Pourquoi as-tu... Non, désolé, je n'y arriverai pas, je préfère vous vouvoyer... Pourquoi poursuivez-vous cette quête du savoir ?
    Il est d'abord étonné que je ne parvienne pas à modifier nos rapports. Il n'insiste pas.
    - Peut-être parce que, dans mon enfance, j'avais la hantise d'être ignorant. Une réelle hantise. Un jour un professeur m'a dit, parce que je n'arrivais pas à retenir ma récitation par cœur : " Tu es vide. " Depuis j'ai envie de me remplir. Pas de récitations mais d'informations. À 13 ans j'ai commencé à compiler des gros cahiers d'images, d'informations scientifiques et de réflexions personnelles. (Il sourit à cette évocation.) Je découpais des photos d'actrices nues dans les journaux et je les collais dans mon livre entre les formules mathématiques. Pour me donner envie de le rouvrir. Je n'ai jamais cessé de remplir ce livre. Comme tu le sais, même quand j'étais dans l'empire des anges j'ai souhaité continuer ce projet d'Encyclopédie en inspirant un humain. Cela a failli causer ma perte. Ici, je vais pouvoir poursuivre ma quête du Savoir Relatif et Absolu.
    - Le cinquième tome de l'Encyclopédie ?
    - Le cinquième tome officiel, mais j'en ai rédigé des " officieux " cachés à plusieurs endroits.
    - Des Encyclopédies du Savoir Relatif et Absolu cachées sur Terre ?
    - Bien sûr. Mes petits trésors à découvrir plus tard pour ceux qui auront la patience de les chercher. Mais pour l'instant j'entame celui-ci.
    Je regarde l'objet. Sur la couverture, Edmond Wells a dessiné en belle calligraphie : ENCYCLOPÉDIE DU SAVOIR RELATIF ET ABSOLU, TOME V.
    Il me tend l'ouvrage.
    - ... Je l'ai écrit parce que je recevais, au hasard des rencontres, énormément de savoir de la part de beaucoup de gens. Mais lorsque je voulais à nouveau le transmettre afin que ce savoir continue de vivre, je me suis aperçu que très peu de personnes étaient intéressées par ce cadeau. On ne peut offrir qu'à ceux qui sont prêts à recevoir. Alors je l'ai livré à tout le monde dans un manuscrit. Comme une bouteille à la mer. Que le reçoivent ceux qui seront capables de l'apprécier, même si je ne les rencontre pas.
    Je l'ouvre. À la première entrée, on peut lire : " Au commencement ". Suivent " Devant l'inconnu ", " Et si nous étions seuls dans l'univers ", " Jérusalem Céleste "... La dernière entrée s'intitule " La symbolique des chiffres ".
    - Encore ça ? Vous l'aviez déjà placé dans vos quatre autres volumes.
    L'encyclopédiste ne se démonte pas.
    - C'est la clef de tout. La symbolique des chiffres. Je me dois de la répéter et de la compléter car elle constitue la voie la plus simple vers la compréhension du sens de l'évolution de l'univers. Souviens-toi, Michael...
   

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