samedi 22 septembre 2018

65. LE TEMPS DES HORDES


    Le peuple des tortues
   
    Le vent soufflait sur la plaine.
    Des nuages noirs s'amoncelaient et, soudain, la foudre fendit le ciel.
    Au-dessous, les cent quarante-quatre humains se tassèrent les uns contre les autres. Ils claquaient des dents.
    Ils ne savaient pas d'où ils venaient.
    Ils ne savaient pas qui ils étaient.
    Ils ne savaient pas où ils allaient.
    Ils vivaient dans la peur, la faim, le froid, et cet éclair flamboyant tombé du ciel n'était pas fait pour les rassurer.
    La foudre frappa de nouveau, tout près, et ensemble ils déguerpirent dans la direction opposée. À droite, ils dévalèrent une pente d'où un autre éclair les chassa vers le nord. Enfin la nuit tomba et, pour éviter d'être mangés par les prédateurs rampants, ils décidèrent de grimper dans un arbre.
    Parmi ces cent quarante-quatre humains une petite fille aux grands yeux noirs, à la bouche charnue et à la chevelure d'ébène se carra entre deux branches épaisses et, comme les autres, crispée, s'agrippa au tronc.
    La petite fille ferma les yeux, dodelina de la tête, fut sur le point de chuter mais, pour éviter de tomber en dormant, stabilisa sa position. Elle n'ouvrit pas les paupières quand l'écorce craqua sous un bruit de griffes. Elle savait ce que signifiaient ces sons. Dans l'obscurité, un léopard s'apprêtait à s'emparer de l'un d'eux. Impossible d'empêcher pareil rapt, la seule conduite à tenir était de se faire encore plus discret, moins odorant, étouffer toute respiration. Il fallait que le léopard vous confonde avec un fruit ou un amas de feuilles.
    Le problème était que le léopard voyait dans la nuit, mais pas les humains. Sur qui le sort s'abattrait-il cette fois ? Tous attendaient, faisant semblant de n'être rien. " Pourvu que ce ne soit pas moi, pas moi ", espérait la petite fille, empêchant de toute sa volonté ses dents de claquer et de révéler ainsi sa présence. Elle entendit le léopard grimper au tronc et passer près d'elle à la frôler. " Qu'il prenne qui il veut mais pas moi, pas moi... "
    Le fauve choisit l'un de ses oncles. Il lui planta une canine dans la carotide et sauta à bas de l'arbre, l'emportant avant même que l'homme ait poussé un cri.
    C'était fini. Les ténèbres, la nuit, tout était redevenu normal, si ce n'est que la répartition du poids dans les branches avait changé, et la petite fille modifia sa position en conséquence.
    Gris. Noir. L'enfant ferma ses sens un à un pour que vienne l'apaisement du sommeil, qui apporte l'oubli. Elle éloigna les images du léopard en pleine course, la gueule ensanglantée. Pas de mauvais rêves. Demain, elle ferait semblant d'avoir oublié. La lune était emmitouflée de nuages. Le soleil serait-il de retour demain ? Chaque soir elle se posait la même question. Le soleil reviendra-t-il ?
    Encore pâle, l'astre les réveilla, et les cent quarante-trois descendirent de l'arbre comme s'il ne s'était rien passé. Nul ne mentionna l'oncle absent. Le problème, c'était que la petite fille aux yeux noirs ne parvenait pas, le jour, à oublier ses terreurs nocturnes. Chaque soir, elle avait peur de périr déchiquetée dans son sommeil. Chaque soir, elle redoutait que le soleil ne se lève plus.
    Au matin, ils marchèrent sous le plafond de nuages, et la petite fille espéra qu'ils se dirigeaient vers un endroit enfin tranquille. Mais peut-être n'en existait-il nulle part, peut-être que sa horde parviendrait au bord du monde sans avoir découvert un havre de paix.
    Ils marchaient. Ils croisèrent un attroupement de vautours dont tous comprirent la signification. Les rapaces amateurs de charogne s'en prenaient aux derniers débris de l'oncle que le fauve avait traînés jusque-là. Parfois, il leur arrivait d'attendre que les vautours en aient fini avec leur repas pour se partager leurs restes, mais aujourd'hui, ils préféraient passer leur chemin en détournant les yeux.
    Comme ils ne savaient pas compter, ils ne pouvaient pas se livrer au sinistre décompte : 144 - 1.
    La horde descendit une colline, remonta une pente, longea des arbres, suivit un ruisseau. Un éclaireur signala qu'un autre groupe d'humains arrivait en sens inverse. Paniqué, le chef enjoignit à tout le monde de se dissimuler sous les herbes hautes. La petite fille se tapit en fermant les yeux. Confusément, elle estimait que si elle ne les voyait pas, les autres ne la verraient pas non plus. Ils attendirent longtemps que leur chef se redresse, indiquant que le danger était passé et que la marche pouvait reprendre. Tous savaient qu'il fallait s'éloigner des humains inconnus.
    Ils hâtèrent donc le pas dans la direction opposée aux intrus. Ils étaient à bout de forces quand le chef ordonna une halte. Les mâles partirent chasser. Les jeunes se reposèrent, ou improvisèrent des jeux.
    La petite fille aux yeux noirs choisit de s'aventurer seule aux alentours. Après quelques pas, elle trébucha sur une grosse pierre qu'elle voulut ramasser et jeter au loin. Mais la pierre refusa de se laisser saisir et glissa lourdement dans les herbes. L'enfant la poursuivit, la dépassa et lui barra le chemin. La pierre s'arrêta puis dévia de sa route. La fillette la contempla, amusée. Pour la première fois depuis longtemps, un sourire éclaira son visage. C'était si surprenant, un événement nouveau et qui ne faisait pas peur ! Elle s'en sentait toute ragaillardie. Elle saisit la pierre et constata que, dessous, des pattes s'agitaient tandis qu'une petite tête apparaissait sur le devant. Quel superbe animal.
    Reposée au sol, la tortue demeura immobile, tête et pattes bien rentrées dans la carapace. La petite fille examina la bête sous tous les angles. Elle la lécha, la mordit, la renifla, la griffa. Elle lui donna des petites tapes que l'autre supporta, impassible. Elle la jeta par terre, la lança au loin, et en allant la rechercher s'aperçut que la tortue était intacte, toutes ses parties molles à l'abri.
    " C'est elle qui a peur ", songea la petite fille, ravie de pouvoir imposer à un autre être le sentiment qui la tourmentait en permanence.
    Livrée à elle-même, la tortue se remit à marcher. Reprise en main, elle redevint pierre. " Elle a peur mais elle est protégée, elle ", se dit l'enfant. Il y avait là de quoi réfléchir. Elle rapporta l'animal au bivouac et le montra à sa mère, lui expliquant dans son langage que, mine de rien, cette bête était très forte puisqu'elle disposait d'une carapace où s'abriter.
    La mère saisit la tortue, l'examina, ne vit pas la nécessité de s'encombrer d'une pierre ronde et la jeta au loin sous les rires moqueurs des grands frères. Car les chasseurs étaient de retour. Ils avaient rapporté une carcasse de zèbre abandonnée d'abord par les lions, puis par les hyènes et les vautours. Le tout était pourri et empestait la charogne, mais la horde ne s'en jeta pas moins dessus avec avidité, tant ils avaient faim.
    Plus tard, la horde s'allongea à même le sol dans cette plaine sans arbres. Une bande de lionnes surprit les humains dans leur sommeil. Dans la nuit, la petite fille devina plus qu'elle ne vit le désastre. Les fauves étaient une dizaine à s'acharner sur les siens. L'enfant entendit les cris, sentit l'odeur particulière des fauves, les relents de sueurs humaine et animale mêlées et, par-dessus tout, l'odeur du sang, le sang de sa horde. Tenter de fuir n'aurait fait qu'attirer l'attention des fauves. Elle voulut protéger l'un de ses petits frères en le serrant contre elle, mais une lionne surgit pour le lui arracher... La fillette se retrouva vivante, mais les bras vides.
    Lutte et festin durèrent longtemps avant que le silence ne retombe comme une chape sur la communauté décimée. La petite fille savait qu'il faudrait attendre le matin pour prendre la mesure du malheur de la nuit. Son sommeil fut traversé d'un rêve étrange qu'il lui parut indispensable de retenir mais qu'elle avait oublié au réveil. Cela avait un rapport avec la tortue, mais quel en était le sens exactement ?
    Neuf mâles dominants, trois jeunes, les lionnes n'avaient pas lésiné.
    La fillette songea aux jours passés et à leur succession de terreurs. Elle essaya d'imaginer les jours à venir mais n'y parvint pas tant elle était assurée de périr bientôt. Jusqu'à présent, elle n'avait dû son salut qu'à la chance et au sacrifice des siens.
    Comment sortir de la peur ?
    " Suivre l'exemple de la tortue. Se protéger comme elle d'une carapace ", murmura une petite voix dans son esprit.
    Une carapace...
    La horde se remit en marche, sous la conduite du nouveau mâle dominant qui avait pris le commandement. Poussé par quelque intuition, celui-ci avait décidé de suivre la course du soleil et de se diriger vers l'ouest. Après tout, chaque matin, le soleil se levait avec eux, montait et partait se coucher là-bas. Alors, pourquoi ne pas le suivre ?
    Des chasseurs ramenèrent un rongeur mort de vieillesse et une poignée de baies. Pas de quoi remplir les estomacs des survivants.
    Le ciel s'assombrit de nouveau. L'orage gronda. La foudre sembla leur barrer la route de l'ouest pour les inciter à se diriger vers le nord-est. Ils bifurquèrent sous une pluie drue. La nuit suivante s'annonçait comme une nouvelle épreuve, mais en enflammant soudain un arbrisseau, la foudre éclaira une anfractuosité dans la roche. Une caverne.
    La petite fille se souvint alors de son rêve. Une carapace protectrice. Se réfugier dans une grotte-carapace.
    Elle s'accrocha alors au nouveau chef de horde et s'efforçait de le convaincre quand des rugissements, au loin, réussirent là où l'enfant était sur le point d'échouer. Dans leur panique, les humains se bousculèrent pour se précipiter dans la grotte. Leur première impression fut le soulagement : ils étaient au sec, à l'abri des lions et du déluge. Mais une ombre imposante se dressa dans le fond de la caverne. La horde s'était réfugiée dans l'antre d'un ours. Voilà pourquoi les lions ne les avaient pas suivis.
    Un frère de la fillette, particulièrement prompt à la course, décida de tenter sa chance. Il alla narguer l'énorme occupant puis détala, poursuivi par l'ours qu'il n'avait pas imaginé aussi adroit. En effet, celui-ci le rattrapa vivement, l'assomma et le mangea. Mais le sacrifice n'avait pas été vain. Ce répit avait suffi pour que les humains calfeutrent de pierres et de branchages l'entrée de la grotte et, comme les tortues, se protègent des prédateurs. L'ours eut beau revenir grogner à plusieurs reprises devant son ancien domicile, les squatters lui répondaient par une pluie de pierres, lui signifiant qu'ils se considéraient désormais comme chez eux. L'ours finit par renoncer et se chercha une autre tanière d'où il n'eut aucune difficulté à déloger un animal moins puissant que lui.
    Les humains avaient gagné. La petite fille frissonna... Ils n'étaient donc pas condamnés à toujours subir.
    Dans la chaleur de la caverne, ils se sentirent en sécurité. Alors ils décidèrent de ne plus errer sans fin dans la plaine, et de s'installer.
    Ici ils ne redoutaient plus la pluie et le vent.
    Ici ils pouvaient stocker la nourriture sans craindre qu'elle leur soit volée par les petits mammifères ou les oiseaux.
    Les comportements se modifièrent. Ils venaient sans le savoir d'inventer la sédentarisation et cela bouleversa leur vie. Les hommes partirent à la chasse sans redouter que les femmes et les enfants soient attaqués en leur absence. N'étant plus pressés de revenir, ils rapportèrent plus de viande et mirent au point de nouvelles tactiques de chasse.
    Dans la caverne, les femmes commencèrent à parler entre elles. Le langage se complexifia. Aux simples informations pratiques succédèrent les descriptions, les échanges d'émotions, les nuances, les avis personnels. Elles commentaient les activités de leurs mâles, discutaient des meilleurs moyens de conserver et de préparer la nourriture. Dans la tiédeur de la caverne, elles commencèrent à éduquer leurs enfants. Une femme eut l'idée d'utiliser la peau de la viande pour en protéger son corps, inventant du même coup le vêtement, qui protégeait non seulement du froid mais aussi des morsures de serpent et des éraflures des plantes. Ses compagnes se plurent à découper soigneusement toisons et pelages du gibier et à les nouer de boyaux pour que les peaux couvrent leur corps et celui des leurs. Elles venaient ainsi sans le savoir d'inventer la pudeur, et donc l'érotisme. Ce qui est caché laisse libre cours à l'imagination.
    Un jour, la petite fille aux yeux noirs se surprit à contempler l'horizon sans angoisse. En suivant l'exemple de la tortue, elle avait découvert comment exister en toute tranquillité, et donc discuter d'autre chose que de la simple survie.
    Dans les semaines qui suivirent leur installation, la foudre frappa un grand arbre proche de la caverne. Au lieu de flamber d'un coup et de s'éteindre aussitôt, le bois se transforma en braises rougeoyantes et en tisons ardents. Les femmes et les enfants, d'abord effrayés, finirent par s'approcher. Un enfant voulut en toucher la lumière jaune comme un soleil et poussa aussitôt un cri de colère. " Ça " mordait.
    Tout le monde recula, mais la fillette brune, saisie d'une intuition, s'empara d'un rameau enflammé qu'elle brandit sans crainte. Un adulte l'imita, puis un autre encore. Les branches se consumaient sans s'en prendre aux humains. Il suffisait de ne pas les tenir du côté rougi, et alors elles répandaient chaleur et lumière, sans danger aucun.
    Un homme s'aperçut que le feu était contagieux. Si on approchait une branche intacte d'une branche enflammée, elle s'embrasait à son tour pour finir en poudre noire.
    Partagés entre la peur et la fascination, les gens de la horde se livrèrent à des expériences. Penché vers le bas, un morceau de bois se consumait plus vite. Un simple coup de vent suffisait par ailleurs à l'éteindre. Les feuilles sèches, elles, étaient promptes à s'enflammer. Les feuilles vertes se carbonisaient en dégageant une fumée noire. Le sable éteignait le feu.
    La petite fille fixa un morceau de viande au bout d'une branche et le trempa dans le feu. Tous les asticots tombèrent et la viande passa du marron au noir. Elle attendit que la chair refroidisse, goûta le résultat et le trouva bon. La horde put dès lors manger chaud et cuit.
    Grâce au feu, les humains purent éloigner les animaux sauvages et, enfin sereins, s'accoupler paisiblement et engendrer un plus grand nombre d'enfants.
    La caverne finit par devenir trop étroite pour contenir l'ensemble du groupe. Ils la quittèrent donc pour en chercher une plus vaste, vers le nord, et quand ils la trouvèrent, ils en délogèrent les ours qui l'occupaient en les enfumant à l'aide des branches-torches qu'ils avaient emportées.
    Ils allumèrent un grand feu pour éclairer leur nouvel habitat. Au fond ruisselait de l'eau et ils purent s'abreuver sans quitter leur caverne. Mais à force, leur brasier finit par les enfumer. Tout le monde toussait et se frottait les yeux et ils comprirent qu'il fallait installer le feu tout près du seuil, sinon ils ne pourraient plus respirer.
    La fillette aux prunelles noires n'oubliait pas comment ils avaient arrêté la peur. Elle s'empara d'un bout de charbon et, sur la paroi de la caverne, elle inventa le dessin. Les autres s'approchèrent, contemplèrent son œuvre, reconnurent l'animal et décidèrent que désormais, la tortue serait leur signe. Ils seraient la horde des hommes-tortues.
   
    Le peuple des rats
   
    Le vent soufflait sur la montagne.
    Des nuages noirs s'amoncelaient et, soudain, la foudre claqua.
    Au-dessous, les cent quarante-quatre humains se regroupèrent, les éclairs illuminant leurs visages ébahis.
    Le chef de la horde cessa de mâchonner nerveusement des feuilles. Il ne supportait plus les pleurs des enfants. Il se mit en position d'intimidation comme pour combattre l'orage. Il grogna, tambourina son torse de ses deux poings, gonfla les muscles de ses bras. Ses vociférations terribles auraient sans doute effrayé n'importe quel animal. C'était avec ces mêmes cris qu'il imposait son autorité aux jeunes mâles de sa horde. Il sautait, montrait les dents, piaffait comme pour défier le ciel.
    La foudre le frappa en pleine gesticulation.
    Le temps d'un battement de cils, là où il y avait eu un chef de horde, il ne resta plus qu'un tas de cendres fumantes avec, en son centre, la forme caractéristique d'une colonne vertébrale.
    La panique fut générale. Les humains détalèrent dans tous les sens puis se rassemblèrent de nouveau, peu à peu, pour se rassurer au contact les uns des autres. Autant quitter cet endroit maudit. Ils s'en allèrent, le dos courbé sous la pluie.
    Ils aperçurent une caverne, occupée non par des animaux mais par des humains. Ils préférèrent déguerpir et se réfugier plus loin, serrés en un amas compact.
    Parmi ses cent quarante-trois rescapés de la foudre et du tonnerre, Proudhon repéra un jeune homme qui ne comptait pas parmi les plus robustes de la horde, mais semblait doté d'une curiosité certaine. Dans son visage aux pommettes hautes, encadré de cheveux châtain clair, ses grands yeux gris foncé restaient aux aguets. Alors qu'il se promenait seul en quête de nourriture, un éclair s'abattit sur un arbre, en haut d'une colline, et aussitôt l'embrasa. Sa première réaction fut de fuir et de rejoindre les autres, la seconde fut d'aller voir le spectacle de plus près. La curiosité l'emportait sur la peur.
    Le jeune homme escalada la pente jusqu'au sommet. Là, une vision insolite l'attendait à proximité des racines de l'arbre. Une centaine de rats noirs et une centaine de rats bruns se faisaient face, sifflant leur rage entre leurs incisives.
    Rats contre rats.
    Le jeune homme aux yeux gris se figea.
    Après s'être défiés, le poil hérissé, dressés sur leurs pattes arrière en signe d'intimidation, les deux chefs de bande s'affrontèrent. Ils balayèrent le sol de leur queue, gonflèrent leur pelage pour paraître plus forts, et soudain, le rat noir fonça sur le rat brun. Les rongeurs s'agrippèrent et se mordirent jusqu'au sang. Le combat dura longtemps. Pour finir, le rat brun parvint à planter son incisive dans le cou de son adversaire. Le sang gicla.
    Deux rats noirs déguerpirent. Les autres restèrent là, tête basse et épaules rentrées en signe de soumission. Alors les bruns égorgèrent les noirs, n'épargnant que les femelles fécondes qui se soumirent aussitôt aux mâles vainqueurs.
    Dernière insulte à l'ennemi : le chef des bruns urina sur le corps des morts et dévora le cerveau du défunt chef de la horde noire.
    Tant de violence animale étonna le jeune homme aux yeux gris. Il se souvenait avoir aperçu à plusieurs reprises des humains inconnus au loin, mais jusqu'à présent, entre hordes humaines, on préférait s'éviter.
    Il s'approcha du champ de bataille, ramassa le corps décervelé du rat noir et, en souvenir de cette scène guerrière, décida de s'en faire une coiffe. Sur le chemin du retour, toutes sortes de pensées l'agitèrent.
    En bas, les siens suçotaient les os d'un squelette que même les charognards avaient délaissé et, de nouveau, l'orage grondait.
    La foudre tomba non loin d'eux et une femme de la horde hurla. Le jeune homme l'attrapa et la mordit très fort. De surprise, la femelle se calma immédiatement, mais il la jeta à terre et s'acharna sur elle à coups de poing. Ce comportement inhabituel eut pour effet de calmer la horde. Tout à cette violence, ils ne pensaient plus à l'orage.
    Dans sa frénésie, le jeune homme décida de tuer la femelle. Mus par un instinct inconnu, les mâles vinrent spontanément lui prouver allégeance. Ils baissèrent la tête et lui présentèrent leurs fesses. Le jeune homme à la coiffe de rat noir en choisit un, particulièrement soumis, et le mordit pour affirmer son emprise. La victime hurla et tous courbèrent la tête en signe de respect.
    Le jeune homme venait d'inventer le principe de " violence gratuite comme moyen de diversion ". La horde ne craignait plus l'orage, elle le craignait, lui. Cette dépouille de rat, qui leur avait semblé à son arrivée ridicule, leur apparaissait à présent comme le symbole même de l'autorité.
    Mais le garçon aux yeux gris n'avait pas l'intention de s'en tenir là. Il décida d'user de ses découvertes pour sortir les siens de la peur.
    Le lendemain, quand une autre horde d'humains apparut au loin, plutôt que de les ignorer, il donna l'ordre d'attaquer.
    Ils chargèrent avec des hurlements furieux et les autres furent si stupéfaits de rencontrer des humains aussi sauvages qu'ils ne songèrent même pas à se défendre. De part et d'autre, tout était " nouveau ".
    Le jeune homme en conclut alors qu'il était plus facile d'attaquer que de se défendre. Lui-même ne montait pas à l'assaut, les mâles de sa horde s'en chargeaient à sa place. Plus ils étaient brutaux, plus les étrangers se résignaient facilement.
    Jusqu'à ce que, un jour, un humain du groupe attaqué sorte un bâton terminé par une pierre pointue. Avec son arme, il réussit à tuer plusieurs de ses adversaires.
    L'outil intéressa prodigieusement le garçon aux yeux gris. Par-derrière, il fonça sur l'homme et le désarma. Il intima ensuite à ses guerriers de ne pas l'achever.
    À l'issue de la bataille, les survivants préférèrent se soumettre. Le chef à la coiffe de rat poussa un cri de victoire.
    Les siens hurlèrent avec lui et les femelles de la horde glapirent de joie.
    Quelques jeunes femelles étrangères se pressèrent autour du garçon aux yeux gris pour manifester qu'elles étaient prêtes à accueillir ses saillies, mais il était occupé à briser le crâne du chef ennemi pour en dévorer le cerveau.
    Les siens gesticulaient d'excitation et de joie.
    Suivant toujours l'exemple des rats bruns de la montagne, il ordonna l'extermination des rescapés étrangers et de leurs vieilles femelles, mais préserva les jeunes fécondes, ainsi que l'homme au bâton à la pierre pointue.
    Il en exigea les secrets de fabrication et le vaincu lui apprit comment se servir d'une pierre dure pour en tailler une autre jusqu'à l'obtention d'un triangle coupant... en dent de rat... Puis l'étranger indiqua comment l'attacher à un morceau de bois pour s'en faire une lance et le chef aux yeux gris enjoignit à tous les mâles de se fabriquer une arme aussi utile. Il avait compris qu'attaquer d'autres humains permettait non seulement d'asseoir son autorité, d'assurer l'unité du groupe et de se procurer d'attrayantes femelles, mais aussi de mettre la main sur leur technologie.
    Puisque, désormais, c'était la guerre entre humains, autant s'y préparer. Les femmes devaient engendrer enfant sur enfant afin que la horde dispose de troupes nombreuses pour ses prochains combats. Ainsi encouragés, les mâles se jetèrent avidement sur les jeunes prisonnières.
    Les progénitures se multiplièrent et il fallut les nourrir. Mais avec leurs lances, les hommes étaient à même de rapporter du gros gibier. De charognards, ils étaient devenus chasseurs. Pendant ce temps, leur chef continuait de se livrer à l'observation du comportement des rats. Il comprit l'intérêt des duels permettant la sélection des meilleurs, motivés par la perspective d'obtenir les femelles les plus fécondes. Les duels constituèrent bientôt l'essentiel de l'éducation des jeunes mâles. Le chef les ritualisa à la façon des rats, afin, lui aussi, de déterminer les plus robustes et de se débarrasser des faibles.
    Pour sa part, le jeune homme aux yeux gris ne participait pas aux jeux qu'il imposait. Il était le chef historique. Il n'avait pas à prouver sa force. Ses hommes, eux, perfectionnèrent leurs pierres taillées, les aiguisèrent encore, les arrimèrent à de longs bâtons. Avec leurs lances, ils vainquirent facilement les autres humains qu'ils s'empressaient d'attaquer.
    Le chef découvrit que les rats avaient coutume, face à une nourriture nouvelle, de charger l'un d'eux de la tester et de le placer ensuite en quarantaine, le temps de découvrir si l'aliment était consommable. Il ordonna aux siens de faire de même avec les champignons et les baies qu'ils cueillaient, les viandes bizarres ramenées par les chasseurs, les flaques d'eau qui stagnaient. Un individu goûtait et, s'il ne mourait pas, l'aliment était considéré comme mangeable. Cette technique leur permit d'éviter les empoisonnements, car dans la nature, la toxicité est la règle et la comestibilité l'exception.
    Mâles et femelles ayant obéi avec enthousiasme à l'injonction de se reproduire, les petits étaient de plus en plus nombreux, et le chef décida que l'heure était à l'instauration d'un système de sélection des plus faibles. Les duels étaient déjà une première étape de purification, mais il fallait poursuivre. Chez les rats, tout le monde défiait en permanence tout le monde et ceux qui refusaient les défis étaient considérés comme malades, exclus ou dévorés.
    Qu'il en soit de même dans sa horde.
    Les femelles stériles ou mettant au monde trop de filles seraient condamnées. Les vieux et les souffreteux mis à mort dès qu'ils éprouveraient des difficultés à marcher. Il était impensable qu'ils ralentissent les leurs au cours d'une charge ou qu'ils tombent aux mains de l'ennemi. Du coup, les plus âgés se mirent à pratiquer des exercices pour se maintenir en forme.
    Guidés par la foudre, les humains aux yeux gris montèrent vers le nord, exterminant toutes les hordes qu'ils croisaient, accumulant le gibier et réduisant les femmes en esclavage. Un jour, alors qu'il avalait la cervelle d'un chef vaincu, le jeune homme aux yeux gris ôta la peau de rat qui lui servait de couvre-chef et la brandit devant lui.
    Tous surent que désormais ce serait leur signe de ralliement.
    Ils étaient le peuple des hommes-rats.
   
   
    Le peuple des dauphins
   
    Le vent soufflait sur la plage.
    Des nuages noirs s'amoncelaient dans le ciel et soudain, la foudre claqua.
    Au-dessous, les cent quarante-quatre humains se regroupèrent.
    Les éclairs les illuminaient.
    Les enfants étaient effrayés. Pour les rassurer, les mères leur cherchèrent des poux dans les poils. Même si elles n'en débusquaient pas, la douce sensation de caresse leur apportait un réconfort.
    Quand la pluie cessa, ils s'endormirent.
    Au matin, une vieille femme partit se promener sur la grève et aperçut un dauphin qui sautait hors de l'eau. Le spectacle n'était pas nouveau mais ce qui était surprenant, c'était que cet animal aquatique vienne s'aventurer si près de la côte, si près d'elle.
    Son peuple savait que la mer était source de dangers. Il ne s'en approchait que rarement ; aucun humain ne s'était encore mouillé plus haut que les cuisses. Cependant, ce dauphin-là semblait appeler la vieille dame.
    Alors, mue par quelque instinct étrange, guidée par une voix inconnue qui le lui ordonnait au plus profond d'elle-même, elle décida de se livrer à l'impensable : elle s'avança dans l'eau. Elle frémit sous l'ignoble sensation de froid et d'humidité.
    Le dauphin vint à sa rencontre. Il émit un cliquettement et des sons aigus. Elle tâcha de répondre par des grognements et des sifflements. Ils communiquèrent ainsi un moment. Puis l'animal s'approcha et elle lui toucha le rostre. Mais il se détourna et lui tendit sa nageoire. C'était donc cela qu'il souhaitait, que la vieille femme lui touche la nageoire... Elle hésita, craignant d'être mordue par ce poisson bien plus gros qu'elle.
    Le dauphin eut une plainte qui était une invitation.
    Spontanément, elle recula. La peur de l'eau était si ancienne, s'y ajoutait une crainte de tout ce qui était différent, inconnu...
    " Va dans l'eau et touche-lui la nageoire dorsale ! " dit la voix dans sa tête. L'injonction résonnait à lui en donner la migraine. " Vas-y. Maintenant. "
    Alors, elle se lança.
    La nageoire était lisse, mais tiède au contact.
    Le dauphin la convia à avancer plus loin dans la mer.
    La vieille femme le suivit. Elle eut de l'eau jusqu'à l'aine, puis jusqu'au ventre, jusqu'au cou, et elle s'aperçut qu'en sautillant et en agitant les pieds, elle se maintenait en suspension dans le ressac.
    Toute la matinée, elle s'agita ainsi dans l'élément nouveau.
    Sur la berge, les autres l'observaient de loin, convaincus que la vieille était folle et qu'elle finirait mangée par le poisson. Seule sa tête surgissait encore de l'eau et ils n'entendaient pas qu'elle répondait au dauphin par des sons similaires aux siens. Ils remarquaient cependant que tous les deux semblaient se parler.
    Soudain le dauphin plongea et, quand il réapparut, il tenait dans son museau une sardine. Le dauphin lui offrait de la nourriture pour la féliciter d'avoir surmonté sa peur de l'eau.
    Quand elle regagna la plage, son poisson frais à la main, les autres ne la prenaient plus pour une folle.
    Dans les jours qui suivirent, les cent quarante-quatre humains de la plage apprirent tous à nager et à pêcher, même s'ils n'attrapaient que les poissons les plus lents. Les dauphins ne les quittèrent pas, leur montrant comment s'y prendre et se révélant des instructeurs patients.
    Les humains entreprirent de s'adresser les uns aux autres en langage dauphin. Comme eux, ils cliquetèrent et sifflèrent. Les enfants jouèrent joyeusement dans l'eau, se laissant entraîner de plus en plus loin en mer par les cétacés.
    Or un jour, une autre horde d'humains apparut au loin.
    Sur la plage, les gens se regroupèrent pour faire front.
    En face, les autres s'immobilisèrent. De part et d'autre, les mâles se placèrent en première ligne pour intimider l'adversaire.
    Ils se dévisageaient mutuellement, quand la vieille dame dépassa le rang des mâles, s'approcha du groupe des nouveaux venus et, à celui qui lui parut le plus grand et le plus fort, tendit sa main ouverte.
    En face, tout d'abord, ils ne comprirent pas le geste.
    Le comportement était si nouveau. Le chef adverse prit un temps de réflexion puis lui aussi tendit sa main.
    Les deux paumes se frôlèrent. Les visages se sourirent. Les deux mains se serrèrent. La vieille dame savait que c'était l'exemple des dauphins qui l'avait incitée à se conduire ainsi. Les dauphins leur avaient enseigné à préférer l'alliance à la guerre.
    Désormais, elle et les siens formaient le peuple des Dauphins.
    Avec les étrangers, ils commencèrent par manger ensemble. Puis ils s'efforcèrent de communiquer par gestes, onomatopées, et bientôt par des mots.
    Le peuple des Dauphins apprit ainsi que les autres formaient le peuple des Fourmis.
    Les deux peuples s'entretinrent longuement. Le peuple des Dauphins apprit au peuple des Fourmis la nage, la pêche, le langage, le jeu, le chant, toutes choses qu'il avait lui-même apprises des dauphins.
    Le peuple des Fourmis enseigna au peuple des Dauphins à creuser des tunnels, comme les fourmis. Ils obtenaient ainsi des abris contre tous les animaux. Ils expliquèrent qu'en observant leurs insectes favoris, ils avaient compris qu'il ne fallait pas abandonner les faibles, mais les préserver afin qu'ils accomplissent les tâches que refusaient et les femmes et les chasseurs. Les blessés et les estropiés avaient du coup inventé toutes sortes d'activités pour se rendre indispensables au groupe. Ils s'occupaient des petits et fabriquaient des objets en tressant des végétaux.
    L'un des comportements fourmi étonna beaucoup la horde des dauphins. Les fidèles de l'insecte pratiquaient le baiser sur la bouche pour se prouver mutuellement leurs bons sentiments. Ils avaient en effet observé que les fourmis se frottaient les antennes puis se léchaient la bouche, apparemment en signe d'union sociale.
    Le peuple des Fourmis proposa donc des baisers buccaux aux admirateurs des dauphins. Au début, ils crachèrent de dégoût mais, à la longue, ils finirent par trouver l'attouchement agréable. Ils en vinrent même à se toucher la langue, pourtant enduite de salive.
    Ils étaient maintenant deux cent quatre-vingt-huit à se prêter la main. Ensemble, ils construisirent une cité souterraine face à la plage, sur les hauteurs, pour éviter d'être inondés à chaque marée montante.
    Ils mirent au point une langue commune, combinant les mots fourmi et les mots dauphin. Les accouplements ne tardèrent pas, entre mâles et femelles des deux peuples, si bien qu'apparurent bientôt trois groupes sur le même territoire : la horde des fourmis, la horde des dauphins, et la horde des métis.
    Ces derniers, à la surprise générale, s'avérèrent plus robustes que les petits issus d'unions endogames, mais tous vécurent ensemble et en bonne intelligence, selon le principe : " L'union fait la force. "
   

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