samedi 22 septembre 2018

79. MORTELS. 10 ANS

Je m'installe devant ma télévision. Je suis trop excité pour m'endormir tout de suite. Mon corps réclame l'apaisement après tant d'aventures, mais mon cerveau est en ébullition.
    Sur la première chaîne, Eun Bi, 10 ans maintenant, est seule à rêvasser dans la cour tandis que ses camarades d'école s'amusent à sauter à la corde. Une fille se plante soudain face à elle et lui jette : " Sale Coréenne. "
    L'agression surprend Eun Bi. Désemparée, elle cherche vainement à gifler l'agresseuse qui s'échappe en riant. Toute la classe se moque de la maladroite et d'autres scandent en chœur : " Sale Coréenne. " La cloche interrompt à la fois la scène et la récréation.
    Eun Bi regagne sa classe en pleurant. La maîtresse demande ce qu'il lui arrive et sa voisine répond qu'on l'a traitée de sale Coréenne. La maîtresse hoche la tête. Comprenant le problème, elle regarde Eun Bi, hésite un instant puis se tait. Mais comme Eun Bi sanglote de plus belle, elle lui dit qu'elle doit ou bien se calmer ou bien quitter le cours. Eun Bi tente de se contenir mais n'y parvient pas. La maîtresse lui ordonne de sortir pour ne pas perturber davantage la classe, et de ne revenir qu'une fois apaisée. Eun Bi s'en va et rentre chez elle pleurer sur son lit. Sa mère l'interroge sur les raisons de son désarroi.
    - Rien, rien, dit Eun Bi. Je veux rester seule, c'est tout.
    Elle refuse de déjeuner, d'avaler quoi que ce soit, et ce n'est qu'en fin d'après-midi qu'elle consent à se confier à sa mère, venue lui apporter un verre d'eau.
    - Une fille, une fille que je ne connais même pas, m'a traitée de sale Coréenne.
    - Je vois. Et qu'as-tu fait ?
    - J'ai voulu la gifler mais elle courait plus vite que moi. Après, la maîtresse m'a mise dehors parce que je gênais la classe.
    La mère attire la fillette dans ses bras.
    - J'aurais dû t'avertir... Nous, les Coréennes vivant au Japon, nous risquons ce genre d'humiliations.
    - Pourquoi ?
    - Nous avons beaucoup souffert des Japonais, un jour, je te raconterai. Ils ont envahi notre pays. Ils ont massacré beaucoup d'entre nous. Ils ont souillé et ruiné nos lieux sacrés. Ils ont voulu nous contraindre à oublier notre langue et notre culture. Ils ont...
    - Mais pourquoi alors vivons-nous au Japon plutôt que chez nous en Corée ?
    - C'est une longue histoire, ma fille. Il y a très longtemps, ils ont enlevé ta grand-mère ainsi que beaucoup de femmes pour les ramener de force dans l'archipel. Maintenant, ils... Tu es encore trop jeune pour comprendre. Plus tard, tu sauras tout.
    Eun Bi contemple son verre, le regard fixe.
    - Mais comment pourrais-je retourner à l'école demain alors que j'ai perdu la face devant tout le monde ?
    La mère l'embrasse tendrement.
    - Il le faut, petite. Sinon ce sont eux qui auront gagné. Tu dois apprendre à faire front. Comme moi-même j'ai fait front. Ne baisse pas les bras. Ta grand-mère a subi bien pire et n'a pas baissé les bras. Ce qui ne te tue pas te rend plus forte. Réussis dans ta scolarité, c'est la meilleure manière de te venger. Tu leur montreras ainsi ce que tu vaux vraiment.
    Dans les yeux foncés de sa mère, Eun Bi lit que sa douleur, elle l'a déjà vécue et surmontée.
    - Maman, pourquoi les Japonais nous haïssent-ils tellement ?
    La mère hésite puis lâche :
    - Parce que les bourreaux haïssent toujours leurs victimes. Surtout si celles-ci ont pardonné.
    - Maman, raconte-moi ce qui est arrivé à grand-mère. Je suis prête.
    La mère hésite. Puis se décide.
    - Comme je te l'ai dit, de 1910 à 1945, la Corée a subi l'occupation japonaise. Trente-cinq ans au cours desquels les Nippons s'efforcèrent de faire oublier aux Coréens qui ils étaient. Ils se sont emparés des femmes les plus belles pour la plus grande joie de leur soldatesque. À l'arrière de leurs immenses colonnes de troupes, il y avait constamment des dizaines de milliers de prisonnières coréennes destinées à leur " détente ".
    Eun Bi a réclamé le récit mais, à présent, elle se boucherait volontiers les oreilles pour ne plus entendre la voix émue, tremblante, qui poursuit :
    - Parmi elles, il y avait ta grand-mère. Les Japonais ont tué tous les hommes du village et raflé toutes les femmes. Au moment de la débâcle, ils les ont ramenées avec eux au Japon où elles ont continué à être considérées comme de vulgaires... esclaves.
    - Elles ne se sont pas révoltées ? Après tout, la guerre était finie et le Japon vaincu.
    La mère soupire et se tord les mains.
    - Il y a quelques années, des Coréennes retenues au Japon ont tenté de relever la tête. Elles ont réclamé le droit de rentrer au pays. Elles en ont appelé au devoir de mémoire et exigé des compensations pour leur calvaire. Quel déchaînement ç'a été ! Les Japonais leur ont craché à la figure et le racisme a atteint son paroxysme.
    - Et Papa ?
    - Ton père est japonais. Lui a voulu prouver qu'il valait mieux que l'ensemble de ses compatriotes. Il m'a épousée malgré la honte que cette union entraînait pour sa famille. Ton père a eu beaucoup de courage à l'époque, parce qu'il m'aimait. Et je l'aimais.
    Un instant, la mère se tait, en proie à ses souvenirs.
    Puis, la main de sa fille dans la sienne, elle reprend :
    - ... Sache-le, petite. Pour nous, Coréennes, au Japon, tout sera toujours plus difficile que pour les autres. Serre les dents et ne leur offre pas le plaisir de te voir souffrir. Demain, tu retourneras à l'école et tu feras comme si de rien n'était. Si on t'insulte, ne pleure pas, ne leur fais pas ce cadeau. Elles finiront par se fatiguer. Obtiens de bonnes notes et reste impassible. C'est la meilleure réponse.
    Tout le reste de la journée et toute la nuit qui suit, Eun Bi sur sa console se livre à un jeu vidéo particulièrement brutal. Le lendemain, elle oppose un visage indifférent aux quolibets, ne réagit pas aux " sale Coréenne ", et détourne la tête quand un crachat la vise. En classe, elle remporte systématiquement la meilleure note à tous les devoirs.
    Je suis abasourdi par ce que je viens d'apprendre, moi qui ai tant aimé la Corée.
    Je le savais vaguement, même si ce n'est inscrit dans aucun livre d'histoire, mais l'entendre en direct, de la voix même d'une Coréenne vivant au Japon, me renvoie à mon passé de mortel et à mon voyage en Corée. Le pays du Matin calme.
    Je renonce à m'intéresser à ce qu'il advient de Théotime et de Kouassi Kouassi.
    Je m'endors avec une mélopée triste à l'esprit. Comme si toutes mes émotions d'élève dieu s'effaçaient devant les tourments de cette petite mortelle de 10 ans. Un dieu ému par une gosse. Une phrase de la mère me reste en mémoire : " Nous les victimes sommes tenues de nous excuser du malaise que nous suscitons chez nos bourreaux. "
   

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