samedi 22 septembre 2018

14. LA CITÉ DES BIENHEUREUX

La cité des dieux resplendit devant mes yeux émerveillés.
    Comme un sillon clair, une large voie traverse la ville, bordée d'une haie de cyprès.
    J'avance dans l'avenue centrale d'Olympie.
    De part et d'autre, collines et vallées sont constellées d'édifices monumentaux probablement conçus par des titans. Des lacis de rivières se faufilent, enjambées par des ponts de bois, pour aller se mêler à des lacs recouverts de nénuphars mauves. Sur les pentes escarpées que je distingue au sud, de larges bassins en terrasses sont hérissés de bambous, de roseaux et de palmiers. On dirait qu'un architecte en état d'ivresse a dessiné la ville de son délire : une succession de dénivelés enfermés derrière de hautes murailles.
    Une foule bigarrée circule dans les avenues, les rues, les ruelles. Des jeunes gens et des jeunes femmes portent comme moi une toge blanche ; probablement des élèves dieux. Ils ne me prêtent aucune attention.
    Une jeune femme en toge jaune promène un chien à trois têtes de teckel, sorte de minicerbère. Il y a aussi des centaures, des satyres, des chérubines.
    Je distingue des " mâles " et des " femelles ". Papillons aux allures de garçons, et même centaures cachant leur poitrine proéminente sous leurs longs cheveux-crinière.
    Je marche et découvre d'autres décors. Des marchés où les gens et les monstres discutent par signes, des petites maisons de pierre blanche au toit de tuiles rouges, et aux colonnades corinthiennes, des balustrades sculptées, des fontaines où des tritons de pierre font jaillir une eau aux reflets cuivrés.
    L'air tiède embaume le pollen et le gazon fraîchement tondu. Il me semble distinguer des zones de culture de céréales qui côtoient des potagers. Quelques herbivores non chimériques - chèvres, moutons, vaches, semblables à ceux de la Terre - broutent, indifférents à ce paysage grandiose.
    De nouvelles villas apparaissent derrière des pins. Et toutes n'ont qu'un seul étage.
    Au bout de l'avenue je débouche sur une vaste place circulaire creusée d'un bassin, au milieu duquel pousse, sur une petite île, un arbre séculaire.
    De plus près, je comprends que cet arbre plein de majesté est un pommier. Ses fruits eux aussi ont la couleur de l'or. Serait-ce le pommier du Jardin d'Éden, l'arbre de la Connaissance du Bien et du Mal qui a entraîné la sortie du Paradis pour Adam et Ève ? Son écorce est ridée par les millénaires, ses racines affleurant la terre de cette île particulière se contorsionnent pour contourner les rochers. Ses branches plongent dans le ciel et se répandent largement, dépassant le bassin qui entoure l'île et même le muret qui encercle le bassin. Son ombre couvre pratiquement toute la place centrale.
    À nouveau me reviennent des extraits de l'Apocalypse de Jean. " Au milieu de la place de la ville était l'Arbre de vie... et les feuilles de l'Arbre étaient là pour guérir les nations. "
    De la place centrale partent quatre larges avenues perpendiculaires. Des panneaux indicateurs précisent :
    à l'est : CHAMPS-ÉLYSÉES.
    au nord : AMPHITHÉÂTRE ET MÉGARON.
    à l'ouest : PLAGE.
    Aucune pancarte n'indique ce qu'on trouve au sud. Un léger souffle d'air rafraîchit ma nuque. Je me retourne et aperçois, voletant silencieusement derrière moi, la chérubine aux cheveux roux et à l'air mutin.
    - Que me veux-tu ? Quel est ton nom ? La chimère éternue et je lui tends un bout de ma toge pour l'aider à se moucher.
    - Bien. Puisque tu ne veux rien me dire, pour moi tu seras donc la... moucheronne. C'est en bûchant qu'on devient bûcheron, c'est en lisant qu'on devient liseron, c'est en se mouchant qu'on devient...
    La moucheronne s'agite, fâchée que je me moque d'elle. Elle tire sa fine langue de papillon, grimace et roule des yeux. Je l'imite, tire la langue, puis reprends ma marche sans plus m'occuper d'elle.
    Je constate que, si toutes les avenues sont droites, toutes les rues sont en courbe et s'enroulent autour de la place centrale. Devant les demeures, s'étalent des jardins avec des arbres inconnus de moi dont les fleurs ressemblent à des orchidées, leur parfum rappelant le santal et le clou de girofle.
    Rue des Oliviers, le 142 857 se révèle être une villa blanche au toit de tuiles rouges, ombragée d'une haie de cyprès. Ni grille ni muret, tout est ouvert. Un chemin de gravillons mène à une porte sans serrure. À la chérubine qui me suit, j'indique que je suis ici " chez moi " et que je veux être seul. Tant pis pour sa mine dépitée quand je lui claque la porte au nez.
    Je constate alors qu'un loquet de bois permet de bloquer l'entrée et je soupire d'aise. Je ressens immédiatement le bonheur d'être dans un lieu où nul ne pourra me déranger. Il y a longtemps que cela ne m'était pas arrivé. " Chez moi. " J'examine les lieux. Une vaste pièce fait office de salon, avec en son centre un divan rouge et une table basse en bois noir face à un mur blanc auquel est pendu un écran de télévision plat.
    Sur le côté, une bibliothèque dont les livres ne me proposent que des pages blanches, toutes résolument vierges.
    Une télévision sans télécommande.
    Des livres sans texte.
    Un crime sans enquête.
    À droite de la bibliothèque, un fauteuil et un bureau aux multiples tiroirs. Sur le dessus, une plume d'oiseau trempe dans un encrier. Suis-je supposé remplir de mon écriture ces livres vides ?
    Après tout, mes aventures méritent d'être racontées, j'en suis convaincu, et comme tout un chacun j'ai envie de laisser une trace. Mais par quel bout commencer ? " Pourquoi pas par la lettre A ? me souffle ma voix intérieure, ce serait logique. " " A " donc. Je m'assois au bureau et j'écris.
    " A... Ai-je le droit de tout retracer ? Même à présent, même avec du recul, j'ai du mal à croire que moi, Michael Pinson, j'ai participé à une si formidable épopée et... "
    Ma plume reste suspendue. Je n'ai pas été que Michael Pinson. Au Paradis, j'ai redécouvert qu'en tant qu'humain, j'ai connu des centaines de vies étalées sur trois millions d'années. J'ai été chasseur, paysan, femme au foyer, artisan, mendiant. J'ai été homme, j'ai été femme. J'ai connu l'opulence et la misère, le bien-être et la maladie, le pouvoir et la servitude. La plupart de mes vies étaient banales... J'ai quand même bénéficié d'une dizaine de karmas intéressants. Odalisque férue d'astronomie dans un sérail égyptien, druide guérisseur par les plantes en forêt de Brocéliande, soldat maniant la cornemuse dans l'Angleterre saxonne, samouraï habile au sabre dans l'empire nippon, danseuse de french-cancan aux amants innombrables dans le Paris de 1830, médecin pionnier de l'asepsie chirurgicale dans la Saint-Pétersbourg tsariste...
    Pour la plupart, ces vies extraordinaires se sont mal terminées. Témoin d'un massacre, le druide dégoûté de ses congénères a préféré mettre fin à ses jours. La danseuse s'est donné la mort suite à un chagrin d'amour. Le médecin russe a succombé, victime d'une tuberculose. Pourtant, d'errements en errements, j'ai fini par m'améliorer.
    Dans mon ultime vie, j'ai été Michael Pinson, et c'est son apparence que je conserve aujourd'hui. Dans cette dernière existence, je m'étais lié d'amitié avec Raoul Razorback, lequel m'a entraîné dans une étrange aventure. Adultes, devenus tous deux scientifiques, nous avons allié nos connaissances, moi en médecine, lui en biologie, pour tenter une expérience qui unirait la science à la spiritualité : voyager hors du corps à la découverte du continent des morts. Cette activité, nous l'avons nommée " thanatonautique ", du grec " thanatos ", la mort, et " nautis ", explorateurs.
    Ensemble, nous, thanatonautes, nous avons construit des thanatodromes d'où prendre notre essor. Nous avons patiemment apprivoisé les techniques de décorporation et d'envol des âmes au-delà de la Terre. Nous avons guerroyé pour parvenir les premiers au Paradis, avant les clercs des religions consacrées. Une à une, nous avons franchi les sept portes du continent des morts, affrontant chaque nouveau territoire encore inconnu avec détermination. Être thanatonaute, c'était faire œuvre de pionnier, mais c'était aussi pratiquer un métier périlleux. J'ai peu à peu révélé au grand jour les secrets millénaires réservés aux seuls initiés. J'en ai dit beaucoup plus que ce que l'humanité était prête à recevoir.
    Un avion fracassant mon salon a mis un terme à ma vie de Michael Pinson et à celle de tous les miens. " On " me rappelait ainsi aux deux.
    Là-haut, j'ai été mesuré et jugé pour ce que, en tant que Pinson, j'avais accompli de bien et de mal sous cette dernière défroque humaine. Heureusement, pour ce procès, j'ai eu droit à un avocat exceptionnel : l'écrivain Émile Zola en personne, mon ange gardien. Grâce à lui, je l'ai échappé belle et j'ai cru être délivré à jamais de cette obligation de renaître mortel.
    Je suis devenu un pur esprit. Un ange. Et en tant qu'ange, j'ai reçu en charge trois humains que je devais aider à mon tour à sortir du cycle des réincarnations. Je me souviens de ces trois " clients ". Igor Tchekov, soldat russe ; Venus Sheridan, mannequin et actrice américaine ; Jacques Nemrod, écrivain français.
    Mais les humains ne sont pas faciles à aider. Edmond Wells, mon mentor en matière d'angélisme, avait coutume de dire : " Ils s'efforcent de réduire leur malheur plutôt que de construire leur bonheur. " Lui m'a appris comment agir sur les humains au moyen des cinq leviers : les rêves, les intuitions, les signes, les médiums et les chats. Ainsi, j'ai pu sauver l'un de mes clients, Jacques Nemrod, et lui proposer de sortir s'il le souhaitait du cycle des réincarnations. Quant à moi, j'ai été autorisé à quitter l'empire des anges pour passer à l'étage au-dessus.
    Et à présent, me voilà en... " Aeden ". J'ai été mortel, j'ai été ange. Maintenant, que vais-je devenir ?
    " Élève dieu ", a dit Dionysos.
    Je repose la plume dans son encrier et me lève pour poursuivre la visite de ma villa. À la droite du salon, je découvre une chambre meublée d'un large lit à baldaquin. Dans une penderie, m'attendent une vingtaine de tuniques et de toges blanches, identiques à celle dont je suis vêtu. Dans le prolongement de la chambre, il y a une salle de bains tout en marbre, cuvette, baignoire et lavabo, avec des robinets dorés. Un flacon de poudre grise fleure la lavande. Sous l'eau que je fais couler, la mousse devient crémeuse. Je me déshabille et m'immerge avec délices.
    Je serre les paupières. J'écoute mon cœur qui fait...
   

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