samedi 22 septembre 2018

95. MORTELS. 12 ANS


    Ouf, je suis arrivé indemne à la maison. J'enlève mon masque de tissu. Heureusement qu'Edmond Wells a eu l'idée d'utiliser nos toges pour dissimuler nos visages. Je m'effondre dans le canapé.
    Un immense sentiment de solitude m'envahit. J'ai ressenti pareil abandon dans ma dernière vie de mortel lors du décès de mon père. L'impression qu'il n'y a plus d'intermédiaire entre moi et le néant.
    Edmond Wells a été mon maître instructeur au pays des anges, sévère, rigoureux, exigeant mais apte à me doter de l'ouverture d'esprit nécessaire à ma quête.
    Il a sacrifié sa vie pour sauver la mienne, ne réclamant de moi que la poursuite de son œuvre, continuer pour accumuler le savoir qui éloigne la barbarie et prédispose à un niveau supérieur de conscience.
    En suis-je seulement capable ? Pour commencer, je noterai de mémoire les idées qu'il m'a confiées de bouche à oreille. " Parle de ce que tu connais ", disait-il.
    Depuis des siècles, en proie au devoir de mémoire, des humains s'efforcent de transmettre la somme de leurs connaissances. Edmond Wells avait déjà pris en charge les recherches de Francis Razorback. C'est sur moi que pèse maintenant la responsabilité de la continuité du savoir. Et mon cœur est lourd en énonçant mentalement le nouveau décompte :
    93 - 1 = 92.
    Ce n'est pas aujourd'hui que j'enrichirai l'Encyclopédie. Autant regarder à la télévision où en sont mes mortels.
    Je me rends directement sur la première chaîne où Eun Bi, 12 ans, se révèle une élève surdouée, dotée en plus d'un incontestable talent pour le dessin. Sur ses cahiers, elle représente d'abominables monstres aux couleurs bariolées. Ses œuvres plaisent beaucoup en classe, tant aux autres élèves qu'aux professeurs. Du coup, on laisse en paix " la Coréenne ". Le soir, à la maison, Eun Bi cherche l'oubli dans ses jeux vidéo. Elle n'évoque plus avec sa mère la saga de sa famille. En revanche, elle fouille les bibliothèques à la recherche de livres sur le sujet. Ces ouvrages sont rares au Japon, elle se lance sur le web.
    Lorsque sa mère lui apprend que sa grand-mère est malade, la fillette demande où vit l'aïeule.
    - À Hokkaido.
    Eun Bi réclame le numéro de téléphone de la vieille dame, que sa mère lui confie après quelques hésitations.
    La jeune fille se précipite sur l'appareil.
    - J'attendais ton appel depuis si longtemps, répond une voix fatiguée.
    Elles se parlent longuement, la vieille dame et l'adolescente, et toutes les souffrances, toutes les indignités du passé remontent à la surface. Eun Bi apprend enfin ce qu'elle voulait savoir. Puis l'aïeule annonce qu'elle a une maladie grave qui la condamne. Alors la mère d'Eun Bi prend le combiné et renoue le dialogue avec sa mère, malgré les querelles anciennes.
    Quand le père rentre à la maison, il trouve sa femme et sa fille en plein désarroi et demande ce qu'il se passe. La grand-mère est malade ? Alors pourquoi ne pas suivre la coutume japonaise qui veut que, par décence, les vieux devenus bouches inutiles aillent se perdre en montagne pour ne pas embarrasser leur famille ? Il cite un film : La Ballade de Narayama. Un exemple à suivre...
    Sur la troisième chaîne, Kouassi Kouassi participe aux cérémonies funéraires organisées en l'honneur de son grand-père, le défunt roi de la tribu. Autour de la dépouille installée sur une table recouverte de branchages, des virtuoses du tam-tam frappent au rythme des battements de leur cœur.
    - Lorsque les tam-tams se déchaînent, toute la tribu entre en transe et on peut alors accompagner l'esprit du mort jusqu'au pays des grands esprits de la forêt, explique le père.
    Kouassi Kouassi a passé toute la matinée à peindre sur son visage le masque rituel et à se coiffer à l'aide d'onguents à base de graisse d'oiseau ou de miel. Une bande blanche cerne ses yeux, des traits rouges creusent ses joues, des baguettes de bois hérissent sa chevelure.
    - Les tam-tams joueront toute la journée, commente le père, mais pour que la fête soit complète, il faut manger de la viande sacrée.
    - Qu'est-ce que la viande sacrée ?
    - De l'homme-antilope. Les hommes-antilopes se sont nommés ainsi eux-mêmes et appartiennent aux tribus du Nord. Et nous, nous sommes les hommes-lions. Il est normal que les lions mangent les antilopes.
    L'enfant aimerait participer lui aussi à la traque mais le père estime cette chasse trop violente pour un gamin.
    Kouassi Kouassi regarde donc s'éloigner les siens armés de filets et de lances.
    Le soir, lorsqu'ils reviennent, portant un homme vivant ligoté sur une longue branche, le gamin s'étonne de le découvrir si semblable aux siens. Il l'avait imaginé cornu, mais non, il leur ressemble, son visage est seulement plus allongé et son regard plus doux. " Une tête d'herbivore ", songe Kouassi Kouassi.
    Le malheureux qui a eu le tort de ne pas s'enfuir assez vite est amené au centre de la place au rythme redoublé des tam-tams.
    - Nous allons tout manger ? interroge l'enfant.
    - Bien sûr que non, répond le père. Chacun aura droit au morceau correspondant à son rang. Nous ne sommes pas des sauvages. Nous ne consommons ni les fesses, ni les bras et les jambes.
    - Que mange-t-on alors ?
    - Eh bien, d'abord le foie, qui nous sera réservé à toi et à moi en tant qu'héritiers du défunt. Puis les autres auront la cervelle, le nez, le cœur, les oreilles, les yeux, tout ce qui est sacré.
    Ce qui ne paraît guère ragoûtant à Kouassi Kouassi. Mais son père précise que cet acte symbolique permettra à l'âme du grand-père de s'élever droit dans le ciel.
    - ... Kouassi Kouassi, un jour, ce sera ton tour d'être roi. L'esprit de la famille t'aidera. Il te faudra simplement le retrouver près du grand baobab à l'intérieur duquel il a été déposé. Les coutumes forment l'essence même de notre peuple, il faut les perpétuer afin qu'aucune magie étrangère ne puisse nous faire du mal.
    Sur la deuxième chaîne, à 12 ans, Théotime est un enfant obèse. Sa fine cuisinière de mère lui concocte des plats délicieux mijotés à l'huile d'olive. Quand il rentre de l'école avec des résultats plutôt médiocres, elle maudit le système scolaire incapable de comprendre la subtilité de son rejeton. Elle console ensuite son fils avec des gâteaux tout juste sortis du four et le couvre de gros baisers mouillés.
    - Laisse-moi manger tranquille, maman, proteste le garçon.
    - C'est plus fort que moi, s'exclame la femme, tu es trop mignon. Tu ne vas tout de même pas interdire à une mère d'embrasser son fils ?
    Résigné, tout en ingurgitant son goûter, Théotime supporte cette avalanche d'affection. Quand je pense que le Igor d'autrefois a failli à plusieurs reprises se faire trucider par sa mère...
    - Tu sais ce que signifie ton nom, au moins. " Théo ", c'est dieu et " time ", c'est la peur. Théotime, la peur de Dieu.
    Théotime, qui entend cette histoire pour la millième fois, ne lève pas la tête de son gâteau. Il ne réagit pas non plus quand le téléphone sonne. Ce n'est jamais pour lui.
    La mère va décrocher et revient, consternée.
    - Papy a été envoyé à l'hôpital. Ils ne veulent plus le garder à l'hospice sous prétexte que sa santé s'est détériorée. Avec tout l'argent qu'on leur donne pour sa pension... Il faut y aller.
    À l'hôpital général d'Héraklion, le grand-père est hérissé de tubes en plastique plantés dans ses veines, et de capteurs reliés à des ordinateurs. Théotime cherche un coin de peau libre pour l'embrasser. Il se penche sur une joue. Le vieillard maugrée quelque chose.
    - Que dis-tu, Papy ?
    Le vieillard s'efforce d'articuler mais sa bouche est trop sèche pour qu'il puisse parler. Une infirmière se charge de lui vider un verre d'eau dans la bouche comme si elle arrosait un pot de fleurs.
    - Le pauvre, avec sa maladie d'Alzheimer, il ne nous reconnaît plus, se désole la mère de Théotime. Quel malheur de finir comme ça.
    Le vieux émet quelques couinements et le père de Théotime propose qu'on le redresse un peu. Peut-être ainsi parviendra-t-il à exprimer ce qu'il cherche à leur dire.
    Toute la famille participe à la manœuvre pour éviter de débrancher les fils. Adossé à ses oreillers, le vieillard aspire l'air et, difficilement, articule :
    - Laissez-moi... mourir.
    La mère de Théotime fronce immédiatement les sourcils.
    - Méchant, Papy. Méchant. On vient te voir, on t'amène le petit dans cet endroit et tout ce que tu trouves à nous dire, c'est que tu veux mourir. Mais nous ne t'abandonnerons pas, nous ! Tu vivras.
    - Je veux mourir, répète le vieillard.
    Un médecin apparaît, soucieux de rassurer la famille. Il explique que le grand-père souffre parce que ses escarres lui font mal et qu'ils sont à court de matelas anti-escarres. Mais ses organes vitaux fonctionnent. Ses bronches sont un peu encombrées mais l'aide-soignante va les dégager.
    - Et tout ça va nous coûter combien ?
    Le médecin prend un air entendu.
    - Ne vous inquiétez pas, madame. L'hospice nous a transmis un dossier parfaitement en règle. Votre père est pris en charge par la Sécurité sociale. Il pourra rester chez nous bien au-delà de ses 100 ans.
    - Tu entends, Papy ? On va bien s'occuper de toi.
    Mais c'est quoi, cette odeur ?
    Le médecin soulève le drap et Théotime constate que son grand-père porte une couche-culotte. Que ce vieil humain soit garni comme un bébé effraie le garçonnet qui demande à partir. La mère acquiesce, non sans avoir abondamment félicité son fils pour le courage avec lequel il a supporté le spectacle de cette fin de vie.
    J'éteins la télévision. Mes mortels ont réussi à me faire oublier la douleur d'avoir perdu Edmond Wells. " Ici-bas, rien ne dure ", me répétait-il souvent. Je suis étonné de constater à quel point les mortels ne savent pas accepter sereinement qu'il y ait un point final au chapitre de leur existence.
    Je m'allonge dans mon lit et ferme les paupières. Saurai-je moi-même accepter ma fin ? Autant il est acceptable de mourir quand on ignore ce qu'il y aura après, autant il est insupportable de mourir lorsqu'on le sait. Or, je sais que si je meurs ici, je me muerai en chimère. Je ne serai plus qu'une créature immortelle et muette, un simple spectateur perdu sur une île, quelque part dans le cosmos... Comme je préférerais être ignorant et m'avancer vers l'inconnu ! Même le grand-père de Théotime espère sa mort comme une libération. Peut-être qu'il lui tarde de savoir s'il y a quelque chose après.
    Je regarde la liste des cours et des professeurs.
    Qui aurai-je tout à l'heure ?
    Bon sang. Elle !
   

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