samedi 22 septembre 2018

71. ELLE EST LÀ


    Au dîner, je ressens dans l'air une certaine tension. Je reconnais alentour les rassemblements habituels, les aviateurs, les écrivains, les gens de cinéma, mais de nouveaux groupes se sont formés autour de nous, les trois vainqueurs de la première partie du jeu d'Y. De petites cours nous entourent, Proudhon, Béatrice et moi. Les admirateurs de Proudhon sont en majorité des hommes, ceux de Béatrice des femmes. Moi, j'ai toujours les théonautes à mes côtés. Ce qui n'empêche pas Raoul de me lancer, amer :
    - Tu nous as bien laissé tomber hier soir.
    Marilyn ne veut pas de ce début de dispute entre ses amis. Elle cherche à détourner la conversation en me félicitant pour la qualité de mon jeu, mais Freddy ne l'entend pas de cette oreille.
    - Heureusement, Mata Hari nous a sauvés, dit-il.
    - Ce n'est rien, tempère la danseuse exotique, j'aime bien les combats.
    - Que s'est-il passé au juste ?
    Ils se dévisagent, mal à l'aise.
    - Nous l'avons vu. Et il nous est rentré dedans...
    - Tu le sais pertinemment puisqu'il t'a poursuivi, gronde Raoul.
    Je n'ose pas leur dire que j'ai eu bien trop peur pour me retourner et le voir.
    Toujours soucieuse de préserver l'unité du groupe, Marilyn consent à m'expliquer :
    - C'est une créature à trois têtes, une tête de dragon crachant du feu, une tête de lion aux crocs pointus et une tête de bouc aux cornes effilées.
    - Dans la mythologie, cette bête se nomme la " grande chimère ", ce qui la distingue des autres appelées " petites chimères ", complète Edmond Wells.
    Raoul serre les poings.
    - Nous nous en sommes tirés de justesse. Sa peau est si épaisse que même nos ankhs ne peuvent la fendre.
    - En plus, cette grande chimère dégage une épouvantable odeur de soufre, susurre Marilyn, la mine dégoûtée.
    Ils se taisent alors, me considèrent tous bizarrement, et je me sens soudain étranger parmi les miens. Freddy Meyer tente à son tour de détendre l'atmosphère.
    - C'est drôle. Tout se passe exactement comme Hermès l'avait prédit. Il s'est créé trois groupes dans la classe. A... D... N...
    - Fausse impression, crache Raoul. Il n'y a qu'une séparation, les gagnants d'une part, les perdants de l'autre.
    - C'est quand même formidable ce jeu... Je les aime bien, mes hommes-dauphins...
    - Ça y est, ironise Raoul. Tu commences à t'attacher à eux. Souviens-toi de ce qui est arrivé à Lucien qui lui aussi s'était entiché de ses créatures.
    - Ils disposent quand même d'une grande part de libre arbitre, note Mata Hari. Mes hommes-loups ne comprennent rien aux signes, aux rêves et aux éclairs que je leur envoie. Mes médiums restent sourds à mes appels. Ils n'en font tous qu'à leur tête, de vrais autistes.
    Les Saisons nous interrompent en apportant les plats du soir. Après l'œuf, le sel, les légumes, les fruits, les viandes crues, voilà des viandes cuites en guise de nouvelle information gustative.
    La perdrix rôtie, fibreuse et tiède, fond dans ma bouche. Un délice. Quelle différence avec le héron cru, même émincé en carpaccio. Je saisis toute l'importance de l'apport du feu dans une civilisation. La viande chaude me réchauffe l'œsophage et me procure une sensation rassurante. J'en reprends plusieurs fois. La graisse chaude coule comme une friandise dans ma gorge.
    Après la perdrix rôtie, le ragoût d'hippopotame. Le changement est radical. La viande a une saveur plus forte, plus tenace. Plus personne ne parle, tout le monde savoure.
    Quand je reprendrai mon peuple en main, j'enverrai la foudre sur leurs poissons pour que lui aussi apprenne le bonheur de la chair cuite.
    Les Saisons déposent à présent sur les tables les mets qui ont servi à l'alimentation des premiers humains : des racines mais aussi des insectes, sauterelles, larves de termites, reines fourmis, coléoptères, araignées...
    J'interroge la Saison Automne :
    - Ils mangeaient cela, nos ancêtres ?
    Elle opine de la tête.
    - En Afrique, les gens consomment bien des sauterelles, remarque Mata Hari. Ce sont des protéines.
    Dans mon assiette, la nouvelle viande cuite, je ne l'identifie pas immédiatement. C'est bon. Un peu filandreux... Du porc, peut-être ? Marilyn sursaute la première pour balbutier, horrifiée :
    - C'est... C'est... de l'homme !
    Pris de nausée, nous crachons tous immédiatement, vite imités par les autres tables, elles aussi alertées.
    Les Saisons, en revanche, s'amusent de notre répugnance. Mais à ma grande surprise, il se trouve parmi les élèves quelques audacieux pour vouloir ingurgiter jusqu'au bout le contenu de leur assiette et parmi eux, Raoul. Mata Hari hésite, puis renonce.
    - Ce n'est pas casher, dit simplement Freddy.
    Pour ma part, je m'empiffre de tous les légumes à ma portée pour effacer le goût macabre qui reste sur mes papilles : oignons, ail, choux, cornichons.
    Dionysos nous annonce qu'après le repas nous sommes conviés à une fête pour célébrer les débuts de nos humanités dans le grand jeu d'Y.
    Dans l'Amphithéâtre, aux tam-tams, aux xylophones, aux harpes et aux guitares, s'ajoutent bientôt des chœurs de sirènes. Les centaures les ont transportées jusqu'ici dans un immense bassin mobile.
    Je suis le regard de Raoul qui fouille les rangs des créatures aquatiques à la recherche de son père mais, comme lui, je constate que Francis Razorback n'est pas là. Edmond Wells me chuchote à l'oreille :
    - Tu sais, avec mon banc de sardines, je me suis aperçu de quelque chose de troublant. Quand le poisson de tête perçoit une information nouvelle, tout le banc la perçoit.
    - Tu veux dire qu'il transmet l'information aux autres ?
    - C'est ce que je croyais au début, mais non. C'est plus compliqué que cela. En fait, le poisson de queue et le poisson de tête réagissent simultanément. Comme si l'information se propageait instantanément.
    - Comme dans un seul organisme ?
    - Oui. Ils sont " connectés " ensemble. Je crois que les fourmis aussi le sont. Tu imagines si on arrivait à créer une communauté humaine connectée de cette manière ?
    - Dès qu'un humain recevrait une information, toute l'humanité en profiterait ?
    Je digère l'idée.
    - Il ne faut pas rêver... On est encore loin de ça.
    La musique prend des allures orientales et, de nouveau, Mata Hari se contorsionne sur la piste. J'ai l'impression de revivre chaque jour la même histoire avec simplement un petit ajout supplémentaire. Un autre Maître dieu, un autre animal-test, une autre nourriture, un autre instrument.
    Fatigués d'avoir géré si longtemps leur peuple, des élèves choisissent d'aller dormir, d'autres se gavent de fruits pour oublier le goût de la chair humaine.
    - Vous l'avez trouvée ? dit une voix derrière moi.
    Son parfum. Je me retourne. Elle est là.
    - Trouvé... Trouvé quoi ?
    - L'énigme.
    - Non, je n'ai pas trouvé.
    - Alors, vous n'êtes peut-être pas " celui qu'on attend ".
    Dans une soudaine intuition, je tente :
    - Ce pourrait être les enfants. Ils sont mieux que Dieu au moment où ils nous arrivent, pires que le diable en grandissant. Les pauvres en ont plus que leur content. Les riches ont toujours des problèmes pour en avoir. Et si on en mange on meurt, le cannibalisme entraînant des dégénérescences cellulaires.
    Elle me regarde gentiment.
    - Non, ce n'est pas ça.
    Je la contemple. De charmantes fossettes creusent son visage lisse. Je hume l'odeur acidulée de sa peau, mêlée à un relent de caramel... Il y a un rire dans ses yeux qui me fixent.
    - Vous dansez ? demande-t-elle.
    - Bien sûr, dis-je tandis que les sirènes entonnent une lente mélodie.
    Elle s'empare de ma main.
    Son corps sous sa toge frôle le mien.
    Autour de nous, d'autres couples se forment dans la pénombre. Freddy enlace Marilyn, Raoul invite Mata Hari.
    - J'ai vu votre partie d'Y, murmure-t-elle à mon oreille. J'aime bien votre style de jeu.
    J'avale ma salive.
    - L'alliance constitue pourtant le comportement le moins naturel, poursuit ma cavalière. Le moment où il importe de surmonter la peur pour convier à l'union est toujours délicat.
    Il me semble qu'elle s'est à peine rapprochée de moi.
    - Cette vieille femme qui nage, il fallait aussi y penser. Allez savoir pourquoi, les élèves dieux choisissent généralement de très jeunes gens comme médiums. Oui, vraiment, vous avez bien joué cette partie.
    - Merci.
    - Ne me remerciez pas. J'ai vu tant de peuples naître et mourir. J'ai vu tant de civilisations prometteuses s'effondrer pour n'avoir pas tendu au bon moment la main à des étrangers, ou au contraire pas su les détruire lorsqu'ils se sont avérés dangereux.
    Tout à l'enchantement de son contact, je peine à suivre son raisonnement. Avec difficulté, je balbutie :
    - Je... Je ne comprends pas.
    - Ne vous voilez pas la face. Les humains de " Terre 18 " ne sont encore que des babouins améliorés.
    - Ce... Ce ne sont plus des primates.
    - Je n'ai pas dit primates, j'ai dit babouins. Les babouins sont des animaux sociaux qui, en meute, font fuir les lions et qui, seuls, comme les humains, se révèlent charmants. C'est dès qu'ils sont en groupe qu'ils deviennent féroces et arrogants. Plus ils sont nombreux, plus ils sont agressifs. C'est pourquoi, je vous le dis, tendre la main à tous les peuples constitue peut-être un concept admirable dans l'absolu mais risqué au cas par cas. Cela peut aussi signifier votre perte. Gardez présent à l'esprit le comportement des hommes-rats.
    - Quel danger y a-t-il à proposer l'alliance plutôt que le combat ?
    - J'ai assisté à tant de trahisons, entre peuples, entre chefs, entre dieux... D'abord être fort, et seulement ensuite être généreux.
    Elle parle mais je ne l'entends plus. Je tremble et je frissonne. Je sens ses petits seins contre mon torse. Je sens les battements de son cœur, le cœur de la déesse de l'Amour.
    - ... Vous n'êtes plus des anges. Vous n'avez plus de devoirs de morale. Apprenez la liberté totale, envers vous et envers les autres.
    Je ferme les yeux pour mieux percevoir sa voix et son parfum. Jamais je ne me suis senti aussi bien, aussi apaisé que près d'elle, Aphrodite. J'aimerais que le temps s'arrête. J'aimerais quitter mon corps pour nous observer dansant ensemble, corps contre corps. Je songerais alors que ce Michael Pinson a bien de la chance de tenir entre ses bras une femme pareille.
    - ... Être libre comporte certains dangers. Vous n'ignorez pas comment réagissent les humains laissés à eux-mêmes. Pourquoi voulez-vous que les dieux se conduisent mieux ?
    - J'ai... J'ai des amis. Ils... Ils seront mes alliés.
    - Ne soyez pas naïf, Michael. Ici, vous n'avez plus d'amis, seulement des concurrents. Chacun pour soi. Au final, il n'y aura qu'un seul vainqueur.
    Nous virevoltons en même temps que la musique accélère légèrement.
    - Mon pauvre Michael, votre problème est que vous êtes... gentil. Comment voulez-vous qu'une femme aime un homme gentil ? On peut tout pardonner à un homme, sauf ça.
    Nous dansons et je voudrais que cet instant de pur bonheur se prolonge à l'infini... Elle s'écarte un peu et je plonge mon regard dans ses yeux turquoise où je crois voir se dessiner la carte de cette île où j'ai été envoyé. Je n'ai pas le temps de la déchiffrer. Déjà le gouffre de ses pupilles me happe et m'attire.
    - Écoutez-moi. Je vais vous aider.
    - À résoudre l'énigme ?
    - Non, à mieux mener le jeu et aussi votre vie en Olympie. Écoutez attentivement ces trois conseils :
    1) Ne croyez pas tout ce qu'on vous dit. En toutes circonstances, ne vous fiez qu'à vos propres sens et à votre intuition.
    2) Tâchez de repérer le jeu derrière le jeu.
    3) Ne vous fiez à personne et méfiez-vous tout particulièrement de vos amis et... de moi. (Elle plaque ses lèvres contre mon oreille pour un dernier conseil à peine murmuré :)... Ne va pas avec tes amis sur la montagne ce soir... Mêle-toi à un autre groupe. Certains, le photographe Nadar, notamment, ont déjà exploré quelques voies d'ascension qui t'intéresseront.
    Les Maîtres dieux sont donc au courant de nos escapades nocturnes. Pourquoi ne nous arrêtent-ils pas ?
    Un cri retentit soudain.
    Les sirènes interrompent leurs chants. L'orchestre abandonne ses instruments. Nous avons déjà compris ce qui se passe. Nous nous y sommes habitués.
    La seule question est : qui est la prochaine victime ?
   

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