samedi 22 septembre 2018

105. L'ÉLÈVE LE PLUS IMPORTANT


    Les Saisons reprennent leur service. Nous avons droit ce soir à quelques nouveaux aliments qui ont été découverts par nos troupeaux d'humains... notamment du beurre, du fromage et du saucisson. Le beurre me semble tellement bon que j'en reprends un morceau compact que je mange à même la fourchette. Cela a un goût de lait et en même temps d'amande. C'est vraiment délicieux. Le fromage et le saucisson également. Mais nous n'avons pas l'esprit à savourer les plats. Tout le monde commente la partie et regrette que Proudhon, cet envahisseur sans foi ni loi, se retrouve encore dans le trio de tête. Certains affirment cependant que la présence d'un représentant de la force " D " y est nécessaire et que l'anarchiste représente le besoin de domination de certains humains. D'autres rétorquent que la victoire de Marilyn sur cet impitoyable adversaire prouve bien qu'il ne suffit pas d'être violent pour remporter toutes les batailles.
    - Dans l'état actuel des choses, qui pourrait défaire définitivement son armée de rats ? demande Mata Hari.
    - Une autre armée encore plus puissante, qui aurait étudié, imité et amélioré sa stratégie de combat, rétorque Raoul.
    Ayant dit cela, mon ami rapproche sa chaise de la mienne.
    - Tu as repris l'Encyclopédie d'Edmond Wells, n'est-ce pas, Michael ?
    - Edmond me l'a confiée avant de disparaître, en effet.
    - Tu perds ton temps.
    - Je m'en sers également pour nourrir la sagesse de mes hommes-dauphins.
    L'explication ne le convainc pas.
    - Songe plutôt à les armer, sinon ils dépendront toujours de ceux qui les hébergent. Ils sont comme ces commerçants sans cesse rackettés par des gangsters qui leur promettent leur soi-disant protection.
    - Dis donc, Raoul, je te rappelle que ton peuple aussi fait partie de ceux qui rackettent le savoir des miens en échange de leur hospitalité.
    - Je n'aimerais pas que tu te fasses éliminer.
    - Merci, mais pour l'instant, mon peuple est vivant.
    Il approuve sans conviction.
    - Je n'ai pas du tout apprécié ce que t'a infligé Aphrodite, chuchote-t-il. Moi, à ta place, j'aurais hurlé.
    - Et cela aurait servi à quoi ? J'ai triché, je le reconnais, donc je paie.
    Raoul me tend une part de gâteau au miel.
    - Dans un monde où tout est flottant, manger un bon gâteau est au moins un plaisir certain.
    L'orchestre des centaures apparaît pour accompagner nos agapes. Aux tam-tams, flûtes et arc instrumental, ils ont ajouté des trompettes.
    Aphrodite se glisse entre les convives, soufflant un mot à chacun. Parvenue à moi, elle s'installe à mes côtés. Discrètement, Raoul s'éclipse.
    - J'ai fait ça pour ton bien, dit-elle. Sans obstacle, on s'endort.
    Je déglutis.
    - ... Si tu m'étais indifférent, poursuit la voix chaude, j'aurais laissé ton peuple s'encroûter sur son île et s'y engluer heureux, seul au monde, loin de la vraie vie.
    - J'en aurais été très satisfait.
    - C'est ce que tu imagines... Tes gens auraient fini par devenir arrogants, outrageusement fiers de leur savoir et méprisants à l'égard du reste de l'humanité.
    Aphrodite me prend la main et la caresse.
    - Je sais, souffle-t-elle. Tes hommes-dauphins se font partout persécuter et exploiter. On leur confisque leur savoir et on les en remercie à coups de pied et de fourche. Mais au moins ils sont éveillés.
    - À force d'être maltraités, ils deviennent paranoïaques.
    - Crois-moi, un jour tu me remercieras.
    Lèvres closes, je songe que ce jour n'est pas encore arrivé et que, pour l'heure, je m'efforce de faire survivre mes humains pacifiques parmi des peuples violents et belliqueux.
    - As-tu trouvé la solution de l'énigme ? me demande-t-elle.
    " Mieux que Dieu, pire que le diable "... Mais c'est elle la solution de son énigme. Aphrodite, mieux que Dieu et pire que le diable... Elle me rend fou amoureux et est en cela mieux que Dieu. Et elle me détruit pire que le diable.
    Sa charade me rappelle ce jeu de société, le jeu du Post-it, où des joueurs assis en cercle inscrivent sur un papier autocollant le nom d'une personnalité qu'ils vous collent ensuite sur le front. Vous ne pouvez savoir qui vous êtes censé représenter, alors vous interrogez en tâtonnant : " Suis-je vivant ? Suis-je un homme, une femme ? Suis-je célèbre ? Petit, grand ? Musicien, peintre, homme politique ? " Les autres répondent par oui ou par non et à chaque " oui ", on a le droit de proposer un nom. Le jeu s'avère parfois cruel car il révèle comment les autres vous voient. Les prétentieux ont souvent droit à des noms de rois ou de dictateurs, les rêveurs à des noms d'artistes, les fâcheux à des noms de raseurs. " À qui m'identifient-ils donc ? " s'interroge celui qui questionne.
    J'aimais bien ce jeu jusqu'au jour où j'ai eu l'idée d'inscrire son propre nom sur le front de mon voisin. L'effet fut spectaculaire.
    Peut-être le Sphinx a-t-il joué le même tour à Aphrodite. Mieux que Dieu, pire que le diable, la clef est si proche d'elle qu'elle est incapable de la percevoir.
    - La solution de l'énigme, c'est vous.
    Elle se montre d'abord surprise, et puis éclate d'un rire cristallin.
    - Comme c'est gentil ! Je prends cette réponse pour un compliment. Mais désolée, ce n'est pas ça !
    Elle ajoute :
    - D'autres ont déjà pensé à cette solution, tu sais... Viens.
    Elle se lève, je me lève, et elle m'attire contre ses seins. Je baigne dans son parfum voluptueux et je retiens mon souffle.
    - Tu es important pour moi. Tu es même l'élève qui compte le plus. Crois-moi, j'ai des intuitions et je me trompe rarement. Je suis convaincue que tu es " celui que j'attends ".
    Avec douceur, elle articule :
    - Ne me déçois pas. Résous l'énigme. Et si cela peut t'aider à en venir à bout...
    Elle colle ses lèvres contre mon menton. Je sens sa langue sur ma peau, je tressaille. Ses doigts noués aux miens, elle chuchote :
    - Tu ne le regretteras pas.
    Puis elle se détourne définitivement et disparaît entre les tables, me laissant sous le choc, la sueur dégoulinant de mon front à mon cou.
    - Que te voulait-elle ? interroge Marilyn, agacée.
    - Rien...
    - Alors, viens, nous retournons vers le territoire noir.
    Les uns après les autres, tous les théonautes nous rejoignent pour préparer la nouvelle expédition et Georges Méliès se mêle à notre groupe.
    - J'ai peut-être un truc pour nous débarrasser de la grande chimère, dit-il.
    - Et c'est quoi ?
    - Il ne faut jamais exiger d'un magicien qu'il révèle son secret, il faut se laisser surprendre comme, je l'espère, nous surprendrons la grande chimère tout à l'heure.
   

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