samedi 22 septembre 2018

22. LE FLEUVE BLEU


    Bleu.
    Nous restons longtemps à observer le fil de l'eau. Des lucioles tournoient à la surface, touche de lumière dans l'étonnant tableau.
    Le vent s'est calmé. Pas de centaure en vue. S'ils sont allés se coucher, comment dorment-ils ? Debout, la tête penchée, comme les chevaux, ou bien couchés sur le flanc, comme les hommes ?
    La cloche sonnant l'unique coup de une heure du matin tinte en bas, dans la vallée, et c'est alors, à notre grande stupeur, qu'une lueur vive apparaît à l'horizon. Un flot de lumière troue les nuages, beaucoup plus puissant que celui qui jaillit parfois au sommet de la montagne. Une aurore se produit donc ici, à une heure, et je comprends que le deuxième soleil vient de prendre le relais. Il s'élève moins haut que le premier et, du coup, reste rouge.
    Devenues inutiles, nos lucioles nous faussent compagnie. Le fleuve bleu turquoise vire au mauve sur fond de sable beige et de forêt vert tendre.
    Nous longeons la rive à la recherche d'un gué, mais une bruyante chute d'eau qui rappelle à Marilyn Monroe son tournage de Niagara nous barre le chemin. Nous ne passerons pas. Plus bas, en aval, le courant reste fort, mais semble moins susceptible de nous emporter. Faut-il risquer la traversée à la nage ou chercher encore ?
    Un bruit de pas interrompt le dilemme et nous précipite dans les fourrés. C'est un élève dieu qui avance vers nous, seul. D'un bond, Raoul se dresse :
    - Père !
    Francis Razorback semble beaucoup moins bouleversé que son fils par cette rencontre inopinée.
    - Que fais-tu là, Raoul ?
    - Tu me croyais donc incapable de devenir un dieu, Père ?
    Un livre tombe de sa toge. Raoul s'empresse de le lui ramasser.
    Francis Razorback explique qu'après avoir rédigé sur Terre La Mort, cette inconnue, il poursuit ici son œuvre par une Mythologie. Il a noté en arrivant tout ce dont il se souvenait des enseignements de philosophie et de mythologie grecques qu'il avait prodigués en son ultime vie. Cette centaine de pages, il compte bien la compléter au fur et à mesure de ses découvertes dans l'île.
    Edmond Wells se déclare très intéressé et précise que lui aussi continue son Encyclopédie plus générale. Il serait ravi d'y inclure les connaissances mythologiques de Francis Razorback, sans doute plus précises que les siennes.
    Mais Francis Razorback a un mouvement de recul.
    - Qu'un autre profite du fruit de mes recherches ? Ce serait trop facile ! À chacun son labeur et son chemin.
    - Je pense que le savoir n'appartient à personne, dit mon mentor. Il est à la disposition de tous. La mythologie grecque nous est essentiellement connue par Hésiode, il me semble. Nous n'inventons rien, nous ne créons rien, nous ne faisons que récapituler chacun à notre manière les connaissances qui existaient avant nous.
    Mais l'autre se tait, peu convaincu par ces arguments.
    - Vous n'avez pas inventé la mythologie grecque, monsieur Razorback, et je n'ai pas inventé la physique quantique. Rien de tout cela ne nous appartient en propre. Nos ouvrages ne sont que des vecteurs de transmission. Nous ne sommes que les rubans rassemblant les fleurs d'un bouquet.
    Le visage de Francis Razorback s'empourpre brutalement.
    - Quand j'étais mortel, je ne prêtais ma brosse à dents à personne et je ne permettais pas que l'on mange dans mon assiette. Je ne vois pas pourquoi, devenu dieu, je changerais de comportement. Tout se dilue, tout se désagrège lorsqu'on se livre à d'inutiles mélanges. Gardez les fleurs de votre " bouquet " et je garderai les miennes.
    - Mais Papa..., tente Raoul.
    - Tais-toi, mon fils, tu n'y connais rien, tranche Francis Razorback.
    - Mais...
    - Mon pauvre Raoul. Toujours à geindre, toujours à te plaindre. Tout le portrait de ta mère. Comme toi, la malheureuse est restée perpétuellement dans mon ombre, et lorsque je suis parti, j'ai constaté que vous n'étiez capables de vivre que par procuration.
    - Mais Papa... c'est toi qui nous as abandonnés !
    Razorback se redresse et toise son fils qui se recroqueville pour le compte.
    - En disparaissant, je vous ai contraints à découvrir vos propres talents. Un muscle qui ne sert pas s'atrophie.
    Or, l'audace est un muscle, l'indépendance est un muscle, l'ambition est un muscle.
    Raoul lutte pour se justifier :
    - Père, tu m'as dit : " Obéis-moi, sois libre. " Ces deux notions sont contradictoires.
    - Je t'ai observé de l'au-delà et j'ai bien vu que tu continuais à traînasser plutôt que d'aller de l'avant.
    - Comment peux-tu dire cela, Père ? proteste Raoul. J'ai créé la thanatonautique. J'ai découvert la planète Rouge.
    - Sans panache, continue le père. Toujours en te faisant accompagner. Et par qui, je te le demande ? Par plus indécis, plus timorés que toi. Seul, tu serais allé plus vite, plus haut, plus loin. Sans eux, tu aurais été un véritable héros.
    - Un héros mort, soupire Raoul.
    Le père hausse les épaules.
    Nous n'avons vraiment pas notre place dans ce duel, même si j'aperçois soudain dans le regard de mon ami cette lueur qui m'avait tant inquiété jadis.
    - Ta bravoure, ton sens du sacrifice, tu les as prouvés en te... suicidant, Père, insiste Raoul.
    - Parfaitement, clame l'autre. Je me suis suicidé pour continuer à explorer de nouveaux territoires. Ceux de la mort. Pour vous montrer le chemin. Toujours tenter, narguer les dieux, provoquer le destin. Toi, tu as toujours pesé le pour et le contre, multiplié les hésitations avant d'oser te lancer.
    Et là-dessus, comme s'il était las de tant de palabres, Francis Razorback se déshabille soudain, lançant sa tunique, sa toge et son livre sur un tas de fougères. Nu, il se jette à l'eau, indifférent au froid et au courant, et s'éloigne d'un crawl parfait. Parvenu au milieu du courant, il se tourne vers nous :
    - Tu vois, mon fils, toujours à lambiner, toujours à attendre les autres plutôt que d'entreprendre toi-même. Dans la vie, on fonce d'abord, on argumente ensuite.
    Nous nous apprêtons effectivement à suivre l'exemple de plus audacieux que nous quand Marilyn nous arrête. Des créatures viennent de surgir au ras de l'eau. Des femmes-poissons. Leur torse est celui d'une jeune femme mais leur bassin se prolonge d'une longue queue de poisson aux nageoires latérales et dorsales.
    Leurs écailles scintillent, d'un bleu argenté, comme autant de paillettes.
    - Attention, Papa ! crie Raoul.
    L'ancien professeur ne l'écoute pas. Il nage déjà à vive allure. Quand il prend conscience de la menace, il est trop tard. Il a beau accélérer sa course, il n'a plus le temps d'atteindre l'autre rive. Déjà, les créatures du fleuve l'ont agrippé aux mollets et entraîné sous l'eau. Raoul a un élan pour plonger et tenter de le secourir mais le rabbin Freddy Meyer le retient d'une main ferme.
    - Lâche-moi ! clame Raoul en se débattant pour se dégager.
    Freddy ne pourra pas le retenir longtemps. Je comprends que c'est à moi d'agir et, ramassant une pierre, je l'abats sur la tête de mon ami. Je viens tout juste de le retrouver, ce n'est pas pour le perdre à nouveau. Un instant, il me considère, étonné, avant de s'écrouler de tout son long sur le sable.
    Dans le fleuve, son père agite une dernière fois un bras hors de l'eau, puis disparaît définitivement.
    Sans doute alerté par nos cris, un centaure se rapproche au galop. Freddy et moi saisissons Raoul par les pieds et les épaules et nous l'emportons vers les fourrés où nous nous dissimulons. Le centaure passe, se penche sur nos empreintes, les renifle, fouette d'une branche l'épaisse végétation et s'éloigne enfin.
    Les sirènes sortent leurs jolis visages de l'eau et entonnent un chant mélodieux pour nous inciter à les rejoindre.
    - On ne pourra plus rien faire ce soir. Je crois qu'il est temps de rentrer, dit Edmond Wells en fronçant le sourcil.
    J'ai juste le temps de ramasser le livre intitulé Mythologie.
   

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