lundi 24 septembre 2018

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                                                       Nous, les dieux, format e-pub

samedi 22 septembre 2018

107. EXPÉDITION DANS LE ROUGE

Une heure plus tard, abandonnant les autres à leurs festins et leurs danses, les théonautes s'éclipsent discrètement. Nous sortons de la cité d'Olympie et nous dirigeons vers la forêt bleue afin de partir à l'assaut de la montagne centrale de l'île.
    Notre escouade, de plus en plus expérimentée, avance d'un bon pas en se servant des raccourcis découverts lors de nos précédentes expéditions.
    Ce chemin commence à m'être familier. Nous marchons et, peut-être parce que j'ai passé deux jours loin de la compagnie de mes amis, je retrouve mon enthousiasme des premières heures. De nouveau, j'éprouve la sensation d'être en train de repousser les limites de la terra incognita.
    Mata Hari ouvre la marche, guettant le moindre bruit, au cas où une chérubine ou un centaure malintentionné nous surprendrait. Freddy et Marilyn, pour leur part, devisent avec insouciance. Je les regarde et je pense que Joseph Proudhon ne pourra pas l'emporter sur Marilyn car elle est douée de facultés d'adaptation qu'il ne possède pas. Elle est rusée comme un chat et, comme un chat, elle sait retomber sur ses pattes.
    En queue, Georges Méliès traîne un grand sac contenant à ses dires son " truc de magicien ".
    Je me sens bien ici, avec eux. Somme toute, la vie de mon âme est une réussite. Je suis monté au Paradis.
    J'ai connu l'ascension. J'ai des amis, une quête, une responsabilité, une œuvre, un fantasme à accomplir.
    Mon existence a un sens.
    Raoul passe un bras autour de mes épaules.
    - Tu fais un joli couple avec la déesse de l'Amour...
    - Qu'est-ce que tu me chantes ?
    - Nous avons tous eu une vie affective sur Terre, dit-il en montrant du menton Marilyn et Freddy... L'amour, c'est important. Qu'est-ce qu'une vie sans femme ?
    Je me dégage.
    - Pourquoi me dis-tu ça ?
    - C'est étonnant. J'aurais cru que dans l'Empire des anges ou en Aeden les passions seraient comme des braises qui s'éteignent progressivement, et non, il y a des anges, il y a des dieux qui recommencent leur vie affective. Un peu comme ces vieillards qu'on croit à bout de virilité et qui tout d'un coup annoncent qu'ils divorcent et se remarient. Tu as beaucoup de chance d'être amoureux.
    - Je ne sais pas.
    - Tu souffres ? Elle t'en fait voir de toutes les couleurs ? Mais au moins tu vis quelque chose de fort. Je me souviens d'un adage qui disait : " Dans chaque couple il y en a un qui souffre et un qui s'ennuie. "
    - C'est simpliste.
    - Pourtant ça marche avec beaucoup de gens. C'est celui qui aime le plus qui souffre, et celui qui s'ennuie qui décide en général de la rupture. Mais n'empêche... celui qui aime le plus a la meilleure part.
    - Donc celui qui souffre.
    - Oui. Celui qui souffre.
    Je retrouve le plaisir de discuter avec mon meilleur ami d'antan. Peut-être que la disparition d'Edmond Wells y est pour quelque chose.
    - De toute façon, dit-il, je crois l'avoir lu dans l'Encyclopédie... la souffrance est nécessaire pour avancer.
    - Que veux-tu dire ?
    - Regarde comment nous fonctionnons avec nos humains... Si nous leur parlons gentiment, ils n'écoutent pas. Sans souffrance ils ne comprennent pas. Même si intellectuellement ils peuvent entrevoir un concept, tant qu'ils ne l'ont pas ressenti de manière aiguë, dans leur chair et leurs larmes, ils n'ont pas vraiment assimilé l'information. La souffrance reste encore la meilleure manière qu'ont trouvée les anges et les dieux pour éduquer les humains.
    Je réfléchis.
    - Je suis sûr qu'en développant la conscience nous pourrions parvenir à rendre les hommes meilleurs sans les faire souffrir.
    - Ah, tu seras toujours un grand utopiste, Michael, c'est peut-être cela qui me plaît le plus chez toi. Mais ce sont les enfants qui croient aux utopies... Tu es un enfant, Michael. Les enfants refusent la douleur. Les enfants ont envie d'un monde de guimauve. Un monde imaginaire qui n'existe pas, une utopie, comme le Never Land de Peter Pan. Mais le syndrome de Peter Pan, c'est une maladie psychotique des gens qui n'acceptent pas de quitter l'enfance. On finit par les envoyer à l'asile. Car le sens de l'univers et de la trajectoire des âmes n'est pas de rester enfant mais de devenir adulte... Et être adulte c'est accepter la noirceur du monde, et aussi sa propre noirceur. Regarde la trajectoire de ton âme, tu es chaque fois plus adulte. C'est un processus noble qui n'en finit pas. À chaque étape tu as grandi et mûri et il ne faut pas revenir en arrière. Sous aucun mauvais prétexte. Même au nom de la gentillesse et de la douceur...
    Il me fixe, navré.
    - Même ton histoire avec Aphrodite, tu la vis comme une utopie d'enfant.
    Nous traversons une zone de forêt plus dense, et je sais que le fleuve bleu se trouve derrière.
    Soudain, la montagne émet une lueur.
    - Aphrodite ne t'aime pas.
    - Qu'est-ce que tu en sais ?
    - Elle est incapable d'aimer qui que ce soit. N'aimant personne, elle peut faire semblant d'aimer tout le monde. Tu as vu comme elle est aguicheuse, elle caresse les gens, leur masse volontiers les épaules, danse, s'assoit sur les genoux sans la moindre gêne, et puis, si on tente d'aller plus loin, elle érige un mur. Elle se gargarise du mot amour car c'est le sentiment qui lui est le plus étranger. D'ailleurs, considère sa vie : elle a aimé pratiquement tous les dieux de l'Olympe et des centaines de mortels. Et en fait elle n'en a jamais vraiment aimé aucun.
    La remarque de mon ami sonne juste à mes oreilles. La déesse de l'Amour incapable d'aimer ? Cela me rappelle mes études de médecine dans ma dernière vie de Michael Pinson. J'avais toujours été amusé de voir que chaque médecin choisissait pour spécialité le domaine dans lequel il présentait une faiblesse. Celui qui avait des plaques de psoriasis avait opté pour la dermatologie, celui qui avait des problèmes de timidité soignait les autistes, le constipé était devenu proctologue, jusqu'au schizophrène qui était devenu... psychiatre. Comme si le fait de côtoyer des cas plus graves leur permettait de se soigner eux-mêmes.
    - Nous sommes tous des handicapés de l'amour, dis-je.
    - Tu l'es moins qu'Aphrodite. Car ce que tu vis, ce que tu ressens pour elle est beau et pur. Au point que tu n'arrives même pas à lui en vouloir quand elle massacre ton peuple et te place en situation d'être exclu du jeu.
    - Elle a fait ça parce que...
    - Parce que c'est une salope. Arrête de lui trouver des excuses.
    Nous marchons et je me sens une fois de plus déstabilisé par mon ami.
    - Mais sache que je ne me moquerai jamais du sentiment que tu éprouves pour cette handicapée du cœur... Je crois que ce que tu vis, Michael, c'est une initiation par les femmes. Et à chaque épreuve tu évolues. Tu es frustré et malheureux mais tu es une matière qui travaille. Ça me rappelle une histoire que m'avait racontée mon père.
    À l'évocation de son géniteur, Francis Razorback, mon ami marque une légère nostalgie, puis se reprend rapidement.
    - Comme une blague. Il m'avait dit, si je me souviens bien... " À 16 ans, les hormones ont commencé à me tourmenter. Je rêvais d'une grande histoire d'amour. Je l'ai rencontrée, et puis la fille est devenue collante, je l'ai quittée et je me suis mis à chercher le contraire. À 20 ans, je rêvais d'être dans les bras d'une femme expérimentée. Je l'ai rencontrée, très délurée, plus âgée que moi. Avec elle, j'ai découvert des jeux nouveaux. Elle voulait poursuivre ses expériences et elle est partie avec mon meilleur copain. Alors j'ai cherché le contraire. À 25 ans, je ne souhaitais qu'une fille gentille. Je l'ai rencontrée mais nous n'avions rien à nous dire. Notre couple s'est effiloché. Là encore j'ai cherché le contraire. À 30 ans, je voulais une femme intelligente. Je l'ai trouvée, elle était brillante et je l'ai épousée. Le problème, c'était qu'elle n'était jamais de mon avis et tenait absolument à m'imposer ses points de vue. À 35 ans, je désirais une fille plus jeune à modeler à ma convenance. Je l'ai dénichée. Elle était très sensible et prenait tout au tragique. "
    " Alors j'ai voulu une femme mûre, sereine, riche d'une spiritualité personnelle. Je l'ai trouvée dans un club de yoga mais elle m'a harcelé pour que j'abandonne tout et parte finir mes jours dans un ashram hindou. À 50 ans, je ne demandais plus qu'une chose à ma future compagne... "
    - Quoi ?
    - " ... posséder de gros seins ! "
    Raoul éclate de rire. Pas moi.
    - Ah ! L'initiation par les femmes, je te dis. Elles sont toutes merveilleuses, folles, intuitives, capricieuses, mystérieuses, arrogantes, exigeant la fidélité, volages, généreuses, possessives, nous amenant au summum du plaisir et du désespoir. Mais à leur contact, nous sommes contraints d'apprendre à nous connaître et donc d'évoluer. Comme la maturation de la pierre philosophale... on est putréfié, évaporé, sublimé, calciné, mais on se métamorphose. Le seul danger, c'est de focaliser sur une seule et d'y rester englué comme une mouche dans du miel.
    - Trop tard, pour moi c'est déjà fait.
    - Aphrodite ne veut peut-être que t'enseigner une leçon : celle du lâcher-prise. Elle va t'apprendre qu'il faut fuir les femmes... comme elle. Voilà son enseignement à ton égard.
    - Je n'en suis plus capable, elle est déjà toute ma vie.
    Je courbe les épaules et Raoul me reprend par le bras.
    - Tant que tu t'aimeras davantage que tu ne l'aimes, elle ne pourra pas te détruire.
    - Je ne suis pas convaincu.
    - Ah c'est vrai, j'oubliais la phrase d'Edmond Wells : " L'amour, c'est la victoire de l'imagination sur l'intelligence. " Et malheureusement, tu as tellement d'imagination que tu lui prêtes des qualités qu'elle n'a pas. C'est sans fin.
    - C'est infini..., complétai-je.
    Et là-dessus je pense : " ... Et j'atteindrai avec elle cet infini, quoi qu'il m'en coûte. "
    Je me fige. J'ai perçu un bruit de pas sur les feuillages.
    Une créature circule à l'abri des fougères et s'approche de moi. Elle apparaît soudain. Une tête de voyou me fait face. Corps d'homme, jambes de bouquetin terminées par des sabots, visage aux yeux fendus en amande, petites cornes surmontant des cheveux bouclés, le satyre me contemple, l'air coquin.
    - Qu'est-ce que tu veux, toi ?
    - Qu'est-ce que tu veux, toi ? répète-t-il en dodelinant sa tête crépue.
    Je fais un geste pour le repousser.
    - Va-t'en !
    - Va-t'en ?
    Le petit monstre tire sur ma toge.
    - Laisse-moi tranquille, dis-je.
    - Laisse-moi tranquille ?
    - Laisse-moi tranquille ?
    - Laisse-moi tranquille ?
    Ils sont maintenant trois satyres à jouer les échos et tous tirent sur ma toge comme s'ils voulaient m'entraîner pour me montrer quelque chose. Je me dégage prestement. Raoul les éloigne à grands coups de branche de saule. À quelques pas, les autres nous attendent.
    - Moi, je les trouve amusants, dit Georges Méliès.
    - En tout cas, ils ne sont pas dangereux, remarque Mata Hari. S'ils voulaient nous dénoncer, il y a longtemps qu'ils l'auraient fait.
    Nous avançons et les satyres nous suivent. Alentour, l'air sent la mousse et les lichens. Une humidité étrange transperce nos poumons. Nos souffles produisent de la vapeur.
    Je marche et l'image obsédante d'Aphrodite m'accompagne.
    Les douze coups de minuit résonnent dans la vallée et nous voilà face au fleuve bleu.
    Georges Méliès nous prie de nous arrêter et d'attendre les lueurs du jour, indispensables, affirme-t-il, à la réussite de son stratagème. Pas vraiment confiants, nous obtempérons cependant, et nous asseyons sous un grand arbre aux racines enchevêtrées. Pour patienter, je réclame de Georges Méliès qu'il me confie le secret de son tour arithmétique avec le " kiwi ". Il accède à ma demande.
    - Tous les chiffres multipliés par 9 donnent toujours un nombre qui, additionné, fait encore 9, explique-t-il. 3 x 9 = 27. 2 + 7 = 9 ; 4 x 9 = 36. 3 + 6 = 9 ; 5 x 9 = 45. 4 + 5 = 9, etc. Quel que soit le chiffre choisi, je sais donc d'avance que l'addition donnera 9. Si j'enlève 5, il reste 4. Alors, quand je demande d'y associer la lettre correspondante de l'alphabet, c'est forcément un " d ". Or, le seul pays d'Europe dont le nom commence par un " d ", c'est le Danemark, et le seul fruit au nom commençant par sa dernière lettre, un " k ", c'est le kiwi.
    C'était donc aussi simple que ça. Connaître la réalité des tours de magie a quelque chose de décevant.
    - Tu crois choisir et tu ne choisis pas. Tu suis simplement un rail caché dont tu ne peux dévier.
    - Tu penses qu'ici aussi, nous croyons choisir sans pouvoir le faire ?
    - J'en suis convaincu, répond l'illusionniste. Nous croyons jouer mais nous ne faisons qu'interpréter des scénarios écrits à l'avance. Certains événements de l'histoire de nos peuples ne t'en rappellent-ils pas d'autres survenus sur " Terre 1 " ?
    - Les amazones appartiennent à la mythologie, pas à l'histoire.
    - Peut-être ont-elles existé et disparu. On ne connaît pas l'histoire des anciens peuples vaincus. C'est précisément cela, le point de vue de l'Olympe. On cite les gagnants, on oublie les perdants. Sur " Terre 1 ", les manuels d'histoire ne recensaient que les peuples vainqueurs. De plus, dans l'Antiquité, beaucoup ignoraient l'écriture, la transmission était orale. Du coup, ne nous sont parvenus que les récits de ceux qui avaient songé à les consigner dans des livres. Ainsi, nous connaissons l'histoire des Chinois, des Grecs, des Égyptiens et des Hébreux, et nous ignorons celle des Hittites, des Parthes ou des... Amazones. Toutes les cultures orales ont été défavorisées.
    Cela me rappelle l'un des fragments les plus curieux de l'Encyclopédie. La mémoire des vaincus... Qui se souvient encore des civilisations massacrées ? Peut-être qu'en nous faisant rejouer une partie déjà écrite, les dieux nous font sentir cette douleur. La mémoire des vaincus.
    L'histoire de " Terre 1 " me semble quand même différente de celle qui s'inscrit sur notre sphère de Terre 18.
    Georges Méliès approfondit sa pensée.
    - Tu ne vois rien de commun entre le peuple scarabée et les Égyptiens, par exemple ?
    - Mais non, c'est moi qui les ai poussés à construire des pyramides. Quant à leur religion, c'est par pure coïncidence que je me suis inspiré des pratiques égyptiennes décrites dans l'Encyclopédie d'Edmond Wells.
    Dans l'obscurité, je devine le sourire qui étire les lèvres de Georges Méliès.
    - C'est ce que tu penses ? Et si ta... coïncidence relevait d'un plan qui nous dépasse mais auquel nous obéissons, comme lorsque tu te crois libre mais que tu aboutis inéluctablement à Danemark et kiwi ?
    J'ai beau réfléchir, je sais que lorsque je prends une décision de dieu pour mon peuple, je la prends en mon âme et conscience. Je ne subis aucune influence. Je suis alors un dieu uniquement soumis à mon complet libre arbitre. Si je reproduis des éléments de " Terre 1 ", c'est parce que son histoire est la seule que je connaisse et dont je me souvienne. C'est volontairement que je le fais. Ou par manque d'imagination.
    Et puis, il n'y a pas dix mille façons de faire évoluer un peuple... Il bâtit des cités, il livre des guerres, il invente la poterie, il construit des navires, des monuments. Et même pour ces monuments, il n'existe pas tant de choix. On construit un cube comme le temple de Salomon, ou une pyramide comme Chéops, une sphère comme la géode à Paris, ou encore des arcs de triomphe comme les Romains. Je cherche à contrer Méliès.
    - Il n'y a pas eu que je sache de peuple-rat.
    - Oh que si, répond-il paisiblement. Il y a eu un peuple comparable aux hommes-rats, mais étant donné qu'il a disparu, on l'a oublié. Les Assyriens formaient un peuple indo-européen implanté en Asie mineure, du côté de l'actuelle Turquie. Ils anéantissaient tous les peuples étrangers et ont ainsi créé un empire guerrier que d'autres Indo-Européens, les Mésopotamiens, les Mèdes, les Scythes, les Cimmériens, les Phrygiens, les Lydiens, ont fini par détruire pour s'en débarrasser.
    Tous ces noms me rappellent vaguement quelque chose. Georges Méliès semble bien connaître l'histoire des peuples envahisseurs oubliés parce qu'ils n'avaient pas inventé l'écriture ou le livre. J'insiste pourtant :
    - Et les hommes-oursins de Camille Claudel, ils ne ressemblent à rien de connu, eux.
    Mon interlocuteur reste imperturbable.
    - Je ne sais pas encore. Ces animaux-symboles ne sont pas toujours faciles à repérer. Mais regarde, si tu considères les hommes-iguanes, l'autre peuple à pyramides, ils sont comme par hasard installés de l'autre côté de l'océan, à l'instar des Mayas, eux aussi experts en pyramides. Je te le dis, Michael, nous croyons jouer mais nous ne participons en fait qu'à des scénarios déjà écrits.
    Raoul se tait, comme s'il était satisfait qu'un autre exprime ce qu'il pense.
    Mata Hari, adossée au tronc près de nous, a suivi la conversation et, depuis un moment, brûle d'intervenir.
    - Sur " Terre 18 ", dit-elle, les continents n'ont pas la même forme que sur " Terre 1 ". Ces différences géographiques changent complètement les données. Des peuples voisins sur " Terre 1 " peuvent être séparés par un océan sur " Terre 18 ".
    À cela, Georges Méliès ne trouve rien à répondre. Pas plus qu'à Freddy lorsqu'il objecte :
    - Ces similitudes sont le fruit de notre imagination qui nous pousse à toujours comparer l'inconnu au connu. Comme lorsque nous étions sur Rouge...
    Nous nous souvenons de ce voyage, lorsque nous étions anges et que nous nous étions aventurés dans le cosmos à la recherche d'une planète habitée. Nous avions découvert Rouge, régie par quatre peuples : les hivernaux, les automnaux, les estivaux et les printaniers. Les saisons y duraient cinquante ans, en raison de l'orbite originale de cette planète et, à chacune d'elles, la civilisation correspondante obtenait la suprématie sur l'ensemble des continents. Ce qui avait particulièrement surpris notre groupe, c'était que, partout, il y avait un peuple très versé dans les sciences et le commerce, les Relativistes, qui se retrouvait opprimé et persécuté pour des raisons irrationnelles. Ils faisaient tout pour être assimilés et acceptés mais toujours ils étaient rejetés et demeuraient étrangers. Freddy en avait déduit que partout il existait un peuple truite (les truites sont généralement introduites dans les systèmes de filtrage des eaux pour y détecter les traces de pollution auxquelles elles sont très réceptives). À eux seuls, ces peuples truites faisaient fonction de détecteurs de dangers imminents planétaires.
    - Si tout est écrit, reprend Georges Méliès, j'aimerais bien connaître le scénario général préparé à notre intention.
    - Cela me rappelle ces émissions de téléréalité qui ont eu tant de succès autrefois, remarque Freddy Meyer. Les participants paraissaient n'en faire qu'à leur tête mais, à la fin, on constatait que toutes leurs situations avaient été prévues à l'avance et que, dans chaque cas, lorsque ces émissions étaient vendues à l'étranger, on retrouvait les mêmes archétypes : la blonde attendrissante avec un enfant caché, la snobinarde hautaine, le rigolo de service, le maladroit, le séducteur...
    Une douce odeur de lavande est amenée par les vents. Les feuillages bruissent, alors que la nuit se fait à peine moins noire.
    Et s'ils avaient raison ? Si tout était écrit à l'avance et contenu dans un scénario ? " Tout part et tout aboutit à un roman ", m'avait déjà suggéré Edmond Wells. Je ne peux pourtant pas m'empêcher d'être choqué par cette idée de n'être qu'un pantin, jouet d'une dimension qui nous dépasse.
    - Mon peuple des dauphins n'a encore jamais existé dans l'histoire du monde. Je n'ai aucun souvenir d'une population sur " Terre 1 " chevauchant des dauphins et se soignant grâce à la perception des champs d'énergie du corps.
    Georges Méliès fait la moue.
    - Attends un peu. Soit tes hommes-dauphins disparaîtront comme leurs homologues terrestres en leur temps, ce qui expliquerait qu'on les ait oubliés, soit ils muteront pour se transformer en un autre peuple. Mais j'admets que si on arrêtait maintenant le jeu d'Y, tes dauphins ne se retrouveraient dans aucun livre d'histoire.
    Il est vrai que ma perpétuelle place d'avant-dernier ne me donne guère l'espoir de figurer dans les mémoires de la postérité. Et puis, les rares écrits rédigés à l'époque où nous avons laissé le jeu n'évoquent que les guerres et les mariages entre monarques. Personne n'est vraiment intéressé par une bande de naufragés qui ont débarqué un jour et se sont intégrés en transmettant la science et l'art.
    La conversation s'interrompt. Le deuxième soleil se lève, il est une heure, le moment d'affronter le monstre. Nous nous étirons pour nous échauffer en vue d'un éventuel combat physique et nous reprenons notre progression.
    Nous franchissons la cascade du fleuve bleu et débouchons dans la forêt noire. Nous hâtons le pas. En tête, Mata Hari nous fait signe que la voie est libre.
    Je ne suis pas le seul à être inquiet, mais Georges Méliès semble sûr de lui. Que peut donc bien contenir son sac pour lui donner une telle confiance ?
    Un grognement au loin, Mata Hari s'arrête et nous aussi. La bête géante nous a repérés. La menace galope vers nous, se rapproche, et soudain s'arrête face à nous.
    Ainsi c'est cela la grande chimère... Une sorte de corps de dinosaure haut de dix mètres terminé par trois cous. Dire que j'avais cela derrière moi... Et au bout des trois cous, trois têtes d'animaux différents. Celle de lion rugit, celle de bouc bave un liquide visqueux et nauséabond, celle de dragon jette des flammes par la gueule qui en s'ouvrant dévoile entre deux canines un lambeau de toge, ultime vestige d'un élève n'ayant pas couru assez vite.
    Nous sommes couverts par l'ombre de l'animal.
    - Alors, c'est quoi maintenant ton plan magique ? demande Raoul Razorback à Georges Méliès.
    Le pionnier des effets spéciaux ouvre son sac et en tire un grand miroir.
    Calmement, il s'avance vers la bête et le lui présente. Instant d'expectative.
    L'une après l'autre, les trois faces de la grande chimère se tournent vers l'objet scintillant et contemplent, incrédules, le monstre qui les fixe.
    Devant son reflet, la bête s'agite, tressaille et ne parvient pas à se détourner de la troublante image.
    - Il ne se reconnaît pas et il se fait peur, chuchote Marilyn.
    La grande chimère est toute à son image. Elle tremble, recule, revient, mais à présent se désintéresse de nous.
    Avec prudence, à gestes lents, puis de plus en plus rapides, nous quittons sa zone de vision. Le fait de nous en tirer aussi facilement nous semble incroyable. Le pouvoir des magiciens a peut-être été sous-estimé.
    Nous félicitons Méliès qui nous fait signe de nous éloigner au plus vite avant que l'animal ne change de comportement.
    Nous progressons dans la zone noire, enfin libre d'accès. Je me souviens avoir erré ici, poursuivi par la grande chimère. J'avais chuté, trouvé un souterrain, les traces d'un groupe humain, et puis un lapin blanc aux yeux rouges m'avait sauvé... Tant de sortilèges en ce lieu. Et tout est résolu par un simple miroir...
    Nous dépassons la zone noire, jusqu'à une montée qui aboutit à un plateau. Là se découvre un nouveau territoire, rouge celui-là, étendu à perte de vue devant nous. Le sol est meuble. Nos pieds s'enfoncent dans une terre argileuse.
    - Après le bleu, le noir. Après le noir, le rouge, remarque Freddy Meyer. Nous montons vers la lumière en suivant les phases de maturation de la pierre philosophale.
    Les arbres laissent place à un immense champ de coquelicots. Tout est bel et bien rouge, d'une nuance carmin. C'est le moment que choisit le soleil pour se teinter et illuminer d'un éclat de feu le paysage pourpre.
    - Arrêtons-nous.
    - Qu'est-ce qu'il te prend ?
    Les autres me regardent. J'ai dans la tête tous les tambours des centaures qui résonnent, j'ai l'impression que je vais m'évanouir.
    - Arrêtons-nous, j'ai besoin d'un peu de repos...
    Tout ce qui se passe ici est trop insensé. Je n'en peux plus.
    - Mais la grande chimère...
    - Elle est occupée, dit Mata Hari, compréhensive.
    Le groupe des théonautes hésite, puis, sur l'injonction de Raoul, ils consentent à faire une pause.
    Je me dégage, leur tourne le dos, m'assois dans les coquelicots et ferme les yeux.
    Il faut que je comprenne ce qui m'arrive.
    Tout est allé trop vite pour ma petite âme.
    J'ai été homme, j'ai été ange, je suis dieu.
    Élève dieu.
    Moi qui ai toujours cru qu'être dieu c'était disposer de tous les pouvoirs, je découvre que c'est surtout avoir toutes les responsabilités. Si mes hommes-dauphins meurent, je ne m'en remettrai pas. Je le sais. Ce ne sont pas de simples pions. Non, ils sont bien plus que cela. Ils sont le reflet de mon âme... Ils sont mon esprit démultiplié et hantant chacun des individus qui composent cette tribu. Un peu comme ces hologrammes qui forment une image. Pourtant, si on les brise, on retrouve l'image complète dans chacun des morceaux. Mon âme de dieu est dans les hommes de mon peuple, et tant qu'il y en aura un seul de vivant, j'existerai. Et s'ils disparaissent tous ? Si je vois le dernier homme-dauphin seul, tel le dernier des Mohicans face au monde qui les a évincés... alors j'attendrai avec impatience mon éviction du jeu ou mon assassinat pour me transformer en chimère muette et immortelle. Et mon âme sera toujours vivante mais ne pourra plus rien faire d'autre que se promener en forêt et taquiner les nouveaux élèves dieux comme la chérubine m'a taquiné. Peut-être deviendrai-je centaure, ou Léviathan, peut-être deviendrai-je... grande chimère bloquée devant un miroir. Mais le pire sera que je n'aurai plus aucun espoir d'élévation. Plus aucun mystère. Je ne ferai que porter le deuil de mon peuple.
    Des images me viennent, comme des cartes postales. Mon peuple paisible sur la plage, la vieille dame parlant pour la première fois avec un dauphin. La construction du bateau de la dernière chance et l'intronisation de la première Reine...
    L'île de la tranquillité. La cité merveilleuse de pure spiritualité... détruite par le déluge. Et puis une voix, au fond de moi : " C'était nécessaire j'ai fait cela pour ton bien. Un jour tu comprendras. " Aphrodite... Comment suis-je encore capable d'aimer cette femme ? J'ouvre les yeux.
    Et le Grand Dieu là-haut, c'est qui ? Zeus ? Le Grand Architecte ? La Dimension supérieure ?
    Probablement quelque chose que nous ne sommes pas capables d'imaginer.
    Une idée me fait sourire. Il est aussi difficile pour un homme de comprendre Dieu que pour un atome de pancréas de chat de comprendre un western passant à la télévision des humains.
    Qui est Dieu ? Mon regard ne quitte plus le sommet de la montagne.
    Être si près de ce mystère est terriblement frustrant.
    Comme pour répondre à ma question, une lueur perce l'opacité du nuage permanent qui recouvre la cime de la montagne.
    Illusion d'optique ? La lueur me semble avoir la forme d'un 8...
    Pourquoi nous a-t-il amenés ici ? Pourquoi nous éduque-t-il ? Pour que nous devenions ses égaux, que nous prenions sa relève ? Il est peut-être fatigué, le Grand Dieu, il est peut-être agonisant.
    Cette idée me donne des picotements dans le cou. Je me souviens vaguement des paroles d'Aphrodite :
    " Certains d'entre nous croient en lui, d'autres pas. "
    Je me souviens de la mort de Jules Verne : " Surtout ne pas monter là-haut. " Et puis Lucien... il a dit quelque chose comme : " Vous ne comprenez pas qu'on veut vous transformer en tueurs ? ", " De toute façon vos troupeaux humains mourront comme sur " Terre 17 ". Au mieux vous serez complices. "
    Et feu Edmond Wells : " Nous sommes ici dans le meilleur endroit pour observer et comprendre. Ici toutes les dimensions se connectent. "
    Me revient la première apparition d'Aphrodite : " Votre ami dit que vous êtes timide. " Elle me touche. Ce contact avec cette peau fine comme de la soie... sa bouche ourlée, son regard mutin. " J'ai une énigme pour vous... "
    À nouveau cette maudite énigme hante mon esprit comme un rongeur qui me grignoterait de l'intérieur.
    " Mieux que Dieu, pire que le diable. "
    " C'est vous Aphrodite, vous êtes mieux que Dieu et pire que le diable. " J'entends à nouveau son rire cristallin. " Désolée, ce n'est pas ça... "
    Et Dionysos : " Êtes-vous "celui qu'on attend" ? "
    Si seulement je savais qui je suis vraiment. Je sais que je ne suis pas seulement Michael Pinson, mais qui suis-je d'autre ? Une âme qui s'élargit et découvre sa vraie puissance...
    Je me souviens du Léviathan : " L'initiation par la digestion aquatique ", disait Saint-Exupéry. Je me souviens de notre virée chez Atlas. Tous ces mondes presque pareils au nôtre, où des humanités maladroites tentent de faire du mieux qu'elles peuvent... plus ou moins aidées par leurs dieux respectifs. Dieux qui ont eux-mêmes leurs propres soucis, leurs propres styles, leurs propres peurs, leurs propres morales, leurs propres ambitions, leurs propres utopies, leurs propres maladresses.
    Et puis je me souviens du déicide. Comme disait Athéna : " L'un d'entre vous tue ses compagnons. Sa punition sera au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer. [...] L'un d'entre vous... l'un des 144 est un tricheur. Vous devez tous vous méfier les uns des autres. " " Et toi, Michael... Méfie-toi de tes amis ", disait Aphrodite.
    Aphrodite, toujours elle.
    Son baiser. Son visage. Son parfum.
    Penser à autre chose. Mes anciens clients. Igor, Venus, Jacques transformés en d'autres mortels et se débattant dans leur karma comme moi-même je me débattais dans ma vie de mortel sans rien y comprendre. " Ils essaient de réduire leur malheur plutôt que de construire leur bonheur. " Et cette phrase : " L'être humain n'est pas encore apparu, ils ne sont que des chaînons entre les primates et l'humain, c'est à nous les dieux qu'il revient de les aider à devenir un jour des êtres de conscience 4. Pour l'instant ils ne sont que des 3,3... "
    Je regarde la montagne.
    Je referme les yeux.
    J'ai envie de renoncer. De dormir. De tout arrêter.
    Mon peuple dauphin survivra sans moi. Aphrodite trouvera une autre âme à séduire et à tourmenter. Les théonautes trouveront d'autres élèves dieux pour les accompagner dans leur quête du dernier Mystère.
    - Réveille-toi, vite, Michael !
    J'ouvre d'un coup les paupières et ce que je vois me laisse éberlué.
    Soudain vient d'apparaître dans le ciel un œil, un œil immense qui obstrue l'horizon.
    Serait-il possible que ce soit...

106. ENCYCLOPÉDIE. LES MAGICIENS

Un parchemin égyptien daté de 2700 av. J.-C. mentionne pour la première fois un spectacle de magie. L'artiste se nommait Meïdoum et officiait à la cour du pharaon Khéops. Il émerveillait les spectateurs en décapitant un canard puis en lui rendant sa tête par un tour de passe-passe et le faisant repartir bien vivant sur ses pattes. Poussant son tour plus loin, Meïdoum décapita plus tard un bœuf pareillement ressuscité.
     À la même époque, les prêtres égyptiens pratiquaient une magie sacrée, usant de trucages mécaniques pour simuler à distance l'ouverture des portes d'un temple.
     Durant toute l'Antiquité, la prestidigitation se développa avec des balles, des dés, des pièces et des gobelets. Le premier arcane du tarot, le bateleur, représente d'ailleurs un magicien pratiquant ce genre de tours sur un marché.
     Le Nouveau Testament relate l'histoire de Simon le magicien, prestidigitateur très apprécié par l'empereur romain Néron. Saint Pierre confronta son pouvoir au sien. Vaincu, Simon décida en guise de baroud d'honneur de s'élancer du Capitole pour un tour ultime : l'envol dans le ciel. Mais afin de prouver la supériorité de leur foi sur la magie, les apôtres le firent chuter par leurs prières. Par la suite, saint Pierre utilisera le terme " simonisme " pour désigner les faux croyants.
     Au Moyen Âge apparaissent les premiers tours de cartes, plus tard complétés par des tours de passe-passe. Bien souvent cependant, leurs auteurs sont soupçonnés de sorcellerie et finissent au bûcher.
     La distinction entre sorcellerie et magie ne se fera vraiment qu'en 1584 lorsqu'un magicien anglais, Reginald Scott, publiera un livre révélant les secrets de nombreux tours afin que le roi d'Écosse Jacques Ier cesse d'exécuter les illusionnistes.
     Simultanément, en France, l'appellation " physique amusante " remplace le terme " magie ", les prestidigitateurs étant dorénavant des " physiciens ". Dès lors, la magie peut s'épanouir dans les salles de spectacle, avec la création de tours utilisant des trappes, des rideaux, des mécaniques camouflées.
     Robert Houdin, fils d'horloger et lui-même horloger, précurseur de la magie moderne, créera le " Théâtre des soirées fantastiques " pour lequel il fabriquera des automates et des systèmes complexes pour ses illusions. Robert Houdin sera même officiellement dépêché par le gouvernement français en Afrique afin de prouver aux marabouts et aux sorciers de village la supériorité de la magie française sur les leurs.
     Quelques années plus tard, Horace Godin inventera le tour de " la femme coupée en deux " et un magicien américain, Houdini, surnommé " le roi de l'évasion " pour ses capacités à s'échapper de n'importe quelle geôle, se lancera dans de grands spectacles de magie qui feront le tour du monde.
     
     Edmond Wells,
     Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, Tome V

105. L'ÉLÈVE LE PLUS IMPORTANT


    Les Saisons reprennent leur service. Nous avons droit ce soir à quelques nouveaux aliments qui ont été découverts par nos troupeaux d'humains... notamment du beurre, du fromage et du saucisson. Le beurre me semble tellement bon que j'en reprends un morceau compact que je mange à même la fourchette. Cela a un goût de lait et en même temps d'amande. C'est vraiment délicieux. Le fromage et le saucisson également. Mais nous n'avons pas l'esprit à savourer les plats. Tout le monde commente la partie et regrette que Proudhon, cet envahisseur sans foi ni loi, se retrouve encore dans le trio de tête. Certains affirment cependant que la présence d'un représentant de la force " D " y est nécessaire et que l'anarchiste représente le besoin de domination de certains humains. D'autres rétorquent que la victoire de Marilyn sur cet impitoyable adversaire prouve bien qu'il ne suffit pas d'être violent pour remporter toutes les batailles.
    - Dans l'état actuel des choses, qui pourrait défaire définitivement son armée de rats ? demande Mata Hari.
    - Une autre armée encore plus puissante, qui aurait étudié, imité et amélioré sa stratégie de combat, rétorque Raoul.
    Ayant dit cela, mon ami rapproche sa chaise de la mienne.
    - Tu as repris l'Encyclopédie d'Edmond Wells, n'est-ce pas, Michael ?
    - Edmond me l'a confiée avant de disparaître, en effet.
    - Tu perds ton temps.
    - Je m'en sers également pour nourrir la sagesse de mes hommes-dauphins.
    L'explication ne le convainc pas.
    - Songe plutôt à les armer, sinon ils dépendront toujours de ceux qui les hébergent. Ils sont comme ces commerçants sans cesse rackettés par des gangsters qui leur promettent leur soi-disant protection.
    - Dis donc, Raoul, je te rappelle que ton peuple aussi fait partie de ceux qui rackettent le savoir des miens en échange de leur hospitalité.
    - Je n'aimerais pas que tu te fasses éliminer.
    - Merci, mais pour l'instant, mon peuple est vivant.
    Il approuve sans conviction.
    - Je n'ai pas du tout apprécié ce que t'a infligé Aphrodite, chuchote-t-il. Moi, à ta place, j'aurais hurlé.
    - Et cela aurait servi à quoi ? J'ai triché, je le reconnais, donc je paie.
    Raoul me tend une part de gâteau au miel.
    - Dans un monde où tout est flottant, manger un bon gâteau est au moins un plaisir certain.
    L'orchestre des centaures apparaît pour accompagner nos agapes. Aux tam-tams, flûtes et arc instrumental, ils ont ajouté des trompettes.
    Aphrodite se glisse entre les convives, soufflant un mot à chacun. Parvenue à moi, elle s'installe à mes côtés. Discrètement, Raoul s'éclipse.
    - J'ai fait ça pour ton bien, dit-elle. Sans obstacle, on s'endort.
    Je déglutis.
    - ... Si tu m'étais indifférent, poursuit la voix chaude, j'aurais laissé ton peuple s'encroûter sur son île et s'y engluer heureux, seul au monde, loin de la vraie vie.
    - J'en aurais été très satisfait.
    - C'est ce que tu imagines... Tes gens auraient fini par devenir arrogants, outrageusement fiers de leur savoir et méprisants à l'égard du reste de l'humanité.
    Aphrodite me prend la main et la caresse.
    - Je sais, souffle-t-elle. Tes hommes-dauphins se font partout persécuter et exploiter. On leur confisque leur savoir et on les en remercie à coups de pied et de fourche. Mais au moins ils sont éveillés.
    - À force d'être maltraités, ils deviennent paranoïaques.
    - Crois-moi, un jour tu me remercieras.
    Lèvres closes, je songe que ce jour n'est pas encore arrivé et que, pour l'heure, je m'efforce de faire survivre mes humains pacifiques parmi des peuples violents et belliqueux.
    - As-tu trouvé la solution de l'énigme ? me demande-t-elle.
    " Mieux que Dieu, pire que le diable "... Mais c'est elle la solution de son énigme. Aphrodite, mieux que Dieu et pire que le diable... Elle me rend fou amoureux et est en cela mieux que Dieu. Et elle me détruit pire que le diable.
    Sa charade me rappelle ce jeu de société, le jeu du Post-it, où des joueurs assis en cercle inscrivent sur un papier autocollant le nom d'une personnalité qu'ils vous collent ensuite sur le front. Vous ne pouvez savoir qui vous êtes censé représenter, alors vous interrogez en tâtonnant : " Suis-je vivant ? Suis-je un homme, une femme ? Suis-je célèbre ? Petit, grand ? Musicien, peintre, homme politique ? " Les autres répondent par oui ou par non et à chaque " oui ", on a le droit de proposer un nom. Le jeu s'avère parfois cruel car il révèle comment les autres vous voient. Les prétentieux ont souvent droit à des noms de rois ou de dictateurs, les rêveurs à des noms d'artistes, les fâcheux à des noms de raseurs. " À qui m'identifient-ils donc ? " s'interroge celui qui questionne.
    J'aimais bien ce jeu jusqu'au jour où j'ai eu l'idée d'inscrire son propre nom sur le front de mon voisin. L'effet fut spectaculaire.
    Peut-être le Sphinx a-t-il joué le même tour à Aphrodite. Mieux que Dieu, pire que le diable, la clef est si proche d'elle qu'elle est incapable de la percevoir.
    - La solution de l'énigme, c'est vous.
    Elle se montre d'abord surprise, et puis éclate d'un rire cristallin.
    - Comme c'est gentil ! Je prends cette réponse pour un compliment. Mais désolée, ce n'est pas ça !
    Elle ajoute :
    - D'autres ont déjà pensé à cette solution, tu sais... Viens.
    Elle se lève, je me lève, et elle m'attire contre ses seins. Je baigne dans son parfum voluptueux et je retiens mon souffle.
    - Tu es important pour moi. Tu es même l'élève qui compte le plus. Crois-moi, j'ai des intuitions et je me trompe rarement. Je suis convaincue que tu es " celui que j'attends ".
    Avec douceur, elle articule :
    - Ne me déçois pas. Résous l'énigme. Et si cela peut t'aider à en venir à bout...
    Elle colle ses lèvres contre mon menton. Je sens sa langue sur ma peau, je tressaille. Ses doigts noués aux miens, elle chuchote :
    - Tu ne le regretteras pas.
    Puis elle se détourne définitivement et disparaît entre les tables, me laissant sous le choc, la sueur dégoulinant de mon front à mon cou.
    - Que te voulait-elle ? interroge Marilyn, agacée.
    - Rien...
    - Alors, viens, nous retournons vers le territoire noir.
    Les uns après les autres, tous les théonautes nous rejoignent pour préparer la nouvelle expédition et Georges Méliès se mêle à notre groupe.
    - J'ai peut-être un truc pour nous débarrasser de la grande chimère, dit-il.
    - Et c'est quoi ?
    - Il ne faut jamais exiger d'un magicien qu'il révèle son secret, il faut se laisser surprendre comme, je l'espère, nous surprendrons la grande chimère tout à l'heure.
   

104. ENCYCLOPÉDIE : LES DOGONS

En 1947, Marcel Griaule, un ethnologue français enquête sur une tribu de plus de 300 000 personnes qui vit au Mali, isolée sur les hauteurs accidentées des falaises de Bandiagara, à une centaine de kilomètres de la ville de Mopti. Les Dogons.
     Après une réunion des sages de la tribu, ceux-ci consentent à initier Griaule à leurs secrets et lui présentent Ogotemmeli, un vieillard aveugle, gardien de leur grande caverne sacrée.
     Pendant 32 jours les deux hommes vont parler. Ogotemmeli va alors raconter à Griaule la cosmogonie des Dogons en lui montrant des dessins gravés dans la pierre ainsi que des plans des étoiles et des planètes.
     Selon la mythologie dogon, au commencement, le Créateur Amma était potier. Il prit un bout de glaise et fabriqua un œuf. Ce sera l'espace-temps où Amma mettra en germe les huit graines fondamentales qui donneront naissance à la Réalité. Amma engendra ensuite les Nommos, hommes-poissons qui seront ses représentants. Quatre Nommos mâles pour commencer et ensuite leurs quatre Nommos femelles. Le premier Nommo est le régisseur du ciel et de l'orage. Il est assisté d'un deuxième Nommo messager. Le troisième Nommo règne sur les eaux. Le dernier Nommo, Yurugu, se révolte contre son créateur car il n'a pas la femelle qu'il souhaite. Amma le chasse alors de l'œuf originel. Mais Yurugu arrache un morceau de l'œuf et ce fragment donnera la Terre. Yurugu pense alors trouver sa femelle sur cette planète, mais elle est sèche et stérile. Aussi Yurugu revient-il dans l'œuf originel et fabrique-t-il avec le placenta une compagne qui deviendra son épouse : Yasigui. Mais Amma, très énervé, transforme Yasigui en feu, ce qui donnera le Soleil. Yurugu ne baisse pas les bras et arrache alors un fragment de soleil et le rapporte sur Terre, où il l'émiettera pour en faire des graines, espérant tirer de leur germination une nouvelle réalité qui lui offrira enfin une compagne. De la mutilation du Soleil naîtra la Lune. Après tant de provocations, Amma en colère transforme Yurugu en renard des sables.
     Dès lors éclate une guerre entre les Nommos qui arrachent des morceaux de l'œuf originel qui deviendront tous les astres de l'univers. Du combat naîtra une vibration qui entraînera dans sa spirale les astres.
     Ce qui est troublant dans le récit et les gravures très anciennes que montre Ogotemmeli, c'est qu'il situe toutes les planètes du système solaire aux bons endroits, y compris Pluton, Neptune et Uranus alors que ces planètes difficiles à repérer n'ont été découvertes que très récemment. Mais beaucoup plus étrange est le fait qu'il situe le lieu de vie du Créateur, Amma, sur un emplacement du ciel qui est celui de l'étoile Sirius A. Et aussi que les cartes dogons placent à côté une autre étoile qu'Ogotemmeli définit comme " l'objet le plus lourd de l'univers ". Leur calendrier est d'ailleurs basé sur des cycles de 50 ans correspondant à la rotation de ces deux étoiles très lointaines l'une autour de l'autre. Or, depuis peu, on a découvert Sirius B, une naine blanche tournant autour de Sirius A, ayant un cycle de 50 ans et possédant, en dehors des trous noirs, la plus grande densité de matière connue à ce jour.
     
     Edmond Wells,
     Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, Tome V.
   

103. ATTENTION AU PLAFOND

Aphrodite maintient son visage collé à la paroi comme si ces puces autolimitées étaient pour elle le spectacle le plus passionnant de l'univers.
    - Que déduisez-vous de cette expérience ? demande-t-elle.
    - Certaines expériences du passé empêchent de voir les choses telles qu'elles sont réellement. La vision du réel est déformée par les traumatismes anciens, dit Rabelais.
    - Pas mal. Ces puces refusent désormais de prendre des risques, de crainte de se frapper la tête contre le plafond. Pourtant, il leur suffirait d'essayer pour constater que la réussite est de nouveau à leur portée.
    De la manière dont elle a prononcé cette phrase, j'ai l'impression qu'elle m'est directement destinée.
    - Un peu comme les chimpanzés de l'expérience, ajoute Voltaire.
    - Non, car les chimpanzés n'avaient même pas pu faire l'expérience traumatique, lui rétorque Rousseau. Les puces savent pourquoi il ne faut pas aller plus haut, les chimpanzés ne le savaient pas.
    - Bon, mais, dans les deux cas, ce sont des êtres qui n'arrivent plus à voir l'évidence.
    - Il y a aussi la peur de changer ses habitudes, remarque Saint-Exupéry.
    - Certes, accorde la déesse de l'Amour.
    - Et puis, ces puces ne se soucient plus de se lancer à la recherche de nouvelles informations. Elles tiennent pour définitivement acquis ce qu'elles ont déjà expérimenté, remarque Sarah Bernhardt.
    - Vous mettez là le doigt sur l'un des grands problèmes de l'humanité, déclare notre enseignante. Très peu d'hommes savent se forger une opinion par eux-mêmes. Aussi répètent-ils ce que leur ont dit leurs parents, puis leurs professeurs et enfin ce qu'ils ont entendu aux informations du soir, et ils finissent par se convaincre qu'il s'agit là de leur opinion personnelle, au point de la défendre ardemment face à d'éventuels contradicteurs. Il suffirait pourtant qu'ils tentent d'observer par eux-mêmes, de penser par eux-mêmes et ils découvriraient le monde tel qu'il est et non pas comme on les conditionne à le voir.
    Ce cours me rappelle une discussion que j'avais eue jadis avec quelques amis invités à dîner chez moi. Un ami journaliste nous avait expliqué que tous les médias prenaient leurs informations en France auprès d'une unique agence de presse, comme par hasard financée à la fois par l'État et de grands groupes industriels pétroliers. Donc le public avait en permanence d'une manière indirecte le point de vue de l'État et des industriels pétroliers qui eux-mêmes souhaitaient ménager les nations qui leur fournissaient le pétrole. Que n'avait-il pas dit là ? Aussitôt il fut taxé d'esprit partisan. J'avais essayé de prendre sa défense, mais en vain. De manière étrange, ceux qui se prétendaient défenseurs des libertés étaient les plus virulents.
    - Comment agir pour que des puces osent sauter au-delà de la limite admise par tous ? s'enquiert Aphrodite.
    - En les éduquant afin qu'elles se sentent libres et ne se fient plus qu'à leurs propres sens, dit Rabelais.
    - Et comment y parvenir ?
    - En les rendant intelligentes, tente Simone Signoret.
    - Non, l'intelligence n'a rien à voir là-dedans.
    - En leur apprenant à se forger une opinion en ne se fondant que sur leur vécu et leurs propres expériences, proposé-je.
    Aphrodite approuve :
    - Exactement. Tout essayer, tout tenter, accumuler les expériences, ne plus se servir de celles du passé ou d'autrui pour comprendre mais ne se fier qu'à soi-même dans le présent.
    Sur Terre, jadis, quand avec Raoul nous avions décidé d'explorer la mort, nous avions suscité la méfiance jusque dans nos propres familles. Pour tous, la mort et l'au-delà appartenaient au domaine du religieux et seuls les prêtres et les mystiques étaient autorisés à y réfléchir. Qu'un simple individu s'intéresse à la mort en tant que terra incognita semblait absolument obscène, surtout lorsque j'évoquais ces notions qui me sont chères de " spiritualité laïque " ou de " spiritualité individuelle et non pas collective ". Pour moi, la spiritualité était contraire à la religion puisque propre à chaque individu, alors que la religion n'était que du prêt-à-penser destiné à ceux qui étaient incapables de trouver leur propre voie d'élévation. Je soutenais que le mot " spiritualité " contenait le terme " spirituel ", qui signifie aussi " humour ", et que la plupart des religions me semblaient bien trop austères pour conserver cette dimension. J'ai évidemment compris par la suite que mieux valait me taire et ne discuter de ces choses qu'avec Raoul, qui lui au moins me comprenait.
    - Pour inciter les gens à tester de nouveau le saut jusqu'au sommet, il faut leur enseigner la liberté, et pour transmettre cet enseignement, il faut des...
    Au tableau, la craie d'Aphrodite crisse pour inscrire : " Des Sages. "
    - Voilà le nouveau défi. Introduisez parmi vos peuples des sages, des initiés, des savants, conseille-t-elle. Bref, des êtres de niveau de conscience 6.
    - Ils se feront tuer, dit Bruno.
    - Chez vous, oui, probablement, dit soudain Aphrodite en fixant Bruno Ballard durement.
    - ... Chez moi ? Qu'est-ce que vous avez contre moi ?
    Je vois soudain la déesse de l'Amour foncer vers le nommé Bruno.
    - Ce que j'ai contre vous ?
    Elle le pointe du doigt.
    - Vous croyez que je n'ai pas vu ?
    À cet instant je m'aperçois que je n'ai jamais songé à aller regarder du côté du dieu des faucons.
    - Il y a, mon cher monsieur Ballard, que dans votre coin, c'est vrai vous n'envahissez personne, vous n'avez pour l'instant causé aucun massacre, ça non... mais il faut voir comment vous laissez traiter votre propre population. Dites-moi, qu'est-ce que vous avez contre les femmes ?
    Bruno baisse les yeux.
    Je ne comprends pas, je m'attendais plutôt à voir ce genre de réaction contre Proudhon, l'agresseur des femmes-guêpes...
    - Vous avez laissé des mœurs inqualifiables s'installer. Et tout d'abord, pour le plus apparent... l'excision. Des mères qui mutilent leur propre fille. Elles leur coupent le clitoris ! Voilà ce qu'on fait chez monsieur Bruno. Et pourquoi elles font ça ?
    - Euh..., dit Bruno... je ne sais pas. Ce sont les femmes qui ont décidé entre elles. Elles pensent que si elles ne le font pas elles ne seront pas des vraies femmes.
    - Et qui leur a mis cette idée en tête ?
    - Euh... les hommes.
    - Et pourquoi ?
    - ... Parce qu'ils n'ont pas envie qu'elles couchent à droite et à gauche.
    - Non, monsieur, parce qu'ils n'ont pas envie que les femmes aient du plaisir. Ils sont jaloux du plaisir des femmes qui a l'air supérieur au leur (et qui l'est), voilà la vérité. Et j'ai vu chez votre peuple des gamines mutilées à vie, dans des conditions d'hygiène et de douleur ignobles, par... tradition !
    Bruno Ballard a un instant de flottement.
    - Ce n'est pas moi, ce sont mes humains...
    - Oui, mais vous n'avez rien fait pour les en empêcher. Un rêve, une intuition, un coup de foudre auraient peut-être suffi à rendre cet acte tabou. À quoi cela vous sert d'être dieu si vous laissez faire n'importe quoi ? Et ce n'est pas tout, monsieur Bruno... On pourrait aussi parler chez vous de l'infibulation. Des filles dont le sexe est carrément cousu sans anesthésie. Et ce pour qu'elles soient vierges au mariage...
    Les élèves déesses jettent sur Bruno un regard réprobateur.
    - Et puis je vais vous parler de quelque chose d'encore moins connu et d'encore plus ignoble qui se passe chez vous, monsieur Bruno... En termes médicaux on appelait cela, sur " Terre 1 ", " la fistule obstétricale ".
    J'ignore le sens de ce mot. La salle émet une rumeur. Je m'attends au pire.
    - Vous savez ce que c'est ? Eh bien voilà. Des jeunes filles sont mariées de force dès 12 ans à de vieux riches. Vendues par leurs parents. Et, bien évidemment, ces saligauds ne prenant aucune précaution, elles se retrouvent enceintes à la puberté. Mais leur corps n'est pas prêt. En général le fœtus n'arrive pas à terme, mais en grossissant il comprime les tissus qui séparent le système génital, la vessie et le rectum... La pression crée des brèches qu'on nomme fistules. Résultat, les urines, parfois les matières fécales s'écoulent par la voie vaginale. Ces jeunes filles se lavent tout le temps mais elles sentent si mauvais que leurs maris les chassent ainsi que leur famille. Elles errent comme des clochardes et on leur jette des pierres. Des gamines de 12 ans, monsieur Bruno, de 12 ans !
    Nous le regardons tous. Il rentre la tête dans les épaules.
    - Ce n'est pas moi, ce sont mes humains, clame-t-il comme le propriétaire d'un chien qui vient de mordre un enfant.
    Son plaidoyer ne calme pas la déesse de l'Amour.
    - Eh bien c'est pour cela qu'ils ont un dieu, vos humains ! Pour les tenir, les éduquer, ne pas les laisser faire n'importe quoi... Et puis c'est si facile de s'acharner sur les femmes. Elles n'ont pas la force physique de se défendre. Elles finissent par tout accepter... Et je ne vous parlerai pas de certains de vos villages où les mères ont tellement honte de concevoir des filles qu'elles préfèrent les noyer dès leur naissance.
    Maintenant Bruno Ballard ne dit plus rien, j'ai l'impression de discerner comme une rage chez lui. C'est étonnant, il en veut à Aphrodite d'avoir révélé à tous les mœurs de son peuple.
    Mais déjà Aphrodite pointe du doigt d'autres élèves.
    - Et que vos petits camarades ne se moquent pas trop vite... Vous croyez que je n'ai pas vu ? D'abord il n'est pas le seul à avoir ce genre de pratiques et puis... j'ai vu vos sacrifices humains inutiles, j'ai vu vos incestes considérés comme une forme d'éducation des enfants ! J'ai vu les réseaux de pédophilie installés par les petits chefs. Et je ne parlerai pas du cannibalisme, ni de la mise en quarantaine systématique et dans des conditions ignobles des lépreux ou des handicapés. J'ai vu les premières femmes dites sorcières brûlées sur les bûchers... J'ai vu les premières salles de torture qui se construisaient et le métier de bourreau qui devenait un travail à plein temps. J'ai vu tout ça. Tout ce que vous avez laissé faire par pusillanimité ou par bêtise.
    Son regard se fait dur.
    - À moins que ce ne soit par vice.
    Beaucoup d'élèves baissent la tête. La déesse change de ton, elle repasse dans les travées et sa toge vole au vent. Elle arrive sur l'estrade. Cupidon vient s'asseoir sur son épaule. Elle respire amplement.
    - Donc... de quoi parlait-on déjà ? Ah oui, les sages. Au début, sans aucun doute, les sages inquiètent toujours les petits chefs et les systèmes établis. Ceux-ci n'hésitent pas à utiliser la force, la violence, voire le terrorisme, pour s'en débarrasser, et vos sages commenceront forcément par être persécutés. Mais il faut voir ça à plus long terme. Vos sages martyrs seront là pour planter des graines qu'ils ne verront peut-être jamais pousser. Thalès, Archimède, Giordano Bruno, Léonard de Vinci, Spinoza, Averroès n'ont pas eu des vies faciles mais ils ont laissé derrière eux des traces indélébiles. Tel est votre prochain enjeu.
    " Des Sages ", souligne la déesse d'un large trait.
    - Les âmes de " Terre 18 " s'élèvent désormais. À vous de fixer une direction, un cap pour vos peuples. Je vous demande de noter sur un papier votre objectif final.
    " Objectif final " inscrit-elle, et tout à côté : " Utopie ".
    - Ce qui importe, derrière chaque politique, c'est l'intention cachée.
    Elle ajoute ce troisième mot : " Intention. "
    - Il ne faut pas vous fier aux étiquettes. Vous pouvez avoir une démocratie, mais si l'intention du président est son enrichissement personnel vous obtiendrez une dictature déguisée. De même que vous pouvez avoir une monarchie, mais si l'intention du roi est le bien-être de son peuple vous pourrez obtenir un système socialement égalitaire. Derrière les slogans politiques, derrière les chefs, se cachent des intentions personnelles, et ce sont elles qu'il faut surveiller et maîtriser.
    Certains élèves ne comprenant pas, notre professeur précise :
    - Vous avez tous en tête un monde idéal pour les humains. Vous entretenez chacun une utopie différente. C'est dans l'intention de voir cette utopie se réaliser que vous allez faire apparaître vos sages. Ce seront en quelque sorte les gardiens de votre intention divine cachée. Ils conseilleront le peuple ou les chefs pour que l'ensemble de vos civilisations atteignent un objectif élevé. Encore faut-il avoir défini cet objectif. Je vous propose d'inventer un rêve pour votre peuple. Notez par écrit ce qu'est pour vous un monde humain idéal, non pas seulement pour votre peuple particulier, mais pour l'ensemble de " Terre 18 ".
    Dans la classe, le silence est total. Nous nous livrons à une même introspection. Pour moi, qu'est-ce qu'un monde idéal ? À ce stade, je songe que l'idéal serait la paix planétaire. Je souhaiterais un désarmement général. Dans un tel monde, je pourrais orienter toutes les énergies de mon peuple vers la connaissance et le bien-être, voire la spiritualité. En lettres capitales, je griffonne donc : " LA PAIX MONDIALE ".
    Aphrodite précise :
    - Le futur idéal étant susceptible de changer au fur et à mesure du déroulement des cours, précisez la date du jour en regard de votre utopie. Nous sommes aujourd'hui le premier vendredi.
    La déesse relève toutes les copies puis, se rasseyant à son bureau, elle annonce :
    - Il est temps à présent d'en venir au classement.
    Chacun retient son souffle. Notre professeur semble en proie à une profonde réflexion. Elle vérifie ses notes et nous dévisage les uns après les autres avant de laisser tomber son verdict :
    - Premier : Clément Ader et son peuple des hommes-scarabées.
    Les autres applaudissent, moi je m'indigne. Les hommes de Clément Ader ne seraient encore qu'un ramassis de paysans mal dégrossis si je ne leur avais pas apporté l'écriture, les mathématiques et les pyramides.
    Impavide, la déesse de l'Amour dépose une couronne de lauriers d'or sur la tête de mon hôte. Elle commente :
    - Non seulement Clément Ader a su tirer parti du principe d'alliance en accueillant les hommes-dauphins, mais il a su comprendre l'intérêt de bâtir des monuments. C'est dans sa civilisation qu'à ce jour, sur " Terre 18 ", on peut voir les plus admirables constructions. Elles ont coûté cher en travail et en énergie mais contribueront au rayonnement de la civilisation des hommes-scarabées dans le temps et l'espace. À tous, je conseille de vous inspirer des méthodes de Clément Ader.
    Elle embrasse l'aviateur sur les deux joues et le serre contre sa poitrine.
    - Deuxième : le peuple des hommes-iguanes de Marie Curie. Eux aussi ont érigé des pyramides et construit des grandes cités très modernes et, de surcroît, ils ont développé une science de l'astrologie et de la prédiction. Je n'émettrai qu'une petite critique. Il faut cesser les sacrifices humains, mais je suis sûre, ma chère Marie, que vous saurez créer des sages qui arrêteront cette " bêtise ". Considérez ce prix comme un encouragement en ce sens.
    Marie Curie reçoit sa couronne de lauriers d'argent, souligne qu'elle doit beaucoup à la qualité des médiums humains qui ont su l'écouter, et ajoute qu'elle fera tout pour répandre dans l'avenir les idées des hommes-iguanes.
    Comme Clément Ader, Marie Curie s'est bien gardée de faire allusion à ces navires qui un jour ont surgi à l'horizon pour lui apporter tout le savoir nécessaire à l'épanouissement de sa civilisation... Peut-être souhaiteraient-ils tous me voir exclu pour ne plus jamais me manifester la moindre reconnaissance.
    - Troisième lauréat enfin : Joseph Proudhon et son peuple des hommes-rats.
    Là, un murmure parcourt l'assistance. La déesse ajoute :
    - Les hommes-rats sont en fait ex aequo avec les femmes-guêpes, mais comme ils représentent la force " D ", je leur ai accordé un petit avantage pour qu'en tête, les trois forces soient représentées.
    À nouveau la salle est en ébullition.
    D'un geste agacé, Aphrodite calme les protestations principalement féminines et poursuit :
    - La civilisation des hommes-rats est à présent la plus puissante militairement sur " Terre 18 ". Vous devriez tous en tenir compte. À mon avis, son armée est actuellement invincible et ses armes d'une exceptionnelle qualité.
    Quelques sifflets. Cette fois, la déesse est visiblement irritée et tape sur son bureau pour réclamer le silence.
    - Comprenez bien ! Comme vous je suis avide d'amour et je hais la violence, mais il ne sert à rien de se boucher les yeux, une puissante armée viendra toujours à bout d'un peuple pacifique. Le dur domine le mou.
    Dans ma tête résonne le chant des miens attendant la mort lors de l'invasion de ces hommes-rats. Dans ma tête résonnent les litanies des miens au jour du déluge. Incapables de lutter, ils n'ont cherché qu'à passer dignement de vie à trépas. Leur noble conduite n'aurait donc aucune valeur dans le code des dieux de l'Olympe ?
    - À quoi servent les beaux principes si l'on est mort ? déclare Aphrodite comme si elle avait lu dans mes pensées. Beaucoup d'entre vous ont péché par angélisme. Comme n'importe quel autre monde, " Terre 18 " est un lieu de confrontation, une jungle. S'il n'y avait qu'un seul dieu, il pourrait imposer le système de son choix mais ce n'est pas le cas. Vous êtes encore une centaine. Soyez réalistes avant d'être idéalistes.
    - Pourquoi avez-vous détruit la civilisation de Michael ? demande Mata Hari à brûle-pourpoint.
    - Je comprends votre émotion, mademoiselle, répond froidement la déesse, et je vous félicite pour vos qualités de cœur. Seulement, le cœur ne suffit pas. Il faut encore lui associer l'intelligence pour comprendre le monde. J'ai moi-même payé cher cette leçon.
    Elle parle, et dans son regard clair, je lis mille drames, mille souffrances, mille trahisons inoubliées.
    - Michael a non seulement triché mais il a créé un monde faux. Je dirais que c'était une île d'enfants gâtés... sans contact avec les peuples voisins. Ils accumulaient certes le savoir et la spiritualité mais ils étaient devenus trop " personnels ". Au moins maintenant répandent-ils leur précieux savoir dans le monde. À quoi sert d'être une lumière si on éclaire le jour ? La lumière ne se voit qu'au milieu des ténèbres. La clarté ne se mesure que dans l'adversité, c'est pour cela qu'ils ont dû quitter leur île, et c'est pour cela qu'ils doivent actuellement se battre pour survivre, mais je fais confiance à Michael, il saura faire briller les siens dans la pire noirceur.
    J'ai envie de lui dire que si elle avait laissé les miens se développer ils auraient fini par envoyer des navires instruire les autres peuples, mais il fallait leur laisser un peu de temps. Après tout, même si mes bateaux d'explorateurs se faisaient accueillir à coups de flèches, les gens de l'île de la Tranquillité continuaient à les envoyer. Il fallait me faire confiance. Mais son regard se fait complice, une fois de plus on dirait qu'elle veut me faire comprendre qu'elle agit pour mon bien. Je me mords la langue.
    - Faites au mieux, essayez de vous comporter en personnes responsables mais acceptez les règles du jeu, conclut-elle. Les bons sentiments, c'est très bien au cinéma ou dans les romans, pas dans la vraie vie.
    - Alors pourquoi avez-vous fait des reproches à Bruno ? demande Voltaire.
    Pour la première fois je vois la déesse de l'Amour un peu troublée. Elle baisse les yeux et articule :
    - Vous avez raison. Je regrette ce que je t'ai dit, Bruno. C'était juste un accès d'humeur. Bruno, tu es dans les vingt premiers et tu peux mener tes humains comme tu le souhaites. Ce que je t'ai dit est juste un avis d'observatrice, tu n'es pas obligé d'en tenir compte.
    Bruno affiche aussitôt un air victorieux.
    Ce brusque revirement me choque encore plus que tout ce qui s'est passé jusque-là. Décidément, je ne comprends plus rien aux règles de ce monde des dieux. Je repense à Lucien Duprès. Il avait peut-être raison, nous sommes peut-être dans un piège. Nous, dont les âmes sont censées être les plus pures et les plus élevées, nous allons être obligés de collaborer à des monstruosités... J'en ai déjà accepté pas mal. Trop ?
    Aphrodite reprend sa liste pour poursuivre l'énoncé de ses notes. Une fois de plus, je me retrouve en queue mais pas dernier. L'exclu, c'est le peintre Paul Gauguin avec son peuple des hommes-cigales qui ont si bien chanté en moissonnant mais ont oublié de créer la poterie pour mettre à l'abri des provisions pour l'hiver. Ils ont été trop faibles pour résister à l'invasion des hommes-rats. De leur civilisation extraordinaire, de leur art en avance sur leur temps, il n'est rien resté.
    Un centaure emporte le chantre de Pont-Aven et des îles Marquises qui ne se débat même pas. La déesse cite ensuite sept autres dieux moins célèbres qui ont échoué le plus souvent après des guerres, des épidémies ou des famines. Ils sont eux aussi emportés par des centaures.
    Décompte : 92 - 8 = 84.
    Atlas accourt reprendre " Terre 18 ".
    Tout le monde se dirige vers la sortie. Moi, j'observe les puces dans leur bocal sans couvercle. Et nous, c'est quoi notre couvercle ?
    Je regarde au loin la montagne enneigée et je suis sûr qu'un jour je saurai.
   

102. ENCYCLOPÉDIE. AUTOLIMITATION DES PUCES


     Des puces sont disposées dans un bocal. Le bord de ce bocal est juste à la hauteur qui leur permet de sauter par-dessus.
     On dispose ensuite une plaque de verre pour boucher le sommet du bocal.
     Au début les puces sautent et percutent la plaque. Puis, à force de se faire mal, elles adaptent leur saut de manière à s'arrêter juste au-dessous de la plaque de verre. Au bout d'une heure, il n'y a plus une seule puce qui se tape contre le verre. Toutes ont réduit leur saut pour arriver au ras du plafond.
     Si on enlève ensuite la plaque de verre, les puces continuent de sauter de manière limitée comme si le bocal était encore obturé.
     
     Edmond Wells,
     Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, Tome V.

101. CRUELLE DÉSILLUSION


    La lumière revient et nous clignons les yeux, hébétés, arrachés aux nôtres.
    Je ne quitte pas la déesse de l'Amour des yeux. J'enrage. Je me sens comme Eun Bi insultée par les élèves, si ce n'est que là je suis insulté par le professeur.
    Ah, j'aurais préféré avoir été tué comme Jules Verne dès le début. J'aurais préféré avoir été attrapé par les sirènes comme Francis Razorback, ou tué par Atlas comme Edmond Wells. Eux au moins n'auront pas à subir ce que je vis. À quoi cela sert-il de s'être donné tant de mal pour créer un joyau et voir ce joyau détruit ? Est-ce cela le cynisme de la vie des dieux, être amené à aimer un peuple pour mieux le voir périr ?
    Ai-je eu tort en voulant sauver les bateaux de réfugiés porteurs de valeurs qui me semblaient importantes ? Ai-je à ce point contrarié l'ordre du monde en voulant faire évoluer un petit groupe d'humains loin des invasions barbares ?
    Je ne sais toujours pas ce qui est mieux que Dieu mais je sais ce qui est pire que le diable : A-phro-dite. Elle m'a fait miroiter le Paradis et m'offre l'enfer.
    Avec son sourire délicieux elle détruit tout ce que j'ai bâti en me lâchant un petit " désolé " qui est pire que tout. À cet instant je la hais, je la maudis, je la conspue. Si c'est cela la déesse de l'Amour... je lui préfère sans nul doute la déesse de la haine. Je me sens envahi d'un immense sentiment de découragement. Et puis je me reprends, ce serait trop facile de se laisser aller.
    D'abord, sauver ce qui peut l'être. Se battre jusqu'au bout.
    " Tant qu'il y a de la vie il y a de l'espoir ", dit l'adage.
    Tant qu'il y aura un homme-dauphin vivant, il transportera les valeurs, le souvenir, les symboles. C'est du moins ce que j'ai essayé de transmettre à la reine-médium.
    Il faut que je me calme. Il me faut viser l'efficacité. Les sauver quoi qu'il m'en coûte. Me battre avec mes outils d'élève dieu. Ils n'ont pas mérité cette fin. En tant que dieu, leur dieu, je dois les secourir.
    Il faut que je me calme.
    Respirer, fermer les yeux. Discuter avec les autres comme si tout cela était léger et sans gravité aucune. Nombre d'élèves félicitent Marilyn Monroe pour sa victoire sur Joseph Proudhon. Les parieurs gagnants emportent leurs mises que versent les perdants. Même les plus machistes d'entre nous reconnaissent la valeur de ces femmes-guêpes. Pour sa part, Proudhon se tait, n'exprimant ni regret ni colère. Fair-play, il va même jusqu'à serrer la main de son adversaire et la félicite lui aussi.
    Avoir l'air détendu.
    Faire le point sur l'état de mon peuple. Il ne possède pas d'armée à lui, il ne dispose d'aucune ville, mes hommes-dauphins ne sont que des " locataires " dépendant du bon vouloir de leur hôte. Je crains que lorsque Clément Ader, le dieu des hommes-scarabées, leur aura tout pris, il les jette hors de son territoire comme autant de citrons pressés. Désormais, mes hommes-dauphins doivent sans cesse surenchérir pour gagner leur droit de vivre. Ils sont des otages. À y bien regarder, je constate que d'autres hommes-dauphins ont essaimé chez d'autres peuples. Ils ont transmis aux hommes-iguanes de Marie Curie leurs connaissances en astronomie, en construction de monuments, en voyages astraux et en médecine. Sous l'influence des miens, ces hommes, comme les hommes-scarabées, ont érigé leurs pyramides. Aux hommes-chiens de Françoise, mes hommes-dauphins ont donné leur savoir en matière de symboles et de structures cachées. Aux hommes-taureaux d'Olivier, ils ont enseigné la liberté sexuelle et le goût des labyrinthes.
    Les hommes-loups de Mata Hari ont appris des miens à gréer des navires et des voiliers rapides aux coques pointues. Quant aux hommes-baleines de Freddy Meyer, ils ont si bien accueilli mes rescapés qu'ils en sont déjà à discuter systèmes d'irrigation et gouvernement d'assemblées.
    Les hommes-lions de Montgolfier ont développé grâce à eux leur conception des lettres et des arts, et ils ont introduit leur alphabet et leur arithmétique jusque chez les hommes-aigles de Raoul Razorback.
    Mes gens sont décidément plus dispersés que je ne l'imaginais. Comment maîtriser un peuple sans aucune unité de territoire ? Je crains de devoir me concentrer sur ceux qui se sont installés chez les hommes-scarabées. Ils sont les plus nombreux et disposent, me semble-t-il, du meilleur environnement.
    - La déesse de l'Amour n'y est pas allée de main morte avec toi, il ne reste plus rien de la superbe cité que tu avais bâtie dans ton île, me chuchote Mata Hari.
    Je me tais.
    - Je trouve le châtiment d'Aphrodite disproportionné par rapport à ta prétendue faute. Elle aurait pu au moins te laisser du temps pour évacuer tes humains.
    Dire que, hier encore, nous dansions ensemble et qu'elle m'avait murmuré à l'oreille combien elle trouvait mon peuple " avancé et sympathique "...
    Mon regard se tourne vers Aphrodite et je m'aperçois qu'elle me regarde aussi, et m'adresse un sourire. Elle qui me conseillait de me garder de mes amis, j'aurais mieux fait de me méfier d'elle.
    Pourtant, je n'arrive pas à en vouloir à ma déesse. Elle me captive, et quel que soit son comportement, j'ai l'impression qu'elle éprouve une réelle affection à mon égard, que c'est pour mon bien qu'elle me fait souffrir. Deviendrais-je masochiste sous son emprise ? Non, ou alors comme l'alpiniste qui s'entête à escalader le périlleux versant d'une montagne plutôt que d'emprunter un hélicoptère. Tous les sportifs sont adeptes de la douleur librement consentie. Courir un marathon est un calvaire, soulever des haltères une souffrance inutile. Essayer de plaire à la déesse de l'Amour...
    - Quelle garce quand même, murmure Sarah Bernhardt, ce qu'elle t'a infligé est vraiment injuste.
    Et je me surprends à dire avec la voix le plus neutre possible :
    - Elle n'a fait qu'appliquer la règle du jeu.
    - Oui, en t'envoyant un cataclysme pour te démolir...
    - Je peux t'aider si tu veux, reprend Mata Hari. J'ai déjà recueilli quelques hommes-dauphins parmi mes hommes-loups, mais si tu en as d'autres en difficulté, envoie-les-moi, je les protégerai et je leur donnerai des terres.
    Mata Hari m'a sauvé la vie lors de la traversée du fleuve bleu. Elle a toujours été là pour m'aider dans les moments difficiles. Pourtant, pour des raisons que je ne comprends pas, sa gentillesse m'agace.
    Aphrodite dégage les bouteilles du Paradis et de l'Empire des Anges de leur emplacement sous le coquetier.
    Les âmes montent dans la première bouteille, puis, en une chorégraphie de petits points lumineux semblables à des lucioles, certaines gagnent la fiole de leur Empire des anges.
    Il demeure cependant beaucoup d'âmes errantes retenues dans l'attraction terrestre par des émotions basses. Dissimulés et invisibles, ces défunts s'efforcent de hanter leurs tourmenteurs, de troubler les médiums par de fausses intuitions ou encore de s'attarder auprès de ceux qu'ils ont aimés.
    - Il faudra nettoyer la planète de ces pauvres hères, dit Aphrodite. Il n'existe pas d'âmes errantes heureuses. Le destin de toute âme est de renaître sans cesse jusqu'à l'entrée dans le monde supérieur, ne l'oubliez pas.
    Tout le monde note : enseigner à ses prêtres de reconnaître les âmes errantes et les faire monter.
    La déesse se dirige vers moi et, à ma grande surprise, me félicite :
    - Bravo, Michael. Je pensais que vous alliez... enfin, je ne pensais pas que vous surmonteriez cette épreuve. Vous commencez à m'impressionner. Je ne savais pas que vous possédiez autant de ressources...
    Chaud et froid, je ne sais comment réagir.
    - Ce qui ne tue pas rend plus fort, ajoute-t-elle.
    La même phrase que celle de la mère d'Eun Bi. On l'a longtemps attribuée à Nietzsche mais elle se trouvait déjà dans l'Ancien Testament.
    Elle ne veut quand même pas que je la remercie d'avoir martyrisé mon peuple pour le " renforcer " !
    Elle s'approche de moi.
    - Vraiment, vous avez été très bien, monsieur Michael Pinson.
    Là-dessus, elle me prend la main et la serre comme un coach félicitant son boxeur. Puis elle remonte sur l'estrade.
    - Une allumeuse, grommelle Raoul. Après tout ce qu'elle t'a fait, tu ne devrais même pas accepter qu'elle t'approche.
    - Quelle actrice ! La question que je me pose, c'est à quoi lui sert ce déploiement de séduction, dit Marilyn.
    - À tester son pouvoir, sans doute, complète Freddy.
    - Oui, son pouvoir de magie rouge, conclut Raoul.
    Il m'explique qu'en plus de la magie blanche et de la magie noire, il en existe une troisième moins connue : la magie rouge. C'est la magie des femmes, fondée sur les pulsions sexuelles les plus élémentaires. Les Asiatiques s'y sont particulièrement intéressés en développant le Kâma-Sûtra et le Tantrisme en Inde, le Tao de l'amour en Chine ou l'art de la danse nuptiale au Japon. Ils ont compris qu'au-delà du pouvoir de jeter des sorts ou de les exorciser, les femmes sont capables de séduire un homme et de le maintenir sous le joug de la dominance hormonale, le rendant aussi faible que sous l'emprise d'une drogue.
    Raoul a compris mon problème mais il ne l'a pas résolu pour autant. Je ne quitte pas des yeux la déesse. Et je suis soulagé quand, interrompant ses conversations particulières, Aphrodite nous invite à la rejoindre dans un coin de la salle où s'alignent des bocaux recouverts de bâches.
    - Mon prédécesseur Hermès vous a détaillé une expérience accomplie avec des rats. Déméter vous a parlé d'expérience avec des singes. La parabole animale permet de mieux comprendre certains comportements humains. Moi, je vais donc vous parler des puces.
    Elle sort un bocal et pratique devant nous l'expérience. Je m'empresse de noter pour l'Encyclopédie.
   

100. ENCYCLOPÉDIE. AMAZONES

D'après l'historien Diodore de Sicile, un peuple de femmes installé à l'ouest de l'Afrique du Nord lança une série de raids militaires jusqu'en Égypte et en Asie mineure. La mythologie grecque évoque également un peuple de femmes (a-mazos signifiant privée d'un sein, puisqu'elles se mutilaient le sein droit pour mieux se servir de leur arc) vivant sur les bords du fleuve Thermodon, dans la région de l'actuel Caucase, et n'entretenant avec les hommes que des relations occasionnelles strictement limitées à la procréation. Selon lui, elles n'avaient ni pudeur, ni sens de la justice. Chez elles, la filiation se faisait par les femmes. Lorsqu'elles concevaient des rejetons mâles, elles les réduisaient en esclavage. Armées d'arcs aux flèches de bronze, elles se protégeaient derrière de courts boucliers en forme de demi-lune. Leur reine Lysippé s'en prit à tous les peuples jusqu'au fleuve Thaïs. Elle entretenait un tel mépris du mariage et une si grande passion pour la guerre que, par défi, Aphrodite s'arrangea pour que le fils de Lysippé tombe amoureux de sa mère. Plutôt que de commettre l'inceste, le garçon se jeta dans le Thaïs et s'y noya. Pour échapper aux reproches de son ombre, Lysippé conduisit ses filles jusqu'aux bords de la mer Noire où chacune fonda sa cité, Éphèse, Smyrne, Cyrène et Myrina. Ses descendantes, les reines Marpessa, Lampado et Hippolyté, étendirent leur influence jusqu'en Thrace et en Phrygie. Quand Antiope, l'une des sœurs, fut enlevée par Thésée, les Amazones attaquèrent la Grèce et assiégèrent Athènes. Le roi Thésée eut beaucoup de mal à les repousser et fut contraint de réclamer l'aide d'Hercule. Il est à noter que ce combat contre les Amazones fait partie des douze travaux d'Hercule.
     Durant la guerre de Troie, sous les ordres de la reine Penthésilée, les Amazones accoururent au secours des Troyens contre leurs envahisseurs grecs. Penthésilée sera finalement tuée lors d'un duel singulier avec Achille, mais son dernier regard rendra à jamais le guerrier amoureux de sa victime.
     On retrouve trace d'armées strictement féminines dans les corps d'élite des Cimmériens et des Scythes. Les Romains eurent aussi à combattre plus tard des cités composées uniquement de femmes comme les Namnètes de l'île de Sein, ou les Samnites, vivant aux alentours du Vésuve.
     De nos jours, subsistent encore dans le nord de l'Iran des bourgades peuplées majoritairement de femmes, lesquelles se revendiquent descendantes des Amazones.
     
     Edmond Wells,
     Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, Tome V.
   

99. LE TEMPS DES CITÉS

La cité des dauphins
   
    La foudre avait frappé le volcan et cela provoqua un mini séisme à 7 heures du matin.
    Quelques minutes plus tard, alors qu'une fumée commençait à s'élever de la montagne centrale, une seconde secousse plus forte fut ressentie. Des crevasses creusèrent le sol et les bâtiments les plus hauts s'écroulèrent. La Terre semblait secouée de spasmes.
    Quand enfin elle s'apaisa sous leurs pieds, ils crurent en avoir fini et commencèrent à évacuer les blessés.
    C'est alors qu'une gigantesque vague de près de cinquante mètres de hauteur surgit à l'horizon. Elle avançait lentement vers le rivage, cachant le lever du soleil et projetant loin devant elle une ombre de fraîcheur. Les oiseaux qui s'approchaient de ce mur si vert, si lisse, étaient irrémédiablement aspirés et broyés.
    Les hommes-dauphins, réveillés en sursaut par les tremblements de terre, s'attroupèrent sur la plage pour examiner le phénomène. Ils se frottaient les yeux comme pour sortir d'un cauchemar.
    Tout comme leurs ancêtres regardant déferler la horde des hommes-rats, ils restaient là, fascinés par ce malheur qui soudain, sans raison, s'abattait sur eux.
    Alors la Reine ferma longuement les yeux pour essayer de comprendre, les rouvrit d'un coup et émit un message télépathique tous azimuts : " Fuir. "
    Mais personne ne bougeait. Tous étaient hypnotisés par l'énormité de cette adversité.
    Elle clama :
    - Il faut fuir au plus vite. Montez sur les bateaux.
    Il n'y avait toujours aucune réaction. Le peuple entier était fasciné par sa destruction imminente. Leur sérénité et leur intelligence jouaient contre eux. Ils avaient déjà tout compris et tout accepté. Du coup ils étaient calmes... comme résignés.
    - Fuir, répéta-t-elle.
    Il y a des moments où être en rage sauve. Alors la Reine se mit à hurler. Un hurlement qui retentit dans la cité comme une corne. Son cri déchirant était si puissant qu'il tira les hommes-dauphins de leur torpeur. Les enfants, qui eux n'intellectualisaient pas encore, reprirent en écho ce cri douloureux. Des plus petits aux plus grands, ils prenaient conscience de l'ampleur du drame.
    Comme dans une fourmilière touchée par un coup de pied, le signal de survie se propagea rapidement jusqu'à atteindre toute la cité.
    Sur la plage, on s'interpellait, on criait, on pleurait.
    Et puis, les cris, les gestes se firent plus mesurés, plus déterminés, plus efficaces. En toute hâte, chacun saisit quelques affaires et s'empressa d'embarquer. Les marins déployèrent les voiles. L'immense vague continuait d'avancer inexorablement, comme au ralenti.
    Elle était maintenant à dix kilomètres de distance.
    Dans le port, hâtant désespérément la manœuvre, les bateaux s'entrechoquaient. C'était l'inconvénient de la panique, on réfléchissait moins. Les plus calmes ou les plus habiles parvinrent à se dégager.
    Déjà la vague porteuse de mort voilait un pan entier de l'horizon. À trois kilomètres de la côte.
    Le sol se remit à trembler, mais cette fois ce n'était pas le magma terrestre qui l'agitait. Un bruit de tempête retentit.
    La panique monta d'un cran.
    Ceux qui s'accrochaient encore à leurs biens lâchèrent tout pour s'enfuir.
    Dans l'affolement, des familles entières se jetèrent à l'eau pour nager vers une coque protectrice d'où des mains se tendaient pour les repêcher.
    La vague était à deux kilomètres.
    Les secousses se multiplièrent, la terre s'ouvrit, les arbres, les montagnes, les rochers et les fragiles constructions humaines se fendirent. La pyramide, symbole de leur splendeur, se crevassa et s'effondra.
    Un kilomètre.
    Le silence revint, un silence lourd, oppressant. Il n'y avait plus le moindre cri d'oiseau désormais sous le ciel devenu sombre.
    Ce fut à ce moment que le volcan explosa, recouvrant l'île d'une projection de magma orange. La vague n'était plus qu'à cent mètres.
    Les humains étaient piégés entre le feu et l'eau.
    Plus que cinquante mètres.
    Même les dauphins étaient projetés si haut dans le ciel qu'ils mouraient en retombant sur le sol de l'île. Et dans un terrible ralenti, la vague monstrueuse s'abattit sur cette île paradisiaque qui avait été le salut des hommes. Ils n'étaient plus que de petites choses claires qui se débattaient de manière dérisoire. La chair écrasée se collait à la pierre avant de se transformer en boue rose. Puis, tel un Titanic percuté par un iceberg, l'île tout entière vacilla, les blocs de roche se détachèrent du sol, libérant des béances où le magma jaune se mit à cuire et à fumer sur l'eau verte.
    L'île se retirait dans les coulisses du monde, abandonnant ses locataires à leur mort certaine. Elle s'enfonça lentement, puis d'un coup plongea en aspirant l'océan dans un vortex de mort.
    Le silence revint.
    Voilà. Tout était fini. Là où il y avait eu une civilisation brillante, il n'y avait plus que quelques débris flottants.
    Sur les cent soixante embarcations qui avaient tenté de fuir l'île, douze avaient échappé au désastre.
    Sur les trois cent mille âmes qui avaient peuplé la capitale des hommes-dauphins, trois mille avaient survécu.
    La Reine avait disparu, mais dans l'un des douze bateaux, ils désignèrent une nouvelle Reine. Elle comprit très vite la responsabilité de sa charge. Grimpant sur la proue du bateau, elle parla pour redonner du courage aux siens. Et elle dit que, tant qu'il resterait un seul humain dauphin vivant, il transporterait avec lui, où qu'il aille, les valeurs, la mémoire, la connaissance et les symboles de son peuple.
   
    Les scarabées
   
    Les deux millions cent cinquante mille hommes et femmes du peuple scarabée étaient parvenus à un degré élevé de civilisation. Ils avaient construit de grandes cités et développé une agriculture variée grâce à une invention fort utile : la poterie. Au début, ils cultivaient puis ensilaient leurs récoltes dans de grands hangars. Mais les charançons et les insectes détruisaient rapidement leurs réserves, jusqu'à ce qu'un jour, une femme ait l'idée de fabriquer des pots hermétiquement fermés. L'idée lui en était venue en observant les scarabées qui protègent leurs œufs d'une boule de bouse de vache afin qu'ils s'épanouissent dans un milieu protégé.
    Le peuple scarabée décida de sophistiquer l'idée et songea à des pots de fiente séchée, puis de glaise, qu'il scella grâce au même matériau.
    La découverte de la poterie leur procura d'immenses avantages. Ils façonnèrent d'abord de petits pots, puis des plus grands, et enfin des jarres qu'ils remplirent de lait, de viande, de céréales, d'eau douce. Ils créèrent un tour de potier pour modeler des récipients parfaitement ronds et en déduisirent la roue dont ils équipèrent brouettes et charrettes. De tous les peuples de la région, ils s'avérèrent les mieux nourris, et leurs enfants étaient les plus grands de tous. Ce qui suffisait à leur donner un avantage certain.
    Ils bâtirent leur première ville à l'embouchure d'un fleuve. Puis ils le remontèrent vers sa source. Et en même temps que leurs explorations, leurs terres cultivables s'agrandirent vers le sud. Le fleuve irriguait leurs terres et leur apportait des alluvions qui l'enrichissaient. Une seconde ville fut créée plus bas, comme pour marquer un repère dans leur expansion vers le sud. Puis une troisième. À chaque exploration, ils emportaient dans des jarres les aliments qui leur permettaient de survivre et d'aller plus loin, là où les autres peuples avaient renoncé. Leur système - exploration, village, ville, extension des cultures - fonctionnait parfaitement, augmentant sans cesse leur territoire, leur population et leur confort de vie. Mais à force de descendre vers le sud ils finirent par se heurter à une montagne élevée qu'ils ne savaient pas gravir.
    Comme à l'ouest il y avait la mer, à l'est le désert et en face la montagne, ils décidèrent d'arrêter là leur expansion.
    Ils construisirent alors des routes pour relier leurs cités entre elles et y faire circuler les charrettes transportant les produits de leurs semailles. Ils prospérèrent car la situation géographique de leur territoire était particulièrement favorable. De surcroît, grâce à leur nombreuse population ils purent facilement constituer une armée qui, après avoir écrasé tous les peuples voisins, formait une force de sécurité apte à empêcher toute invasion.
    Un matin, des enfants aperçurent à l'horizon, venant du nord-ouest, de grands bateaux nantis de gréements comme ils n'en avaient jamais vu jusque-là.
    Au début ils craignirent une nouvelle attaque des peuples pirates, mais au fur et à mesure qu'ils approchaient ces navires leur apparaissaient bien plus évolués techniquement. Non seulement ils avaient des voiles mais leur coque était vingt fois plus grande et plus effilée que tout ce qu'ils avaient vu.
    Trois cents soldats s'empressèrent de former des lignes de défense.
    Mais quand les navires s'échouèrent, ils eurent la surprise d'en voir descendre des êtres épuisés et faméliques. Leurs regards portaient les stigmates d'une grande terreur, et les hommes-scarabées se dirent qu'ils avaient dû affronter bien des épreuves.
    À tout hasard, des guerriers cernèrent les arrivants d'un mur de lances et de boucliers, mais les étrangers ne se présentaient pas en ennemis. Ils paraissaient affreusement las et mal en point. La plupart n'avaient pas mangé depuis plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Leurs joues étaient émaciées et pâles. De tous ces voyageurs, la plus étonnante était une femme aux larges hanches ; la peau flasque de ses bras pendait comme un vêtement trop lâche.
    À peine débarqués, les étrangers se pelotonnèrent les uns contre les autres, transis. L'un d'eux pourtant trouva la force de s'avancer vers les soldats. Il prononça un mot dans une langue que le peuple scarabée ne connaissait pas. Le chef des soldats répondit par une question qui signifiait : " Qui êtes-vous ? "
    Le voyageur saisit un bâton et dessina dans le sable un poisson, puis un bateau, puis une île, puis une vague. L'homme-scarabée finit par comprendre que ces gens avaient fui une île, à l'ouest, que les vagues avaient soudain submergée.
    Ils n'étaient pas armés et tendaient une main ouverte en signe de paix. Des femmes-scarabées apportaient déjà des aliments pour nourrir les arrivants et des couvertures pour les réchauffer. Les soldats les regroupèrent dans une clairière proche où des hommes-scarabées leur érigèrent des huttes de fortune.
    Ils s'installèrent dans l'enclos protégé. Les hommes-scarabées les visitaient comme des animaux curieux. Leurs bateaux furent examinés avec intérêt, chacun cherchant à comprendre comment ces gens aussi démunis étaient parvenus à construire d'aussi beaux navires. Les voiles surtout impressionnaient, avec cette façon de frissonner comme les ailes d'un oiseau rasant les flots.
    Dans leur enclos, les hommes-dauphins restèrent plusieurs jours à se reposer et à panser leurs plaies. Ils se taisaient, et leurs regards n'exprimaient que la détresse. Enfin, le chef de la cité des hommes-scarabées convoqua une délégation d'hommes-dauphins pour un entretien. De part et d'autre, on se dévisagea, méfiant et intéressé à la fois.
    Dans la discussion qui s'ensuivit, il fut décidé que les hommes-dauphins pouvaient rester et même construire un quartier à eux dans la ville, à condition de transmettre leur savoir.
    Les hommes-dauphins quittèrent l'enclos et reçurent l'autorisation de construire leurs habitations en dur dans un quartier périphérique de la capitale. Ils y implantèrent de curieuses maisons rondes en ciment crépi de blanc, fermées par de pimpantes portes bleu turquoise. Les premières émotions passées, ils décidèrent d'instaurer un jour de fête destiné à commémorer cet exode au cours duquel ils avaient trompé la mort.
    - Désormais, décréta leur Reine, chaque fois que nous survivrons à un péril, nous en consignerons l'histoire dans nos livres afin que nul ne l'oublie et que l'expérience serve aux générations futures. Nous organiserons une fête au cours de laquelle nous consommerons les aliments correspondant à l'aventure. Ainsi, pendant toutes ces semaines où nous avons fui le déluge, nous avons mangé du poisson. Chaque année, à la date-anniversaire de la grande catastrophe, nous ne mangerons que du poisson.
    Dans la nuit, la Reine des rescapés mourut, une arête fichée dans la gorge.
    Il devint urgent de repérer qui, dans la communauté, serait apte à lui succéder. Les hommes-dauphins testèrent les talents médiumniques de plusieurs d'entre eux. Les femmes, de manière générale, s'avérèrent plus douées que les hommes en la matière et une jeune fille l'emporta. Elle entreprit aussitôt de se nourrir comme quatre afin de grossir pour se doter de l'énergie indispensable aux longues méditations.
    En gage de gratitude pour l'hospitalité reçue, les hommes-dauphins livrèrent peu à peu leurs connaissances aux hommes-scarabées. Ils leur enseignèrent leur système numérique et leur système alphabétique. Ils leur apprirent leur langue. Ils leur enseignèrent la cartographie du ciel et leurs techniques de navigation et de pêche. Les hommes-dauphins ne pouvaient évidemment pas expliquer ce qui s'était passé sur leur île. Ils se contentèrent de dire qu'autrefois, ils avaient vécu au Paradis et qu'ils en avaient été chassés pour une faute qu'ils ignoraient.
    Ils enseignèrent encore comment remplacer le troc qui jusque-là était d'usage chez les hommes-scarabées par un principe d'unité de mesure des valeurs, le coquillage.
    Ils leur expliquèrent pourquoi il était utile d'ériger des monuments. Ils rassemblent la population, constituent des points de repère dans la cité et attirent les étrangers de passage, favorisant ainsi les échanges.
    Les hommes-scarabées écoutèrent attentivement les hommes-dauphins mais, pour les monuments, ils se montrèrent plutôt dubitatifs. Cela coûtait trop cher à fabriquer pour un intérêt qui leur semblait encore peu évident.
    Alors, les hommes-dauphins décidèrent d'inventer à leur intention une religion particulière.
    Ils affirmèrent qu'il était nécessaire d'enterrer les morts dans une pyramide afin de faciliter leur grand voyage vers l'au-delà. Les hommes-scarabées redoutaient certes d'avoir leur âme bloquée ici-bas mais il leur en fallait davantage pour les persuader de se lancer dans des grands travaux. Qu'à cela ne tienne. Un homme-dauphin, le meilleur conteur de sa génération, annonça que, le lendemain, il leur raconterait l'histoire du monde. Et toute la nuit, laissant libre cours à son imagination, il les émerveilla d'une cosmogonie sur mesure pour les inciter à créer une religion et une pyramide. L'idée d'inventer des dieux à têtes d'animaux lui était venue spontanément en considérant que les hommes-scarabées seraient impressionnés par ce concept.
    Non seulement ils le furent, mais ils aidèrent le conteur à embellir son récit à l'aide d'une mixture végétale qu'ils avaient découverte, le soma, à base d'éphédra, une baie rouge qui, pilée, donne de l'éphédrine, un psychotrope qui contribua à le mettre en transe et à rendre ses visions plus précises. Son histoire plaisant à tous, elle fut retransmise de bouche à oreille puis consignée par écrit. L'homme-dauphin en rajoutait, certes, mais il avait un objectif précis : obtenir l'érection d'une pyramide où la nouvelle Reine pourrait entrer en communication avec leur dieu.
    Mentalement, la jeune fille obèse était prête lorsque les hommes-scarabées, convaincus par la nouvelle religion créée pour eux, accédèrent enfin à la demande de leurs hôtes. En quelques mois, ils bâtirent une pyramide, encore plus élevée que celle de l'île et dotée également d'une loge confortable aux deux tiers de sa hauteur. Les hommes-dauphins ayant insisté sur les voyages vers l'au-delà à partir du monument, les hommes-scarabées y inhumèrent les cadavres des notables de leur société, et il fallut en repousser les dépouilles pour installer secrètement la nouvelle souveraine-médium.
    La jeune fille savait que dans son nouveau lieu " émetteur-récepteur " leur dieu lui parlerait, mais elle réfléchit longuement avant de l'interroger sur la question qui la préoccupait le plus : " Pourquoi nous avez-vous abandonnés ? "
    Quand elle la posa enfin, il lui sembla recevoir une réponse qu'elle interpréta comme : " Pour vous endurcir au contact de l'adversité. "
    La Reine accepta cette réponse mais, au souvenir des malheurs des siens, recueillie en position du lotus, elle pleura doucement, seule parmi les défunts du peuple scarabée.
    - S'il vous plaît, murmura-t-elle, s'il vous plaît, ne nous infligez plus jamais pareille épreuve.
    Puis, après ce timide reproche à son dieu, elle prit conscience que cela avait été dur mais que ç'aurait pu être encore pire.
    Leur dieu les avait arrachés de justesse aux hommes-rats en leur inspirant la construction d'un navire, il les avait sauvés du naufrage en guidant les dauphins vers l'île, il les avait installés sur une île magnifique, il leur avait inspiré une spiritualité très évoluée.
    Durant les jours qui suivirent, la médium et le conteur firent merveille. La première pour recevoir des informations provenant d'en haut, le second pour répandre des informations vers le bas. Le conteur améliora encore sa cosmogonie. Au couple fondateur, à la quête du Paradis perdu, il ajouta l'idée de deux dieux-fils jumeaux, et rivaux. Il imagina une lutte entre adorateurs de la Lune et adorateurs du Soleil, les premiers étant dans le mensonge et l'illusion (la lune n'est que le reflet de la lumière du soleil), les autres dans la vérité (le soleil est la véritable source de toutes les énergies). Il raconta le combat des forces de l'ombre contre celles de la lumière, les bons contre les méchants, une dualité simple et qui fonctionnait toujours.
    La Reine dauphin retint tout ce que lui dit son dieu mais, bien sûr, quand elle rapporta ses propos aux siens, elle y ajouta ses interprétations personnelles. Par la suite, comme les cadavres environnants commençaient à dégager une insupportable puanteur, la souveraine inventa un rituel consistant à vider les dépouilles de leurs organes putrescibles et à les envelopper de bandelettes bien serrées pour que l'air n'y pénètre plus.
    La cosmogonie des dieux jumeaux se répandit parmi le peuple des hommes-scarabées qui l'adaptèrent à leurs propres légendes, y associant une multitude d'esprits et de rites locaux. Au bout d'un certain temps, la religion des scarabées existait, solide et complexe. Le conteur mourut, et les hommes-scarabées l'oublièrent et considérèrent que telle avait toujours été leur religion. Mais alors que les hommes-scarabées se divertissaient de leur panthéon, les hommes-dauphins suivaient un cheminement inverse, simplifiant leur religion pour aboutir à un concept de dieu unique universel. Parallèlement, survinrent les premiers mouvements racistes à leur encontre.
    Des enfants-dauphins se faisaient rosser sans raison par des enfants-scarabées, et il n'était pas rare que, par jalousie pure, des échoppes d'hommes-dauphins soient saccagées et pillées par des hommes-scarabées.
    Néanmoins, l'influence des hommes-dauphins porta ses fruits. En plus de la construction de pyramides et de l'invention d'une religion, ils incitèrent leurs hôtes scarabées à bâtir une cité portuaire où abordèrent de plus en plus de voiliers venus d'ailleurs. Ils leur firent ériger une bibliothèque où ils récapitulèrent dans des livres leur savoir.
    Après la bibliothèque vinrent des écoles où les enfants apprirent à écrire, lire et compter dès leur plus jeune âge. Il y eut ensuite des établissements pour adultes où étaient enseignées la géographie, l'astronomie et l'histoire.
    Enfin, les hommes-dauphins poussèrent les hommes-scarabées à entreprendre eux aussi des expéditions navales et terrestres. L'idée n'était pas innocente, ils espéraient ainsi retrouver les survivants des neuf autres navires, qui n'avaient pas suivi la même route qu'eux. Et effectivement, au cours de leurs recherches, ils découvrirent dans le désert des hordes d'hommes-dauphins qui erraient d'oasis en oasis depuis très longtemps. Ils renouèrent connaissance et s'émerveillèrent que des rescapés de leur île de la Tranquillité soient parvenus à reconstruire leurs propres villages sur la côte. Quel qu'ait été leur destin, tous gardaient en mémoire les deux traumatismes qui avaient marqué leur peuple : la fuite devant l'invasion des hommes-rats et le grand déluge qui les avait chassés de leur île.
    Mais les hommes-scarabées exigeaient toujours davantage des hommes-dauphins. Ils enviaient leurs connaissances et plus ils en apprenaient, plus ils considéraient que les hommes-dauphins leur cachaient des choses. Ayant découvert l'existence de la médium obèse, ils voulaient eux aussi être initiés aux mystères de la pyramide, ils réclamaient qu'une caste d'hommes-scarabées prêtres soit autorisée elle aussi à y dialoguer avec ce dieu. Puis ils exigèrent des hommes-dauphins la transmission de leur savoir le plus complexe. Cela fut accepté aussi. Il apparut ainsi non pas une caste mais un groupe d'hommes-scarabées érudits, des intellectuels qui supplantèrent peu à peu les prêtres, les paysans et les militaires de l'ancienne génération. Pour renforcer leur emprise sur les autres, ils imposèrent un nouveau concept : la monarchie. En s'appuyant sur ses semblables et avec l'aide logistique des hommes-dauphins, leur chef se proclama roi, fils du Soleil. Il inventa les impôts pour financer son armée, il créa des réserves royales de nourriture, il se lança dans la construction d'une série de monuments de plus en plus imposants.
    Le royaume compta bientôt une vingtaine de villes importantes.
    Pays puissant, progrès constants, culture en plein développement, religion étatique, les hommes-scarabées devinrent ainsi une superpuissance politique et économique.
   
    Les rats
   
    Guidés par la foudre, des éclaireurs hommes-rats firent un après-midi une découverte étonnante : un village de femmes, uniquement de femmes. Ils restèrent longtemps à observer ces élégantes amazones, si belles et d'allure si sportive. Certaines s'ébattaient nues dans l'eau d'une rivière, se frottant mutuellement le corps et les cheveux d'herbes saponifères et s'éclaboussant en riant. Dans un enclos, d'autres, juchées sur des chevaux, s'exerçaient à sauter des obstacles, ou s'entraînaient à tirer à l'arc. À force de contourner le village ils finirent par trouver quelques hommes qui faisaient la cuisine, cousaient, tissaient ou jouaient de la musique.
    Les éclaireurs étaient encore bouleversés quand ils regagnèrent leur base.
    Leur récit passionna leur chef, un homme de haute stature, coiffé de l'ancestrale peau de rat noir.
    - Ces femmes sont-elles à ranger dans la catégorie des " étrangers moins forts " ou " plus forts que nous " ? interrogea-t-il.
    Les éclaireurs furent catégoriques :
    - Moins forts.
    Le chef déclara alors qu'il avait vu en rêve qu'ils devaient les attaquer.
    Les hommes-rats se répartirent les armes. Leurs troupes se mirent en branle pour se déployer en une longue ligne sur les crêtes avoisinant la bourgade des femmes-guêpes.
    Un premier signal imitant un sifflement d'oiseau prévint la troupe de se tenir prête. Un second commanda le jet des lances par-dessus le mur de protection de la cité des femmes-guêpes.
    Les pointes s'abattirent au hasard. Des cris, du sang, des corps, des chevelures flottaient parmi des vêtements épars dans l'eau rougie du lac intérieur. L'incompréhension se lisait sur les visages qu'atteignait une nouvelle volée de lances.
    Les amazones se ressaisirent et coururent vers la remise où s'entassaient leurs arcs. Une femme aux cheveux très longs et très clairs clama des ordres. Les soldates se massèrent derrière leur chef puis, camouflées par leur mur d'enceinte, tirèrent leurs flèches vers les assaillants. Grâce à leurs nouveaux arcs à double courbure, elles en tuèrent plusieurs dizaines, mais les hommes-rats se ressaisirent à leur tour.
    Volées de lances. Quand le fruit lui parut mûr, le chef rat émit un troisième signal.
    Des hommes-rats s'élancèrent pour défoncer à coups de bélier la porte d'entrée. Ils furent arrêtés par des flèches bien ajustées, d'autres prirent le relais et, se protégeant avec des boucliers, ils parvinrent à arracher la grande porte de la cité.
    Nouveau signal, et une centaine de cavaliers rats jaillirent des fourrés et chargèrent en hurlant. Mais une colonne d'amazones étaient déjà à cheval et les deux cavaleries s'affrontèrent devant les murs de la cité. Le combat tourna rapidement à l'avantage des femmes-guêpes. Elles n'étaient pas plus fortes, mais plus rapides au combat. Leur art de l'esquive et leur adresse à cheval leur permirent d'éviter les coups de sabre et les lances. Après ce choc frontal, les hommes-rats détalèrent, certains fuyant à pied. La colonne amazone les poursuivit. La peur changea de camp. Les hommes-rats reculaient devant ces femmes étonnantes.
    Le chef rat prit alors lui-même la tête d'une nouvelle escouade de lanciers. Alors que les cavalières remontaient la butte, ils se disposèrent en position d'encaissement de choc. Beaucoup de ses hommes furent fauchés au passage de la première ligne de cavalerie. Les femmes décochèrent leurs flèches à bout portant. Puis ce fut le corps-à-corps et une fois de plus celui-ci ne tourna pas à l'avantage des hommes. Les amazones hurlaient, mordaient, arrachaient les cheveux par touffes, frappaient au bas-ventre. Elles possédaient une petite dague empoisonnée qu'elles tenaient placée dans un étui de mollet. Surpris par cette opposition inattendue et la détermination de ces furies, les hommes-rats se battaient moins bien qu'à l'ordinaire. Accoutumés à ce que leurs compagnes restent terrées au fond de leurs cavernes, ils avaient du mal à considérer que cette engeance leur opposait une telle résistance. En son for intérieur, le chef des rats maudissait les éclaireurs qui avaient sous-estimé l'adversaire.
    Épée au clair, il fonça vers une ligne d'amazones qu'il mit en pièces à lui seul. La chef des femmes-guêpes riposta en lui balafrant le front d'une flèche qui le fit choir.
    Ses soldâtes poussèrent un cri de victoire tandis que les hommes emportaient le chef à la coiffe de rat.
    Le vent avait tourné. Les hommes-rats perdirent en virulence. Puis déguerpirent sans même attendre le signal de la retraite. Bientôt ils furent chassés des zones avoisinant la cité des guêpes.
    Chez les femmes-guêpes, les mortes inhumées, les blessées soignées, ce fut la fête.
    Au campement des hommes-rats, la rage l'emportait sur la déception de la défaite. Confondant leurs compagnes soumises et les amazones dans une même exécration du sexe féminin, ils les molestèrent sans raison.
    Ayant repris ses esprits, le chef des hommes-rats se montra particulièrement vindicatif. Il décida que ses troupes avaient non seulement manqué d'audace mais aussi de courage en battant en retraite devant une cité de femmes. Pour les motiver, il inventa " la décimation ".
    À chaque défaite, il mettrait à mort un soldat sur dix choisi au hasard. Ils apprendraient ainsi qu'il valait mieux périr valeureusement face à l'ennemi que comme des lâches de la main de leurs frères. Ce fut fait. Il ordonna de jeter ensuite aux ordures les dépouilles des malheureux décimés.
    Instinctivement, le chef rat perpétrait ainsi l'instauration du principe de diversion par la terreur inventé par son illustre ancêtre.
    - On vainc la peur par la peur. Oubliez votre effroi devant les amazones, vous ne devez avoir peur que de moi, déclarait-il à son peuple.
    Et en effet, après tant de cruauté gratuite, les femmes-guêpes parurent à ses soldats moins redoutables que leur leader. D'ailleurs, pour leur redonner confiance, leur chef les lança contre d'autres peuplades, beaucoup moins résistantes. Leurs prisonniers ne furent pas massacrés mais ramenés comme du bétail afin de servir de premières lignes face aux flèches des amazones.
    Le chef des hommes-rats voulait venger l'affront qu'elles lui avaient infligé. Il ordonna à ses menuisiers de fabriquer comme elles des arcs à double courbure et renforça les castes militaires en leur octroyant de nouveaux privilèges.
    Il s'autoproclama roi. Et, dans une grande cérémonie pleine de fastes, il annonça que désormais il y aurait des impôts pour financer une armée techniquement plus moderne.
    La guerre avec les femmes-guêpes menaçant de durer, le roi des rats décida de construire une ville temporaire doublée de palissades. Les hommes-rats lanceraient désormais leurs raids à partir de cette base où ils installeraient leurs quartiers.
    Paradoxalement, le pouvoir du chef rat n'avait jamais été aussi grand qu'après cette défaite, et jamais il n'avait été aussi respecté.
    Le roi institua ensuite les notions de martyr et de héros pour glorifier ceux qui avaient péri au combat face aux horribles femmes, et se montra pionnier en matière de propagande en réécrivant sans cesse la bataille pour prouver l'ignominie de leurs adversaires.
    Le mot " guêpe " était devenu une insulte et ils prenaient plaisir à brûler tous les nids de ces insectes qu'ils rencontraient.
    Le roi n'était pas pressé. Il voulait que sa victoire sur les femmes-guêpes soit éclatante. Dans ses rêves, leur reine traînait sa longue crinière claire à ses pieds et le suppliait de l'épargner.