samedi 22 septembre 2018

28. LE TEMPS DES BROUILLONS


    Des champs dévastés. Des paysages en ruine. Des routes défoncées, rongées par les ronces. Des immeubles éventrés où se terrent de rares humains prêts à tuer pour s'approprier la moindre nourriture. Des hordes d'enfants retournés à l'état sauvage qui disputent leur pitance à des hordes de chiens très organisées. Des soldats rescapés des guerres qui attaquent les rares voyageurs, en quête d'illusoires horizons meilleurs, pour les rançonner et les tuer.
    En 2 222 sur " Terre 17 " l'humanité a oublié la morale et la médecine. Des épidémies déciment les survivants. Plus de télévision, plus de radio, plus de vision globale. La civilisation a laissé place à la violence implacable, au chacun-pour-soi absolu. Accroché à ma loupe, à travers les sept continents, je cherche un semblant de renouveau.
    À force de persévérance, je finis par repérer au fin fond d'une forêt touffue une clairière où une tribu semble s'être regroupée en village. Les cabanes sur pilotis sont blotties en demi-cercle les unes contre les autres. Au centre, un grand feu réchauffe des humains aux coiffures luisantes de graisse animale et piquées de plumes d'oiseaux.
    Retour à la préhistoire...
    Dans un coin, cependant, un vieillard s'adresse à des enfants attentifs et, en même temps qu'eux, j'apprends l'histoire du désastre de ce monde telle que la lui a transmise son père qui la tenait lui-même d'un aïeul mémorialiste.
    " Autrefois, raconte-t-il, les hommes volaient dans le ciel. Ils conversaient à distance sur toute la planète. Ils voyageaient au loin dans des habitacles particuliers. Ils possédaient des machines à penser mieux et plus vite. Ils savaient même produire de la lumière sans feu. Autrefois... une centaine de nations vivaient en paix grâce à leur civilisation " démocratique ". Et puis, en marge, un petit groupe d'États, riches en matières premières, ont commencé à supprimer ces valeurs " démocratiques " pour les remplacer par une religion fondée sur l'Interdit. Ceux qui s'y convertissaient se nommaient entre eux les " Interdiseurs ". Ils commencèrent à faire parler d'eux en assassinant les tenants des autres cultes et en incendiant leurs temples, puis ils s'en prirent à leurs propres modérés, et bien sûr à leurs opposants. Là où se réunissaient des fidèles de la démocratie, ils posèrent des bombes, provoquant d'innombrables victimes. Ne sachant comment réagir à cette violence gratuite sans trahir leurs valeurs, les démocrates fermèrent d'abord les yeux puis tentèrent d'amadouer les Interdiseurs en leur offrant des traitements de faveur. Mais dans cette attitude, ceux-ci ne virent que signe de faiblesse et multiplièrent de plus belle leurs exactions. Plus les Interdiseurs sévissaient, plus les démocrates cherchaient une légitimité à leurs tueries, y trouvaient des excuses et s'accusaient de les avoir eux-mêmes provoquées.
    Les Interdiseurs avaient, sur les démocrates et les fidèles des autres confessions, l'avantage d'être sûrs d'eux, convaincus de la justesse de leurs idées, et aussi de tenir un discours simple. Tandis que les autres vivaient dans le doute et la complexité, eux interdisaient tranquillement à leurs femmes de s'éduquer et de travailler et les contraignaient à rester cloîtrées à cuisiner et enfanter. Les démocrates étaient convaincus que tant d'obscurantisme ne pourrait que disparaître au plus vite dans un monde régi par la science, la logique et les technologies. Mais il n'en fut rien. Le mouvement interdiseur ne fit que croître et se développer, notamment parmi tous les adversaires du progrès. Cela commença par toucher les classes les plus défavorisées, qui avaient l'impression de prendre leur revanche, pour finalement contaminer les classes intellectuelles qui trouvaient dans cette violence et cette simplicité une forme de nouveau projet pour le futur.
    Une par une, les nations démocratiques mirent genou à terre, ployèrent, passèrent sous le joug des hommes de cette religion. Loin de faire front, elles continuèrent à se chamailler entre elles sur les moyens d'arrêter le fléau. Et elles n'en trouvèrent aucun. Alors que les derniers remparts de résistance en étaient encore à palabrer, la terreur régnait déjà partout. Seul l'ordre des Interdiseurs faisait loi. Et les gens se convertissaient pour avoir la paix ou la vie sauve. Puis ils adoptaient le dogme interdiseur. Les femmes obéissaient aux hommes, les hommes à leur chef et le chef avait tous les droits. Plus personne n'osait s'exprimer, plus personne n'osait s'instruire autrement que dans la religion, plus personne n'osait avoir une pensée personnelle. Tout le monde était contraint de prier sans cesse à heures fixes. Ceux qui cherchaient à s'en exempter étaient rapidement dénoncés par leurs voisins.
    - Pourquoi ç'a marché ? demande un enfant.
    - Les démocrates avaient les questions. Les interdiseurs avaient les réponses. Lorsqu'il s'est avéré que les zones démocratiques n'étaient plus que de petites poches rongées par les attentats aveugles des fanatiques, le vrai chef des Interdiseurs s'est enfin dévoilé. Ce n'était pas l'un des chefs terroristes présentés partout mais l'un des dirigeants officiels de la plus riche nation productrice de matières premières. Un homme qui avait toujours clamé son soutien à la démocratie. Dans le système interdiseur la duplicité était considérée comme une ruse militaire.
    Ce dirigeant annonça qu'il était désormais le seul représentant de la parole religieuse, et il a imposé une dictature mondiale. Dès lors, il a créé une hiérarchie de chefs et de sous-chefs dévoués à sa personne. Une police politique et une police religieuse imposaient sa loi. Tandis que toute la population était interdite du moindre plaisir personnel, lui, sa famille et tous les siens vivaient dans l'opulence, le vice et la débauche, jouissant de toutes les richesses. Et ne s'interdisant rien.
    - Et ils volaient toujours, et se déplaçaient sans chevaux, et produisaient de la lumière sans feu ? interroge un enfant de la tribu.
    Le vieillard s'éclaircit la gorge pour mieux reprendre :
    - ... Les Interdiseurs pourchassèrent les scientifiques et les ingénieurs, de crainte que ceux-ci inventent de nouveaux moyens de leur résister. Tout ce qui ressemblait à un intellectuel fut torturé à mort afin que nul ne répande de théorie jugée d'avance subversive.
    Les Interdiseurs se livrèrent à des autodafés d'ouvrages scientifiques, détruisirent toutes les œuvres d'art qui n'étaient pas les leurs. Considérés comme des sorciers, par essence démocrates, les médecins furent mis à mort et les épidémies reprirent leurs ravages. Après l'éducation des femmes, la technologie et la médecine, les Interdiseurs interdirent les voyages, la musique, la télévision, les livres, ils interdirent même aux oiseaux de chanter, considérant que leur chant pouvait concurrencer celui de l'appel à la prière... Les Interdiseurs réécrivirent l'histoire à leur convenance, éliminèrent toutes les distractions, hormis le spectacle obligatoire des exécutions publiques dans les stades. La peur était partout.
    - Alors comment avons-nous survécu, nous autres ? demande un autre enfant.
    - Le tyran a fini par mourir de vieillesse. Sa succession a donné lieu à d'âpres luttes entre ses fils. Dès lors il n'y eut plus de grande armée, ni de grande police religieuse unifiée. L'empire théocratique vola en éclats. Les anciens officiers se transformèrent en chefs de guerre. Ici et là, des bandes indépendantes s'imposèrent par la force. Tuer pour ne pas être tué devint la règle. Face à cette loi du plus fort, certains, comme nos anciens, ont décidé de fuir les villes, de s'enfoncer dans les forêts, loin des assauts des soldats, des fanatiques et des brigands. C'est pourquoi nous sommes encore ici, et que je peux, moi, vous raconter cette histoire qui est la vôtre.
    - Que ne donnerais-je pas pour tenir un livre entre mes mains, dit un enfant. Apprendre comment l'homme faisait pour voler dans les cieux comme un oiseau, parler à distance ou disposer de la lumière sans feu...
    J'ai du mal à en croire mes oreilles.
    Comme moi, les autres élèves dieux ont pris connaissance d'une manière ou d'une autre des événements survenus entre 2035 et 2222. Nous nous considérons, incrédules. Est-il donc si facile de faire revenir une civilisation avancée à son point de départ ?
    Chronos interroge :
    - Pourquoi, selon vous, cette planète a-t-elle dépéri ?
    - À cause de la dictature d'un tyran religieux, propose quelqu'un.
    - Ce n'est là qu'un symptôme. J'attends davantage de perspectives de la part de dieux en devenir.
    - Les démocrates étaient convaincus que leurs démocraties étaient plus puissantes qu'une religion fanatique, et quand ils se sont réveillés, il était trop tard. Ils ont sous-estimé l'adversaire.
    - C'est mieux.
    - Trop accoutumés à leur confort, les démocrates étaient devenus paresseux et n'avaient plus envie de se battre.
    - Pas mal.
    Désireux de donner notre version, nous parlons tous en même temps. D'un geste, Chronos nous enjoint de prendre la parole à tour de rôle. Edmond Wells s'empresse de lever la main :
    - Il existait un trop grand écart entre les plus instruits et la majeure partie de la population. Une élite progressait de plus en plus vite alors que la majorité n'avait pas la moindre idée de comment fonctionnaient les machines qu'ils utilisaient pourtant quotidiennement. À quoi bon hausser le plafond quand le plancher s'écroule ?
    - Leur propre réussite les inquiétait. Car elle était incompréhensible. Alors que leur échec les ramenait dans un monde connu, donc rassurant. Celui du passé, dit Sarah Bernhardt.
    - Tout s'est déroulé comme si les mauvais élèves s'étaient débarrassés des bons afin de rester tranquillement entre médiocres, renchérit Gustave Eiffel.
    - Ils ont perdu peu à peu la liberté de penser, le progrès, l'ensemble des connaissances, l'égalité entre les sexes, et placé leur destin entre les mains des plus rétrogrades et des plus cyniques au nom des principes de... tolérance ! souligne Voltaire.
    - Ils s'étaient trop coupés de la nature, dit Rousseau.
    - Ils avaient perdu le sens du beau, propose Van Gogh.
    - Ils se sont appuyés sur la technologie. Ils ont cru que la science était plus forte que la religion, signale Saint-Exupéry.
    - Ils étaient méfiants vis-à-vis de la science et confiants dans la religion, précise Étienne de Montgolfier.
    - Peut-être parce que la religion est incontestable alors que la science est toujours remise en question.
    - C'étaient tous des crétins... c'est bien fait pour eux. Ils ont eu ce qu'ils méritaient, énonce Joseph Proudhon.
    - Tu ne peux pas dire ça, rétorque Voltaire, ils ont failli réussir.
    - Mais... ils ont échoué, conclut l'anarchiste. La religion est un piège à cons. En voilà la preuve flagrante.
    - Tu ne peux pas mettre toutes les religions dans le même sac. Il n'y en avait qu'une qui prônait la violence comme acte mystique, c'est comme cela qu'ils ont installé la terreur, dit Lucien Duprès.
    - Maintenant que " Terre 17 " est revenue à la case " départ ", vous allez pouvoir tester vos talents en matière d'improvisation divine, signale Chronos.
    Comme règle du jeu, le dieu du Temps nous invite à choisir chacun une communauté humaine au hasard, parmi celles qui traînent par-ci, par-là, et à tenter de la faire évoluer.
    Nous nous mettons à la tâche. Par les rêves, la foudre, le recours aux médiums, nous cherchons à influencer les chamans, sorciers, prêtres ou artistes pour mieux agir sur le quotidien de populations en déshérence. Grâce à notre bouton " D " nous intervenons dans les conflits en foudroyant les ennemis de notre tribu de prédilection. Aux plus créatifs, nous nous évertuons à inspirer des inventions techniques, scientifiques ou artistiques. Ce n'est pas facile. Les humains oublient leurs rêves au réveil, interprètent de travers nos signes. Les médiums comprennent ce qu'ils veulent. Parfois je m'agace de tant d'incompréhension.
    Peu à peu les " païens " finissent pourtant par prendre conscience de mon existence, par me vénérer, et je leur inspire un peu d'ordre.
    Nos manifestations divines surprennent d'abord, effraient ensuite, puis fascinent. De nouvelles religions apparaissent sur " Terre 17 ". Le mal pour réparer le mal. Mes amis aussi ont leurs peuples dévots. Ses adorateurs émeuvent Marilyn. Même au temps de sa plus grande gloire, ses admirateurs ne l'ont jamais vénérée à ce point.
    Edmond Wells ne dit rien et observe ses gens comme autrefois ses fourmis.
    Derrière nous, Chronos tourne autour de ses élèves et, de temps à autre, se penche pour examiner nos travaux. Son visage ridé reste impavide et nous ne parvenons pas à deviner si nos interventions lui conviennent ou lui déplaisent. Marie Curie s'énerve de l'agitation de son troupeau humain. Sarah Bernhardt s'amuse des bourdes du sien. Édith Piaf chantonne en guidant sa horde. Mata Hari présente un indéchiffrable visage de madone.
    Après deux heures de libre exercice de nos pouvoirs, le dieu du Temps donne de la cloche et nous convie à examiner l'état des travaux de nos condisciples. La plupart n'ont pas obtenu de meilleurs résultats que moi, à l'exception, peut-être, de Lucien Duprès dont la communauté semble avoir progressé. Lui communique à travers la consommation de champignons exotiques. Installés sur une île, à l'abri pour l'heure des voisins prédateurs, ses humains pratiquent un art de vivre semblable à ceux des communautés hippies des années 70. Ils sont pacifiques et sereins. Ils sont libres dans leurs mœurs et chacun participe à toutes les activités.
    Dans un carnet, Chronos note ses observations et nous interroge sur nos premières impressions.
    - Si nous les effrayons trop, ils deviennent mystiques, remarque un élève dieu.
    - Si nous les laissons faire, ils multiplient les bêtises au sens propre, c'est-à-dire qu'ils se comportent véritablement comme des bêtes, regrette un autre.
    - S'ils cessent de redouter un châtiment, ils ne respectent plus rien.
    - Pourquoi, selon vous ? interroge notre professeur.
    Chacun a son idée.
    - Ils ont une sorte d'attirance naturelle pour la mort et la destruction. Sans police et sans punition ils ne respectent pas les autres, dit une fille.
    - Pourquoi ? demande finement notre professeur.
    Les réponses fusent de partout.
    - Peut-être parce qu'ils ne les comprennent pas vraiment.
    - Parce qu'ils ne s'aiment pas entre eux.
    - Parce qu'ils n'aiment pas le projet global de leur espèce.
    - Parce qu'ils ne le voient pas.
    - Parce qu'ils ne l'imaginent pas.
    - Parce qu'ils vivent en permanence dans la peur, dis-je.
    Chronos se tourne vers moi.
    - Développez votre idée.
    Je réfléchis :
    - La peur les aveugle et les empêche d'envisager leur existence paisible à plus long terme.
    Edmond Wells secoue la tête.
    - Ils ont peur parce qu'il était encore trop tôt dans leur évolution de conscience quand leur technologie a décollé de manière exponentielle. Ils disposaient d'outils extraordinaires alors que leur âme était encore dans le 3. Ils sont donc revenus à une technologie adaptée à leur niveau d'âme. Une technologie basique pour des êtres basiques.
    La plupart des élèves approuvent.
    Chronos aussi semble satisfait par cette réponse.
    - Attendez. Attendez, intervient Lucien Duprès. Certains sont comme ça. Mais pas tous. Dans ma communauté, par exemple, ils sont sortis de la peur et s'avancent vers l'amour. Ils ont transcendé le 3, ils sont dans le 4 et glissent vers le 5.
    - Cela marche chez toi, parce qu'ils sont peu nombreux, complète son voisin.
    - Ils ne sont que deux ou trois cents sur une humanité qui comptait autrefois douze milliards d'âmes et qui est réduite à trois milliards par la volonté d'un religieux fou, mais c'est un bon début. Et puis, ce qu'un petit nombre de gens déterminés ont pu détruire par le biais de cette religion, d'autres peuvent le reconstruire par la spiritualité.
    - Oui, mais leur nouvelle religion, c'est nous, ironise Proudhon. On remplace une religion qu'ils ont inventée par celle qu'on leur impose. Quelle différence ?
    - Je n'ai pas parlé de religion, mais de spiritualité.
    - Pour moi c'est pareil.
    - Eh bien pour moi c'est l'exact contraire. La religion c'est le prêt-à-penser imposé à tout le monde, la spiritualité c'est une perception élevée de ce qui peut être " au-dessus de soi ", dit Lucien Duprès. Et pour chacun elle est différente.
    - Alors le fameux Grand Dieu que tu penses logé là-haut c'est quoi, de la religion ou de la spiritualité ? demande Proudhon, narquois.
    Les débats s'installent. Chronos fait à nouveau tinter sa cloche.
    - Il est temps de passer à l'exercice suivant. Ce qui a été fait en notre nom sera défait en notre nom, conclut le dieu du Temps en se lissant la barbe. Il est temps que s'abatte sur cette planète - " brouillon " notre colère divine.
    Sur toutes les montres et horloges est inscrite la même heure, 19 heures, l'obscurité du dehors commence à envahir notre salle de classe.
    - Bien. Réglez tous vos ankhs en tournant la molette D à son maximum.
    - Mais ce serait un génocide !..., clame Lucien Duprès.
    Chronos prend encore le temps de raisonner le trublion.
    - Ton expérience est minoritaire. Pour ta petite réussite sur quelques centaines d'individus, il y a des milliards d'humains en déconfiture dont il faut abréger les souffrances.
    - Mais ma communauté prouve qu'il est possible de les sauver. Ma " petite " réussite, comme vous dites, peut devenir contagieuse, affirme Lucien Duprès.
    - Ta réussite prouve que tu es un dieu assez adroit et je suis sûr que dans le Grand Jeu tu feras merveille.
    - Quel Grand Jeu ?
    - Le jeu des élèves dieux. Le jeu d'" Y ".
    - Mais je ne veux pas de votre jeu d'Y, je veux continuer à faire vivre ma petite communauté. Regardez comme ils sont heureux. Ils ont un village, ils se relaient aux travaux d'entretien, il n'y a pas de disputes, ils produisent de l'art, ils chantent...
    - Ce n'est qu'une goutte d'eau claire dans l'océan pollué. Maintenant il faut changer la bassine, s'impatiente Chronos.
    - Il n'y a pas un moyen de les mettre de côté dans une éprouvette ? dis-je à tout hasard.
    - On ne fait pas du neuf avec du vieux. Ces gens auxquels vous semblez vous attacher parce que vous avez commencé à les connaître sont ancrés dans de mauvaises habitudes issues de millions d'années d'erreurs et de violence. Ils sont montés et redescendus. Ils présentent le niveau de conscience de nos peuples de l'Antiquité. Une mentalité d'esclaves. On ne pourra rien tirer d'eux. Ce ne sont même pas des humains " aboutis ". Ils sont tout au plus des 3,1 sur l'échelle de la conscience. Du 3,1, vous m'entendez, alors que vous êtes des 7 ! Ce sont des... animaux.
    - Même des animaux méritent de vivre, dit Edmond Wells.
    - Au lieu de leur prêter des vertus, rappelez-vous leurs vices. N'avez-vous pas vu leurs tortures, leurs injustices, leurs fanatismes, leurs lâchetés, et enfin leur sauvagerie ? N'avez-vous pas compris avec quelle facilité une religion simpliste et violente s'est imposée à toute la planète sans aucune résistance réelle ? Cela a eu lieu. Cela se reproduira. Désolé, mon pauvre Lucien, mais ces humains sont fichus...
    Quelques élèves lâchent un murmure d'approbation. Chronos en profite pour enfoncer le clou.
    - Vous ne faites qu'achever une humanité qui agonise. Cette humanité a beaucoup vécu. Il est inscrit 2222 ans sur ses calendriers, mais en fait elle a déjà trois millions d'années. Elle souffre de ses rhumatismes et de ses cancers. Je suis sûr que, si elle pouvait parler, elle supplierait qu'on abrège ses souffrances... Ce n'est pas un crime, c'est de l'euthanasie.
    Lucien n'est pas du tout convaincu.
    - Si c'est ça être dieu... je préfère rendre mon tablier.
    Il se tourne vers nous.
    - Et vous tous vous devriez renoncer. Vous ne comprenez donc pas qu'on va vous forcer à accomplir quelque chose d'ignoble ? On prend une planète, on joue avec et on la détruit. Comme si on écrasait des... insectes !
    Edmond Wells a une grimace mais il baisse les yeux. Lucien se juche sur la table.
    - Hé, les gars ! Réveillez-vous, bon sang. Vous n'avez pas compris ce qui est en train de se passer ?
    Personne ne bouge. Il faut dire que nous ne sommes pas très satisfaits de nos communautés humaines respectives. Seul Lucien Duprès a réussi l'évolution de son troupeau d'humains. Lui seul a quelque chose à perdre. Même mes humains de la forêt ont des problèmes de santé chroniques que je n'arrive pas à résoudre. Une dysenterie. Ils ont beau mastiquer des feuilles aux effets analgésiques, cela ne change rien. Je crois que leur eau contient trop d'amibes.
    Lucien nous prend à partie les uns après les autres.
    - Et toi Rousseau, et toi Saint-Exupéry, et Méliès, et toi Édith Piaf. Simone Signoret... Edmond Wells, et toi Raoul, et toi Michael, et toi Mata Hari, et toi Gustave Eiffel... vous laisseriez un monde entier mourir ?
    Nous baissons les yeux. Personne ne réagit.
    - Très bien, j'ai compris.
    Écœuré, Lucien descend de la table et marche vers la porte.
    - Reste ! lance Marilyn Monroe.
    - Je ne vois plus l'intérêt d'être élève dieu, dit Lucien sans se retourner.
    - Tu peux aider des hommes. Peut-être pas ceux-là mais d'autres, ceux qu'on nous proposera plus tard, lui glisse Sarah Bernhardt au moment où il passe près d'elle.
    - Pour les tuer ensuite ? La belle affaire. J'ai le même pouvoir qu'un... éleveur de porcs dans son abattoir.
    Lucien repousse les mains amies qui cherchent à le retenir et se dirige vers la porte sans que Chronos fasse un seul geste, prononce un seul mot pour l'en empêcher. Ce n'est qu'une fois l'ancien opticien sorti qu'il murmure :
    - Pauvre garçon. Il ne se rend pas compte de ce qu'il perd. Il y a dans chaque promotion des âmes trop sensibles qui ne supportent pas le choc. Enfin, plus tôt elles s'en vont, mieux c'est. Y a-t-il d'autres âmes délicates qui veulent sortir du jeu ? Elles peuvent se signaler maintenant.
    Aucune réaction.
    Chronos se détourne de la porte.
    - Maintenant, c'est l'instant que je préfère, annonce-t-il.
    Il hume l'air, renifle bruyamment, se concentre comme s'il s'apprêtait à goûter un mets délicat.
    - Feu !
    Proudhon est le premier à tirer. Un immense iceberg se détache du pôle Sud et fond en un clin d'œil. Les autres élèves suivent. Après une courte hésitation, je règle mon ankh, le brandis et vise. Nous sommes d'abord étonnés de voir que lorsqu'on tire ici, cela frappe là-bas. Puis, comme pris de frénésie, nous nous acharnons sur les glaces. Je reconnais en moi un certain plaisir à détruire, plus qu'à construire peut-être. Nous éprouvons un sentiment de puissance. Nous sommes des dieux.
    La fonte des pôles fait monter le niveau des océans. De gigantesques tsunamis déferlent sur les rivages, frappent les villages côtiers, noient les terres, fracassent les falaises, engloutissent les vallées, transforment les cimes des montagnes en îles, puis les submergent. Au bout de quelques minutes, il n'existe plus sur la planète une seule terre qui ne soit immergée.
    Quand Chronos ordonne : " Cessez le feu ! ", là où existaient sept vastes continents, il n'y a plus qu'un lourd océan noir parcouru de vagues frisées d'écume. Le plus haut sommet culmine au ras des flots.
    De rares animaux ou humains miraculeusement rescapés tentent d'échapper à la mort en s'agrippant à des objets flottants. Je remarque en zoomant avec mon ankh une sorte d'Arche de Noé. Puis une autre. Des humains ont trouvé le moyen de survivre. Admirable ténacité.
    - Abrégez leurs souffrances, ordonne Chronos.
    Réglant leurs ankhs pour des tirs précis les dieux frappent les minuscules cibles flottantes.
    Il n'y a plus d'humains visibles. Faute de lieu où se poser, les oiseaux tournoient dans les airs avant de s'effondrer, épuisés, dans les eaux où le monde marin s'efforce de reprendre ses droits.
    Mais en chauffant les pôles, nous avons aussi produit un énorme nuage de vapeur qui couvre la planète et opacifie le ciel. Les rayons solaires ne touchent plus sa surface, et la température chute brusquement. Si bien que, au bout d'un moment, l'eau finit par geler.
    Les poissons se trouvent pris dans une mer qui se solidifie. Bientôt " Terre 17 " devient une planète de glace. Sa surface forme la plus grande patinoire imaginable. Il n'existe plus la moindre forme de vie, qu'elle soit humaine, animale ou végétale.
    Fin de parcours pour " Terre 17 " qui n'est plus qu'une perle parfaitement lisse aux reflets nacrés. Un œuf blanc flottant dans le cosmos.
   

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