samedi 22 septembre 2018

40. NAISSANCE D'UN MONDE


    Du sel. Un minéral qui se mange. Quelle saveur puissante, j'en reprends. Nous poursuivons notre apprentissage gustatif. J'en rajoute jusqu'à ce que, à force de picoter, le sel endolorisse mon palais. On nous apporte des œufs crus pour accompagner notre sel. Ainsi, à chaque repas, nous ingurgitons au sens propre la leçon du jour.
    Retour à l'Amphithéâtre où nous sommes conviés à fêter la naissance de " Terre 18 ".
    Aux battements sourds des tambours, sur une musique joyeuse, s'ajoute un instrument lié lui aussi à notre passage chez Héphaïstos : des cloches de cuivre tabulaires qui, alignées, reproduisent ensemble le son métallique d'une forge.
    Des couples se forment pour improviser une danse.
    Des mains se lient pour entamer une ronde autour de " Terre 18 " qui trône au centre de l'arène. Avec ses continents marron tout neufs, la planète semble elle-même palpiter au rythme de la musique.
    Je guette l'arrivée d'Aphrodite, mais aucun Maître dieu n'est là ce soir pour dominer l'assistance. Tout se passe comme s'ils avaient décidé de nous laisser nous amuser seuls avec notre nouveau monde. Raoul nous suggère d'en profiter pour nous esquiver sur-le-champ afin de disposer de plus de temps pour construire notre nouvelle embarcation.
    - Je peux vous accompagner ? interroge de sa voix grave Édith Piaf.
    - C'est que nous sommes déjà au compl...
    - Tu seras la bienvenue, m'interrompt Freddy Meyer alors que j'allais repousser la chanteuse.
    Suivi donc d'Édith Piaf et de Mata Hari, notre groupe de théonautes s'éclipse et s'enfonce dans le tunnel sous la muraille Est. Nous débouchons quelques minutes plus tard dans la forêt bleue et nous dirigeons vers le fleuve.
    Nous avons compris qu'un radeau ne suffirait pas à nous protéger des sirènes. Edmond Wells et Freddy Meyer se chargent d'esquisser les plans d'un vrai bateau. Nous lestons la coque de lourdes pierres pour lui donner plus de stabilité. En silence, nous tissons nos roseaux. Édith Piaf consolide les nœuds. Marilyn et moi taillons de longues perches qui éloigneront les sirènes. Freddy s'écarte pour bricoler quelque chose dans un grand sac.
    La nuit succède doucement au crépuscule. Les lucioles nous éclairent. L'oiseau-lyre et le griffon qui louche nous rejoignent et cherchent quelle aide nous apporter. Nous recevons une visite plus inattendue. Un enfant satyre surgit en catimini qui s'en prend aux cuisses de Marilyn. D'un geste, elle le repousse, mais il s'accroche à sa toge. Quand elle parvient à s'en débarrasser, il saute sur Édith Piaf qui l'éloigné derechef. Alors, le satyre nous prend tous à partie et nous tire l'un après l'autre comme s'il voulait nous entraîner pour nous montrer quelque chose d'essentiel.
    - Que veut-il ? s'interroge Raoul.
    Le satyre interrompt aussitôt son manège et articule clairement :
    - Que veut-il. Que veut-il. Que veut-il.
    Nous nous tournons vers lui, sidérés.
    - Tu sais parler ?
    - Tu sais parler. Tu sais parler, singe le satyre.
    - Il répète seulement ce qu'on lui dit, remarque Marilyn.
    - Il répète seulement ce qu'on lui dit, il répète seulement ce qu'on lui dit, répond le satyre.
    - Ce n'est pas un satyre, c'est un écho, dis-je.
    - C'est un écho. C'est un écho. C'est un écho.
    Il brandit une flûte de Pan dont il tire trois notes et, aussitôt, d'autres satyres apparaissent, hommes et femmes aux pattes de bouquetin.
    - Ça se complique, soupire Freddy Meyer.
    - Ça se complique, ça se complique, reprennent en chœur les satyres comme s'il s'agissait d'un chant de bûcheron.
    Ils tirent sur nos toges pour nous emmener on ne sait où, mais nous résistons.
    Je me souviens que, lorsque j'étais mortel, l'un de mes enfants avait voulu se livrer avec moi à ce même petit jeu et j'en avais été exaspéré. Encore un effet de miroir : " Je te dis ce que tu me dis. " Au cours de mes études de médecine, j'ai appris qu'un malade frappé d'écholalie ne peut s'empêcher de répéter la dernière phrase prononcée devant lui, quel que soit l'interlocuteur.
    Un satyre s'empare d'une liane et entreprend lui aussi de lier des roseaux. Non seulement ils disent ce que nous disons, mais ils font ce que nous faisons. De mieux en mieux.
    - Je crois qu'ils vont nous aider, s'attendrit Marilyn.
    Ils sont maintenant une vingtaine à reproduire nos gestes.
    - Ils vont nous aider, ils vont nous aider.
    Et sans plus chercher à les chasser, nous acceptons la présence des satyres à nos côtés.
    Difficile d'appeler notre construction un navire, mais cet esquif paraît plus solide que nos précédents radeaux.
    Avant d'y monter, Freddy Meyer tire une corde de son sac et l'arrime à un tronc d'arbre. Le rabbin sait toujours ce qu'il fait, nous ne lui posons pas de questions.
    L'un après l'autre, nous prenons place dans la coque et ajustons nos pagaies. Les satyres nous poussent vers le courant mais ne cherchent pas à s'embarquer avec nous.
    - Merci pour le coup de main, dis-je.
    - Merci pour le coup de main. Merci pour le coup de main, clament-ils avec ensemble.
    Le début de la traversée se déroule sans problème. Au-dessus de nous, les lucioles volettent, éclairant l'écume à la proue. L'eau est opaque, à peine frémissante sous quelques ondes. À l'arrière, Freddy déroule sa corde. Dans le ciel noir brillent les trois lunes.
    L'absence de sirènes m'étonne. Dormiraient-elles à cette heure ou chercheraient-elles à endormir notre vigilance ? La réponse ne tarde pas à arriver tandis que nous glissons sur le fleuve bleu. Une mélopée triste résonne dans les airs, bientôt reprise par plusieurs sirènes. Des femmes-poissons sortent de l'eau, se posent sur des rochers affleurants et nous fixent avec gentillesse. Leurs longs cheveux coulent en cascade sur leurs seins et toutes reprennent en chœur une mélodie hypnotique, peut-être la même qui autrefois envoûta les marins d'Ulysse en son odyssée. Francis Razorback n'est pas là. Sans doute l'a-t-on retenu au fond de l'eau afin de l'empêcher de nous venir en aide.
    Le chant monte en tonalité et se fait plus aigu, au point de nous vriller les tympans. D'un geste, Freddy indique à Édith Piaf que c'est son tour d'entrer en scène et, à gorge déployée, d'une voix dont la puissance étonne en ce corps si frêle, elle entonne : Mon légionnaire. Les sirènes se taisent d'un coup, surprises que l'on puisse répondre à leur chant par un autre chant. Peu à peu cependant, elles reprennent leur concert. Mais Édith Piaf, de tout son souffle, n'a aucun mal à dominer leurs voix : " Il était grand, il était beau, il sentait bon le sable chaud, mon légionnaire... "
    - Pourvu que tout ce tapage n'ameute pas les centaures, redoute Mata Hari.
    Une à une, les sirènes renoncent à nous éprouver et replongent dans le fleuve. Nous nous empressons de féliciter notre chanteuse, laquelle met un point d'honneur à finir son Légionnaire jusqu'au dernier refrain. La trêve est cependant de courte durée. Nous hâtons notre course, quand nous sentons des poids insolites peser sur nos pagaies. Les sirènes sont de retour et s'acharnent à nouveau pour nous faire basculer. Ce bateau est plus stable qu'il n'y paraît. À peine Marilyn a-t-elle murmuré " l'amour pour épée, l'humour pour bouclier ", que nous n'avons que le temps d'armer nos ankhs et de viser tout ce qui émerge. Pour sa part, avec sa perche, Raoul frappe de grands coups dans l'espoir d'assommer quelques-unes de ces créatures qui lui ont arraché son père.
    Les lucioles fuient sous les éclairs de foudre. Les sirènes en furie ne sont plus une dizaine mais une centaine à attaquer notre vaisseau. Certaines s'enhardissent jusqu'à jaillir hors de l'eau pour nous frapper de leur queue. Notre artillerie claque mais je sens des mains mouillées et des écailles lisses sur mes jambes tandis que des corps mous s'enroulent autour de mes chevilles. Des ongles se plantent dans mes bras, dans mes mollets. Des dents pointues comme celles des murènes me mordent aux poignets.
    Mata Hari lutte au corps-à-corps, femme-femme contre femme-poisson. Raoul se retrouve en mauvaise posture. Une sirène a bondi sur lui par-derrière et le tire de ses forces décuplées. Il chute dans l'eau. Je lâche ma perche et saisis mon ankh qu'heureusement, je n'ai pas oublié de recharger. D'un éclair précis, je viens à bout de la créature qui s'en prend à Mata Hari sur le pont arrière. D'un autre, je fais lâcher prise à l'adversaire de Raoul et m'empresse de hisser mon ami à bord.
    Cependant, notre bateau n'avance plus, nous sommes tout à la bataille. Nous avons perdu nos perches et il ne nous reste plus que nos ankhs pour nous défendre. Mais Freddy n'a pas dit son dernier mot. De son sac, il déballe un arc armé d'une flèche plate à laquelle il accroche l'autre extrémité de sa corde. Il vise et lance sa flèche vers l'arbre le plus proche. Nous disposons maintenant d'une corde reliant les deux rives. En tirant dessus, nous reprenons de la vitesse. Simultanément, nous nous répartissons les tâches. Raoul, Mata Hari et moi utilisons nos ankhs de notre mieux. Edmond, Freddy, Marilyn et Édith Piaf s'agrippent à la corde pour que nous parvenions enfin à traverser ce fleuve.
    Les sirènes ont compris notre tactique et elles donnent l'assaut. Elles chargent sous l'eau, au ras de l'eau, en sautant dans les airs. Nos ankhs mitraillent à tout-va quand soudain mon bouton " D " ne répond plus : ma batterie est à plat.
    Pas le temps d'hésiter. Je m'élance à l'avant pour aider ceux qui s'affairent à tirer sur la corde quand le bateau se renverse. D'une main nous nous accrochons, de l'autre nous nageons. Comme les autres, je lance de grands coups de pied pour éloigner l'ennemi et c'est en haletant que nous touchons l'autre rive alors que le deuxième soleil se lève à l'horizon.
    Nous sommes trempés, nous sommes épuisés, mais nous n'avons subi aucune perte.
    - Sans bateau comment allons-nous revenir ? s'inquiète cependant Edmond.
    Freddy Meyer montre sa corde :
    - Nous n'avons plus besoin d'esquif car nous disposons de ceci.
    Il grimpe dans l'arbre et attache une poignée de bois à la corde.
    - ... Cet aller-retour s'appelle une tyrolienne. Les alpinistes s'en servent pour traverser les précipices. À nous, elle permettra de rentrer en passant par-dessus le fleuve et donc en évitant les sirènes.
    Mais les créatures aquatiques ont compris l'usage que nous comptions faire de la corde et elles bondissent pour tenter de l'attraper. L'une d'elles prend son élan à la manière d'un dauphin de marina, s'envole hors de l'eau et parvient à s'agripper à la corde. Une autre s'empresse de l'imiter et s'accroche à elle, puis une autre et une autre encore. Quand elles sont toute une grappe emmêlée, la corde ploie, et la branche à laquelle elle était attachée craque brusquement sous le poids.
    Difficile à présent de retourner en arrière.
    - Tant pis, déclare Raoul. Après tout, les conquistadores ont brûlé leurs vaisseaux pour n'être pas tentés de reprendre la mer. Nous n'avons pas le choix. Il ne nous reste plus que l'audace.
    C'est alors qu'un souffle rauque retentit au loin et que tous, nous sursautons.
    - Et... Et si nous rentrions à la nage ? suggère timidement Édith Piaf.
   

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