samedi 22 septembre 2018

26. SAMEDI : COURS DE CHRONOS


    Huit heures. La cloche sonne matines. Je me suis endormi devant la télévision allumée, engoncé dans ma toge encore tachée de boue. Je me douche, je m'habille.
    Nous sommes samedi, jour de Saturne, dénomination romaine du dieu grec Chronos.
    Pas de petit déjeuner en vue. Les rues d'Olympie sont désertes et, ici et là, traînent encore quelques nappes de brume. Humides de la rosée du matin, les plantes exhalent des senteurs poivrées. Quelques centaures, satyres et nymphes égarés paraissent sortir d'une nuit éprouvante. J'ai un peu froid sous ma toge trop légère. Une poignée d'élèves sont déjà rassemblés sous le pommier, battant la semelle pour se réchauffer. J'étais sans doute trop affairé à dévisager de célèbres défunts, les premiers jours, pour n'avoir pas remarqué mes amis de l'Empire des anges. Tout à ses découvertes, lui aussi, Raoul n'avait pas même aperçu son père dans l'Amphithéâtre... Cette fois, je repère immédiatement mes théonautes. Ils sont tous là, à l'exception justement de Raoul.
    - Où est Raoul ?
    Marilyn et Freddy l'ignorent. Edmond Wells pense qu'il ne va pas tarder à nous rejoindre en même temps que le reste de la classe. De partout, en effet, des élèves retardataires surviennent en courant.
    L'ambiance me rappelle toutes les rentrées de mon enfance de mortel, lorsque nous patientions devant l'école en nous demandant à quoi ressembleraient nos maîtres.
    Raoul apparaît enfin, le crâne recouvert d'un pansement. Il ne nous rejoint pas, refuse même de répondre à mon salut. Il se lance ostensiblement dans une grande conversation avec des inconnus.
    - J'en ai assez d'attendre, reprend Marilyn. J'ai froid, j'ai la chair de poule.
    Freddy passe un bras autour de ses épaules pour la réchauffer, et elle se blottit tendrement contre lui.
    Mata Hari vient vers nous.
    - Il paraît qu'il y a des élèves en moins. Deux manquent à l'appel. Nous ne sommes plus que 140.
    - Ils nous tuent, ils nous assassinent un par un, s'exclame Proudhon. Ce n'est pas une école ici, c'est un abattoir. Debussy a été le premier, d'autres l'ont suivi, nous y passerons tous.
    - Qu'est-il arrivé à ces deux autres ? s'enquiert Lucien Duprès, l'élève dieu qui louche.
    - Ils se seront sans doute perdus en forêt, dis-je, évasif.
    - Vous croyez qu'ils ont risqué une escapade nocturne ? s'étonne-t-il.
    - Peut-être rétrogradent-ils pour retourner à l'Empire des anges, proposai-je.
    - Athéna a parlé d'un châtiment exceptionnel pour le déicide, rappelle Marilyn.
    - Les dieux de l'Olympe m'ont toujours paru barbares. Notre professeur du jour, Chronos, mangeait carrément ses propres enfants.
    L'Heure Eunomia, toujours impeccable dans sa tenue safran, nous invite à la suivre vers l'avenue du Sud.
    En procession, nous lui emboîtons le pas. J'en profite pour retrouver Raoul.
    - Je t'ai frappé pour te sauver. Je savais que tu voulais secourir ton père mais ton sacrifice ne l'aurait pas épargné.
    Il me toise durement, et je sens qu'il est encore trop tôt pour la réconciliation et le pardon.
    Le palais de Chronos est situé sur la droite de l'avenue. Flanqué d'un clocher, il ressemble à une église. Ses cloches continuent d'ailleurs de battre furieusement le rappel pour annoncer le début de cette session.
    Le portail est grand ouvert et l'Heure Eunomia nous enjoint de prendre place sur des bancs de bois, face à une estrade surmontée d'un bureau près duquel est posé un coquetier d'un mètre de haut, avec à son pied deux trous vides et un tiroir. Derrière, un tableau noir attend le professeur.
    Raoul veille à s'asseoir loin de moi.
    J'examine les lieux. Aux murs, des étagères présentent dans le plus grand désordre un assortiment de réveils, de montres, de pendules, de coucous, de sabliers, de clepsydres, de cadrans solaires. Il y a là des pièces de collection qui doivent valoir une fortune, d'autres plus modestes, en bakélite ou en plastique. En émane une confusion de tic-tac.
    Nous patientons en chuchotant jusqu'à ce que, au fond, une porte s'ouvre et qu'entre un vieillard de plus de deux mètres, au visage parcouru de spasmes nerveux.
    À peine est-il apparu que les montres cessent leur tic-tac. Il toussote dans sa main et notre silence se fait attentif.
    - En Olympe, nous aimons bien les énigmes, commence-t-il. Je vous en propose donc une :
   
    " Il dévore toutes choses,
    Oiseaux, bêtes, arbres, fleurs.
    Il ronge le fer, mord l'acier,
    Réduit les dures pierres en poudre,
    Met à mort les rois, détruit les villes,
    Et aplatit les plus hautes montagnes.
    Qui est-il ? "
   
    Il nous considère en silence puis s'assied, résigné.
    - Personne n'a une idée ?
    Nul ne profère le moindre son. Alors, comme dans un soupir, il lâche :
    - Le temps.
    Il se lève et note " Chronos " au tableau.
    - Je suis Chronos, le dieu du Temps.
    Il n'a guère de prestance dans ses haillons, le dieu du Temps. Sa toge bleu nuit est bien parsemée d'étoiles pour donner l'illusion d'un firmament mais elle est trouée par endroits et pend lamentablement sur ses bras.
    - Je suis votre premier instructeur mais pas votre premier maître, précise-t-il. Je suis le maître zéro. Je vais vous apprendre à créer le temps mais aussi à en prendre possession. Sachez que j'ai existé avant tous les autres dieux et que je suis le père de Zeus.
    Tout ce que j'ai lu sur lui dans l'ouvrage de Francis Razorback me revient à l'esprit. Ce... dieu, si j'ai bien compris, le plus jeune des Titans, a tranché les testicules de son père afin d'en être l'ultime héritier. Ensuite, il a tué tous ses enfants pour éviter qu'ils ne lui rendent la pareille.
    - ... Premier point. Prenez connaissance de vos outils de travail.
    Tandis qu'il inscrit au tableau : " Les outils divins ", il interroge :
    - Qui peut me rappeler les cinq leviers dont vous disposiez en tant qu'anges ?
    Des mains se lèvent. Chronos désigne une brunette à fossettes. Elle énonce sagement :
  1) Les rêves.
2) Les intuitions.
3) Les signes.
 4) Les médiums.
 5) Les chats.
    - Très bien, jeune fille. Vous pourrez tous continuer à les utiliser mais vous disposerez en plus d'un outil propre aux dieux, votre ankh.
    Il dégage de sa toge une croix ansée beaucoup plus grande que les nôtres.
    - Examinons-le ensemble. Il est doté de trois boutons noirs surmontés de lettres blanches. A, D, N. Je ne vous parlerai que du " D ". " D " déclenche la foudre. " D " divise, découpe, détruit, désintègre. En ce qui concerne vos peuples, il vous permettra de faire gronder l'orage, d'incendier et de tuer. À utiliser avec parcimonie. Même en Olympe, le bouton " D " est capable de tuer. Il vous est donc interdit de diriger votre ankh en direction d'un autre élève, d'un Maître dieu, d'une chimère ou de quelque créature vivante que ce soit. Si vous usez de cet outil à mauvais escient, vous serez châtié. Je sais qu'un incident s'est d'ores et déjà produit, qu'un élève en a assassiné un autre.
    Quand Chronos ajoute froidement : " Ce déicide ne perd rien pour attendre ", j'ai l'impression que c'est moi qu'il regarde en particulier et je frissonne tandis qu'il poursuit, fixant de nouveau la classe :
    - ... Pensez à toujours recharger la batterie de votre ankh avant les cours. Vous trouverez dans votre chambre un petit socle creux dans lequel il vous suffira de l'introduire. Pour les âmes récentes, précisons qu'il fonctionne exactement à la manière d'un téléphone portable.
    Sur ce, le maître empoigne une corde sur sa droite.
    Une cloche retentit et un autre vieillard géant pénètre dans la classe, haletant sous le poids d'une immense sphère bâchée de plus de trois mètres de diamètre, qu'il peine à faire passer la porte.
    - Pas trop tôt, gémit le porteur en ahanant. Je n'en peux plus.
    - Je vous présente Atlas. On peut l'applaudir pour l'encourager.
    Nous applaudissons.
    La respiration sifflante, le pas pesant, Atlas se dirige vers le grand coquetier où il jette plus qu'il ne dépose sa sphère avant d'essuyer d'un mouchoir à sa mesure son front recouvert de sueur.
    - Vous ne vous rendez pas compte, cela pèse des tonnes.
    - Repose-toi un peu, compatit Chronos. Ça ira mieux.
    - Non, ça n'ira pas mieux. J'en ai assez de ces conditions de travail. Nul ne tient compte de la pénibilité de ma tâche. J'aurais besoin d'un assistant ou au moins d'une charrette.
    - Nous verrons plus tard, dit gentiment Chronos. Ce n'est ni le moment ni le lieu pour ce genre de discussion.
    Du menton, il désigne les élèves. La respiration plus bruyante qu'une forge, Atlas sort en traînant les pieds.
    Chronos reprend son cours, la voix grave.
    - Être un dieu, c'est passer du microcosme au macrocosme. Anges, vous aviez à charge de travailler artisanalement pour trois mortels, de leur naissance à leur mort, c'est-à-dire sur une période dépassant rarement le siècle. À présent, votre tâche divine concernera des troupeaux humains de milliers, voire de millions d'individus que vous suivrez sur plusieurs millénaires.
    Je suis tout ouïe, ingérant chacun de ses mots.
    Chronos ôte la bâche protectrice et révèle une sphère de verre. À l'intérieur, une planète dont la surface effleure les parois semble en suspension.
    - Approchez-vous.
    Nous nous attroupons tandis qu'il fait l'obscurité afin que nous observions mieux la planète qui, à présent, dégage sa propre clarté.
    - Vos ankhs sont munis d'une anse entourant une loupe. Posez-la contre la paroi vitrée puis, en tournant le bouton " N " qui vous a déjà servi à changer de chaîne sur vos téléviseurs, observez de plus près la région qui vous intéresse.
    Je lève la main.
    - Et le bouton " A ", il sert à quoi ?
    Chronos ignore ma question et nous enjoint de tester notre nouvel outil. Nous grimpons sur des chaises pour nous placer à hauteur de l'équateur de la sphère et rivons un œil à notre ankh-loupe pour scruter la surface de la planète.
    - Ce monde se trouve-t-il physiquement ici, à l'intérieur de ce globe de verre ? interroge Georges Méliès.
    - Bonne question, mais la réponse est non. Cette sphère n'est qu'un écran et ce que vous discernez à l'intérieur n'est que la projection en volume et en relief de cette planète. Une sorte d'hologramme.
    - Comment la sphère est-elle éclairée ? demande un élève.
    - Elle reflète la lumière diffusée par son soleil. Cependant, si tout ce que vous y verrez se déroule réellement, tout ce que vous ferez agira également en direct.
    - Où se trouve réellement cette planète ? demande Gustave Eiffel.
    - Quelque part dans le cosmos. Vous n'avez pas besoin de le savoir. L'emplacement n'a aucune importance pour la suite de vos travaux.
    Sur la surface de la planète, à l'aide de ma loupe, je distingue un vaste océan noir parcouru de fines lignes d'écume blanche d'où émergent plusieurs continents aux côtes accidentées. Sur ces terres, il y a des plages, des plaines, des forêts, des chaînes montagneuses parfois couvertes de neige, des vallées, des zones désertiques, des fleuves et des rivières. En réglant le zoom de mon ankh avec la touche " N " j'aperçois des bourgs, des villages et des villes, et même des routes et des maisons. Un vrai monde miniature.
    Je tourne encore la molette du bouton " N " et apparaissent du bétail et des champs, des embouteillages sur les routes, des humains minuscules s'agitant dans les artères des cités. Les villes semblent autant d'entités qui respirent, exhalant leurs fumées comme des respirations, palpitant de milliers de petites lumières.
    Mais il me manque le son. Chronos le sait qui nous distribue des écouteurs et nous indique où les brancher sur le manche de notre ankh. Si je comprends bien, cela fonctionne comme un micro directionnel. Là où je dirige ma loupe, j'entends.
    J'isole deux petits humains dans la multitude. Il doit y avoir un traducteur automatique quelque part car leurs mots me sont immédiatement compréhensibles. Ils se plaignent du temps qui est " détraqué ". Plus loin, dans un temple, un groupe déplore que " les dieux les aient abandonnés ".
    Tous, nous déplaçons nos loupes, émerveillés. Je me souviens du temps où, ange, j'épiais dans mes sphères ce qu'il advenait de mes mortels. Je change d'angle de vue comme un réalisateur de cinéma profitant de tous les champs possibles.
    Certains se haussent sur la pointe des pieds pour scruter l'hémisphère Nord ; d'autres, accroupis, observent les territoires méridionaux. Avec nos écouteurs et nos ankhs, nous ressemblons à des médecins qui ausculteraient une énorme verrue vivante.
    Nous nous jouons de l'opacité des murs, nous pouvons traverser les toits, pénétrer dans les demeures et percer les secrets des humains qui les habitent. Dans la zone d'ombre, c'est la nuit. Il y en a qui ronflent en dormant, d'autres qui font l'amour. Certains ne parviennent pas à trouver le sommeil, se relèvent pour fumer une cigarette sur leur balcon et en profitent pour arroser leurs géraniums. Ici et là, des téléviseurs sont encore allumés.
    Ailleurs, c'est le matin. Les petits des humains se lèvent, se lavent, s'habillent, avalent un bol à la va-vite. Certains se préparent pour l'école. Des adultes se hâtent pour rejoindre l'usine ou le bureau.
    Que d'agitation dans les rues encombrées. Des automobilistes klaxonnent dans les embouteillages, des piétons se bousculent dans les bouches de métro. Le temps passe et tout recommence en sens inverse. Les fenêtres s'éclairent en même temps que les rues. Les téléviseurs se rallument.
    C'est l'heure des actualités. Je vais voir ce qui est évoqué par le journaliste. Dans une région montagneuse, des humains brandissent des armes. Ils crient, courent, se battent, se tirent dessus, hurlent de douleur, meurent.
    La guerre est assurément un spectacle pour les dieux car la majorité d'entre nous ont la loupe rivée sur les champs de bataille. Bientôt, nous nous retrouvons à observer les belligérants sans même savoir pourquoi et contre qui ils se battent. Certains élèves dieux parient sur la victoire des uniformes vert foncé qui leur semblent plus habiles que les vert clair. Mais la mort frappe aussi dans les villes. Des gens sont rassemblés dans un cinéma pour regarder une comédie romantique quand soudain l'immeuble explose. Dans les cris et l'affolement, ils se dispersent en tous sens. Des ambulances accourent, sirène hurlante. Des corps déchiquetés gisent sur les trottoirs et la chaussée. Des hommes et des femmes pleurent, gémissent en se tordant les mains, épouvantés.
    Et puis les sauveteurs évacuent les corps, la rue est nettoyée, la vie reprend son cours, les humains retournent à leurs activités. Comme des fourmis se réorganisant après le coup de pied d'un enfant sur leur cité.
    Nous sursautons quand une cloche retentit et que Chronos fait à nouveau la lumière. Comme tirés d'un rêve profond, nous restons là, à nous frotter les yeux. Un instant, il nous a semblé être avec eux. Nous repoussons nos loupes et détachons nos écouteurs.
    - Ne vous laissez pas impressionner par l'effervescence des activités humaines, nous conseille le dieu du Temps. Il vous faut comprendre cette humanité en son essence, dans ses aspirations, dans ses espoirs, non dans ses... gesticulations.
    De sous le coquetier, Chronos tire une large pendule, lourde et complexe.
    - Quelqu'un a-t-il eu l'idée de s'intéresser au calendrier de cette planète ?
    La brunette qui avait déjà rappelé les cinq leviers des anges lève de nouveau la main.
    - Ils vivent en l'an 2035, dit-elle.
    - En l'an 2035 de " leur " ère, précise Chronos. En fait, ces gens en sont plutôt à 15 milliards d'années après le big bang, 5 milliards après la naissance de leur planète, 3 millions après la naissance de leur premier humain, et en l'an 6000 après l'établissement de leur première ville. Mais pour une plus grande clarté de cette démonstration, nous conserverons leurs repères à eux.
    Chronos manie un rouage et le nombre 2035 apparaît sur un écran, au sommet de la grande pendule.
    - L'endroit rappelait un peu notre Terre, murmure un élève.
    Le maître acquiesce.
    - Il n'y a pas mille manières de fabriquer un monde où des êtres seront à même de proliférer.
    Et à notre soulagement, il ajoute :
    - Il ne s'agissait cependant pas de votre Terre. Avez-vous remarqué certaines différences ?
    Les réponses fusent.
    - Les habits. Ils portent des vêtements bizarres.
    - La nourriture. Ils avalent des mets étranges que je n'ai pu identifier.
    - Les religions. Leurs symboles religieux sont inconnus sur Terre et leurs temples ne ressemblent en rien aux nôtres.
    - Cette planète comprend sept continents et non cinq, et autrement formés.
    - Leurs voitures sont plus larges.
    Chronos approuve de la tête chaque proposition. Il ajoute :
    - Cette planète est aussi plus grande que la Terre et les saisons y sont plus tranchées : étés torrides, hivers particulièrement rigoureux... Elle compte par ailleurs plus de 8 milliards d'habitants, dit-il en écrivant sur le tableau. Nous, les dieux, identifions chaque planète en particulier. Celle-ci se nomme " Terre 17 ". Terre parce que telle est sa catégorisation en matière de gravité, météorologie, chimie, les mêmes que là d'où vous venez. 17 parce que 17 promotions ont déjà travaillé dessus.
    - Dans ce cas, quel est le nom de notre Terre d'origine ? demande Edmond Wells.
    - " Terre 1 ".
    Nous éprouvons un commun sentiment de fierté d'appartenir à la Terre première, la planète d'origine, celle dont toutes les autres ne seraient que de pâles copies. Chronos confirme :
    - " Terre 17 " est bien un ersatz de votre " Terre 1 ". Nous l'avons créée spécialement pour les exercices des dieux. C'est une planète - " brouillon ", en somme, et comme tous les brouillons, elle est destinée aux essais et aux expériences...
    Je me sens excité par cette idée.
    - Je vais vous montrer quelque chose qu'aucun autre de vos professeurs ne serait capable de réaliser.
    Avec le fier sourire d'un horloger satisfait de son prototype, il place son étrange pendule sous la lumière crue d'une lampe suspendue au plafond. Apparaît alors par transparence tout un réseau de rouages, les uns crantés, les autres lisses, entremêlés de tubes contenant des liquides colorés. Au centre de cet enchevêtrement mécanique, il y a un large cadran rond et ses deux aiguilles. Le tout est surmonté de l'écran numérique affichant 2035.
    Chronos ouvre avec précaution la vitre protégeant le cadran, et d'un doigt pousse la longue aiguille en avant. Un coup d'œil furtif à la planète " Terre 17 " me permet de constater que, là-bas, les voitures se transforment en bolides et que les gens courent en accéléré.
    Nous reprenons tous nos ankhs pour observer l'effet sur la planète. Elle donne l'impression de clignoter...
    Lumière, ténèbres, jour, nuit se succèdent à toute vitesse, cependant que sur l'écran, les chiffres défilent : 2036, 2037, 2038, 2039...
    Trouvant que le Temps ne s'écoule pas assez vite, Chronos lâche la longue aiguille pour la petite et ce ne sont plus les années qui défilent mais les décennies. Comme figée, " Terre 17 " ne clignote plus. À sa surface des immeubles s'élèvent, disparaissent pour laisser place à d'autres plus hauts encore, des routes serpentent, s'élargissent, multiplient leurs voies et, dans les cieux, défilent des aéronefs de toutes formes.
    Puis les villes cessent de s'étendre, les aéronefs se raréfient, disparaissent tout à fait, les autoroutes redeviennent sentiers...
    2060, 2070, 2080, 2090... J'aimerais que Chronos interrompe le manège pour que je puisse comprendre pourquoi tout s'est ainsi arrêté, mais il poursuit sa course folle.
    2120, 2150, 2180, 2190. Finalement il s'arrête à 2222.
    - Regardez bien, invite-t-il, regardez ce qu'il est advenu de cette planète en deux siècles.
    Il fait à nouveau l'obscurité. Nous replaçons nos écouteurs.
    Plus de villes fumantes et éclairées. Plus de voitures. Plus de lumières dans la nuit. Juste quelques tribus errantes armées de lances et de flèches.
   

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