samedi 22 septembre 2018

87. UN TOUR DE MAGIE

Pour ce dîner, la grande salle à manger du Mégaron est décorée de fleurs indigo. Mata Hari s'assied en face de moi. Elle me sourit, je lui souris en retour. Le sort de mes hommes-dauphins en errance sur les mers me taraude.
    Edmond Wells, près de moi, semble moins soucieux pour ses quelques hommes-fourmis. Il discute paisiblement avec Georges Méliès qui affirme la prééminence, au départ, des forgerons sur tous les autres corps de métier.
    - Comprenez, insiste Méliès, les forgerons sont les premiers magiciens. On leur donne des cailloux et, par la magie de la maîtrise des hautes températures, ils les transforment en matériaux qui n'existent pas dans la nature.
    - En effet, dit Edmond Wells, se souvenant d'une de ses notes dans l'Encyclopédie sur les forgerons qenites du mont Sinaï. Les villageois les tenaient en si grande estime qu'ils allaient parfois jusqu'à les enchaîner à leur forge pour qu'ils ne soient pas tentés de rejoindre une autre bourgade où ils seraient mieux payés. Autrefois, ils étaient même échangés contre des rançons ou servaient de cadeaux en signe d'alliance.
    Simone Signoret et Marie Curie, à une table voisine, discutent des modes vestimentaires de leurs peuples respectifs. La physicienne d'origine polonaise reconnaît que, dans sa région, les frimas sont tels qu'il lui importe surtout de concevoir des vêtements qui tiennent chaud.
    Des élèves discutent ponts et chaussées ou conservation des aliments.
    Vaut-il mieux couvrir les habitations de chaume ou d'ardoises ? Comment concevoir un système de filtrage pour éviter les bactéries dans les citernes d'eau de pluie ? Ici on conserve les viandes dans le sel, là les poissons dans l'huile. Des amphores scellées de liège préservent les aliments, encore faut-il disposer de potiers et de liège. Colle, aiguilles à coudre, métiers à tisser, désinfectants pour les plaies (oignons, citrons ou eau salée), tout donne lieu à des échanges. Et les mouches et les moustiques ? Comment chasser ces porteurs de maladies qui ont déjà fait tant de ravages ?
    Georges Méliès explique qu'avec ses hommes-tigres, il s'est livré à plusieurs expériences afin d'élaborer un compost précieux pour la croissance végétale, sans trop de bactéries et donc sans effets toxiques.
    Les Saisons apparaissent avec leurs chariots.
    Ce sont des céréales qu'elles nous servent. Il y a là du riz, de la semoule de blé, de l'orge, du mil, du sorgho et même du pain. Logique, puisque l'agriculture a fait son entrée dans nos mœurs.
    Que c'est bon le pain. Je croque la croûte, je me délecte de la mie, douce, sucrée et salée à la fois, je recherche l'arrière-goût délicieux de la fermentation.
    Les Saisons déposent sur les tables des cruchons de lait de vache, de chèvre, de brebis, et d'autres breuvages crémeux.
    Les huîtres reviennent au menu mais je ne me sens pas de force à gober ce soir un animal vivant, doté peut-être de conscience. Voltaire, lui, s'en régale et en engouffre des douzaines en expliquant qu'il suffit d'un peu de citron, provoquant ou non un léger réflexe, pour en vérifier la fraîcheur.
    Des cadavres plus conventionnels sont aussi au menu, du bœuf, du mouton, de l'agneau, du poulet. Je constate que ces viandes sont moins fortes que celles de l'hippopotame ou de la girafe.
    Méliès nous affirme que ses hommes-tigres se délectent de ces têtes de singe que l'on nous sert ensuite avec des petites cuillères pour en déguster l'intérieur. La plupart d'entre nous s'en détournent, dégoûtés.
    Cette vision me ramène à l'expérience des chimpanzés que nous a contée Déméter. L'humanité de " Terre 17 " a chuté pour cette raison. Parce qu'ils avaient oublié pourquoi ils étaient là et ne pensaient qu'à reproduire des traditions dont ils ignoraient l'origine réelle.
    - À quoi penses-tu ? me demande Marilyn, rejoignant le groupe des théonautes.
    - À rien... Que vous est-il arrivé hier soir ?
    - Nous avons tenté de passer mais la grande chimère était là.
    - Ce soir, ajoute Raoul, tu viens avec nous. Tu ne vas quand même pas nous faire faux bond deux fois de suite.
    Je ne réponds pas, réservant mon choix.
    En guise de dessert, on nous sert des gâteaux et du pain perdu au miel.
    - Il ne manque qu'un bon café pour terminer dignement ce repas, déclare Méliès, ravi.
    Ce soir un concert nous attend. Centaures, sirènes, oiseaux-lyres nous rejoignent dans le Mégaron. Aux instruments habituels s'ajoute un arc instrumental manié par un centaure. La musique est douce.
    En guise de pousse-café, Georges Méliès propose un tour de magie ne nécessitant aucun matériel particulier. Mata Hari accepte volontiers de collaborer à son numéro.
    - Pense à un chiffre entre 1 et 9 et multiplie-le par 9.
    La danseuse ferme les yeux et annonce :
    - Ça y est.
    - Soustrais-en cinq.
    - C'est fait.
    - Additionne les chiffres formant ton nombre jusqu'à obtenir un chiffre simple. Exemple : si tu as 35, additionne le 5 et le 3 et tu obtiendras 8. Et si tu as un nombre qui donne encore un nombre tu continues jusqu'à n'avoir qu'un chiffre.
    - D'accord.
    - Bien. Alors, associe ton chiffre à une lettre de l'alphabet selon le principe A= 1, B = 2, C = 3, etc. Tu obtiens maintenant une lettre.
    - Ça y est.
    - Choisis un pays d'Europe commençant par cette lettre.
    - C'est encore long ?
    - Non. On arrive au bout. Regarde la dernière lettre de ce pays et associe-lui un fruit.
    - Voilà.
    Georges Méliès fait mine de se concentrer profondément et annonce :
    - Ton fruit, c'est un kiwi.
    Mata Hari est médusée. Je cherche la clef, ne la trouve pas. Interroge le cinéaste :
    - Tu t'y es pris comment ?
    - Disons qu'il y a un rapport entre ce tour et ce qui se passe ici. On croit choisir et on ne choisit pas...
    Le magicien me décoche un clin d'œil et réclame un autre café.
    Sarah Bernhardt vient s'asseoir à notre table.
    - Il faut nous liguer contre Proudhon, murmure-t-elle. Sinon il va tous nous exterminer.
    - Il a gagné, c'est donc que les Maîtres dieux sont d'accord avec ses méthodes de jeu, assure Raoul, le geste apaisant.
    - Le pillage, la tuerie, le viol, l'esclavage, le terrorisme, la mauvaise foi érigés en système de pensée et de gouvernement ! dit-elle.
    - Ne juge pas. Adapte-toi, dis-je.
    Sarah Bernhardt s'emporte :
    - C'est toi qui me dis ça ? Mais vous ne vous rendez pas compte, il va gagner et ses valeurs l'emporteront sur toute la planète. C'est ce que vous voulez, des valeurs de rats ? Nous avons vu ce que ç'a donné sur " Terre 17 ".
    La destruction de cette planète reste dans toutes les mémoires.
    - Si on ne réagit pas il va...
    À sa table, Proudhon, qui a l'ouïe fine, se tourne vers nous, sarcastique, et nous lance :
    - Je vous défie tous autant que vous êtes d'arrêter les guerriers de ma tribu...
    Sarah Bernhardt ne trouve rien à répondre. Elle sait qu'avec son peuple de chevaux exsangue elle ne peut tenir le choc.
    - Viens donc affronter mes amazones ! s'exclame Marilyn Monroe.
    Il se tourne vers elle.
    - Je viendrai, je viendrai, ma belle, les dards de tes guêpes ne me font pas peur...
    Et en guise de provocation, l'anarchiste lui adresse un baiser qu'il lui envoie en soufflant sur sa paume.
    - Je te préviens, si tu t'approches de mes filles, nous ne nous laisserons pas faire comme les hommes-dauphins.
    - Parfait, dit l'autre en se frottant les mains. Une belle bataille en perspective.
    J'ai soudain l'impression d'être revenu à la maternelle, quand les gamins se lançaient des : " Viens te battre si tu l'oses " dans la cour de récréation.
    - Il n'y a pas que la force ! Mes filles ont bien plus de cervelle et de courage que tes brutes !
    - J'attends cette confrontation avec impatience ! s'exclame le dieu des hommes-rats.
    - Je suis prêt à prendre les paris, propose Toulouse-Lautrec.
    Le petit homme barbichu se met debout sur une table et fait mine d'attendre les mises.
    - Nous n'avons pas d'argent, remarque Gustave Eiffel.
    - Alors intéressons la partie avec des toges. Elles se salissent vite et j'en use beaucoup, dit le peintre.
    Sortant un carnet, il trace deux colonnes, l'une pour ceux qui donnent Marilyn victorieuse, l'autre pour ceux qui misent sur Proudhon.
    Edmond Wells parie une toge sur l'actrice.
    - Dans le monde animal, les guêpes l'emportent sur les rats, m'explique-t-il.
    Ayant toujours été malchanceux au jeu, je préfère m'abstenir. Et puis, je suis trop préoccupé par l'avenir de mon pauvre peuple sur son rafiot pour m'intéresser à cette confrontation. Si, au prochain round, je ne parviens pas à sauver mes hommes-dauphins, je n'aurai plus qu'à me transformer à mon tour en centaure ou en sirène. Tant de vies pour progresser, tant de sagesse accumulée pour finir en chimère... Non, il faut vraiment que je trouve un moyen de venir en aide aux miens avant de penser à m'amuser.
    - Tu penses à nos hommes, murmure Edmond Wells.
    - Pas vous ?
    - Si. Le pire c'est que, la bataille terminée, les hommes-rats ont donné leur version des faits. Pour eux nous étions une bande de sauvages vagabonds et lâches que leur brillante civilisation a réussi à éduquer. Ils ont même inventé une histoire racontant que nous faisions l'amour avec des dauphins... Tu n'as pas vu ?
    - Non, je n'ai pas vu... C'est incroyable. Ils nous massacrent et en plus ils réécrivent l'histoire pour se donner le beau rôle.
    Je vois mon ami très préoccupé. Il sort l'Encyclopédie et note quelque chose à toute vitesse. J'hésite à l'interrompre. Il semble avoir une idée.
    - Nous ne pouvons pas les laisser comme ça..., dis-je.
    Tout en continuant d'écrire, il répond :
    - C'est trop tard.
    - Il n'est jamais trop tard, protesté-je.
    - Nous avons échoué. Nous n'avons pas eu de chance, c'est tout.
    - " Ceux qui échouent trouvent les excuses. Ceux qui réussissent trouvent les moyens ", disait mon père. Et il y a toujours un moyen.
    - Non, pas cette fois.
    Il continue d'écrire, se relit, paraît mortifié par la gravité de ce qu'il a noté, puis se relève, referme son ouvrage et prononce d'une voix grave :
    - Tu as peut-être raison. Ceux qui réussissent trouvent les moyens... quels qu'ils soient.
   

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