samedi 22 septembre 2018

36. LE STADE DU MIROIR. 2 ANS

Je me savonne, me lave et me débarrasse de ma sueur comme d'un film plastique. Mes muscles sont chauds, mes tempes battent, mon cœur puise du sang.
    Nos journées sont vraiment bien remplies. Hier un meurtre, des retrouvailles, une fête, un autre meurtre, une expédition, de nouvelles retrouvailles... Aujourd'hui mes premiers pas d'élève dieu, la découverte d'un monde en miniature, l'anéantissement de ce monde, la rencontre de la plus belle femme de l'univers, la construction d'un radeau, la traversée du fleuve bleu, la lutte contre les sirènes !
    Je suis enfin rentré à la maison.
    Dans mon bain.
    Aphrodite...
    C'est comme si sa seule vision avait effacé tout le reste, la peur, la curiosité, l'ambition de rencontrer le Grand Dieu.
    Aphrodite...
    " Mieux que Dieu et pire que le diable... "
    J'ai encore dans mes narines son parfum, sur ma peau le souvenir de la sienne, dans mon oreille la douceur de son haleine.
    " Mieux que Dieu... " Qu'y a-t-il de mieux que Dieu ? Un super-Dieu. Un roi des dieux. La mère de Dieu.
    Je dois noter toutes les hypothèses, la moindre ébauche de solution. Je sors du bain, me sèche avec un linge, reprends mon livre aux pages vierges et inscris tout ce dont je me souviens.
    Ne pas y penser plus longtemps. Me tourner vers autre chose.
    J'allume la télévision. Lorsque j'étais encore mortel sur " Terre 1 ", il n'y avait que cette machine pour interrompre le tourbillon de mes pensées.
    Voyons donc où en sont mes trois nouveau-nés réincarnés.
    Chaîne 1 : La petite Asiatique (qui fut jadis le Français Jacques Nemrod) est désormais une charmante bambine de deux ans, ce qui signifie qu'une journée en Olympe correspond à deux ans là-bas.
    Elle se nomme Eun Bi et elle vit au Japon, pas à Tokyo, mais dans une petite bourgade, du genre moderne, avec de hauts immeubles. Elle mange en compagnie de ses parents. Soudain, maladroite, elle renverse un verre qui se casse. Son père s'emporte, lui donne une fessée et l'enfant se met à pleurer. Alors sa mère la saisit et, pour la punir, la dépose dans une baignoire d'où elle est encore trop petite pour sortir seule. Elle s'y efforce pourtant avant de se résigner à se blottir tout au fond.
    C'est alors qu'elle découvre un miroir posé sur le bord en émail. Elle s'en empare, se fixe, et pleure encore plus fort. Excédé, le père revient et coupe la lumière. Eun Bi sanglote toujours. Dans la salle à manger, la mère reproche au père d'être trop dur avec l'enfant mais il rétorque qu'" il faut lui apprendre ". Les parents se disputent et le père se réfugie dans la chambre en claquant la porte.
    Chaîne 2 : Le gamin (qui fut l'intrépide soldat russe Igor) répond à présent au nom de Théotime. Lui aussi mange mais avec grand appétit. Il dit qu'il en a assez du riz et du poisson en sauce. Sa mère lui en ressert pourtant en déclarant qu'il doit manger pour grandir. Je suis content de constater que sa nouvelle mère ne le persécute pas comme celles de ses précédents karmas. Non seulement elle le nourrit beaucoup mais, tandis qu'il avale tant bien que mal, elle se lève pour le couvrir de gros baisers humides. Le père se désintéresse de la scène, il lit son journal. Par la fenêtre, j'aperçois une mer et un ciel bleus. Le décor somme toute ressemble à celui d'Olympie.
    La mère apporte des glaces puis des bonbons.
    Théotime quitte la table, repu. Il s'empare alors d'un revolver en plastique et entreprend de tirer partout des fléchettes-ventouses (réminiscence de l'ancien Igor ?). Il vise soudain un miroir et s'en approche, se met lui-même en joue et se menace. Il tire.
    Chaîne 3 : Le petit Africain, Kouassi Kouassi (qui fut jadis le splendide top-modèle américain Venus), a fini de manger. Il fouille dans un meuble et y découvre un miroir. S'y contempler l'amuse beaucoup. Il tire la langue, se fait des grimaces et pouffe de rire. Sa sœur aînée lui apporte une mangouste, une espèce de gros rat qu'elle lui pose dans les bras. Ensemble, ils la caressent, puis elle l'entraîne dehors pour jouer à cache-cache avec ses huit frères dans la brousse alentour.
    Mes anciens clients m'attendrissent. Venus a dû estimer sa précédente vie trop superficielle et voulu retourner à la nature. Elle a donc choisi l'Afrique et la jungle. Jacques a toujours été féru d'Orient. Il a sans doute demandé à changer de sexe pour mieux explorer son côté " yin ". Quant à Igor, il a opté pour le contraire de sa mère précédente, l'ancien enfant battu est désormais un enfant gâté.
    À chacun de résoudre sa névrose karmique dans son nouveau corps de chair. Je pense aux psychanalystes qui croient qu'en remontant dans la prime enfance on peut résoudre les nœuds de l'âme. S'ils savaient qu'il faut remonter beaucoup plus en arrière... Tellement plus en arrière.
    " Il ne faut pas imaginer l'âme dans le corps mais tout au contraire le corps dans l'âme ", assure un enseignement d'Edmond Wells. " L'âme, grande comme une montagne, est posée sur un corps, petit comme un rocher. L'âme est immortelle, le corps est éphémère. "
    Je me regarde dans le miroir. Quel âge avais-je à mon décès dans ma dernière vie de mortel ? J'approchais de la quarantaine. J'avais une femme, des enfants, j'étais un adulte. Je scrute ma physionomie et je m'aperçois que quelque chose a changé dans mon visage. Je suis moins tendu. Je me suis adouci. Ne plus avoir de soucis, d'argent, de couple, d'impôts, de responsabilités familiales d'aucune sorte, d'obligations professionnelles, de problèmes de voiture, d'appartement, de vacances, de patrimoine, m'a effacé quelques rides. Ici je ne possède plus rien et, délivré de ce poids, je me sens léger.
    Comparé à ce qu'il me fallait affronter sur " Terre 1 ", mes histoires avec Aphrodite, l'énigme, le travail d'élève dieu, l'exploration d'un sommet de montagne m'apparaissent comme autant de jeux d'enfant.
    Je me décide à me coucher. Ne pas oublier de recharger mon ankh avant de m'endormir. Dans ce monde magique, ils n'ont pas été fichus de concevoir un ankh capable de se recharger tout seul.
    Enfin je m'enfonce dans mes draps, serre mon oreiller et abats mes paupières comme un commerçant tire sa grille pour fermer son magasin. Mais elles se rouvrent toutes seules.
    Demain c'est qui le professeur, déjà ?... Ah oui.
    Héphaïstos, le dieu de la Forge.
    J'ai un flash.
    Et si toutes ces histoires n'avaient été qu'un rêve ?
    J'ai rêvé être un thanatonaute.
    J'ai rêvé être un ange.
    J'ai rêvé être un élève dieu.
    Au réveil, je reprendrai ma vie normale, je retrouverai ma lourde serviette normale, j'embrasserai ma famille normale, et vaquerai à mon travail normal de médecin dans un hôpital.
    Je me souviens de ce terrible passage de l'Encyclopédie : " Et si la Terre (Terre 1 ?) était la seule et unique planète habitée dans l'univers... " J'avais alors pris conscience d'avoir toujours (vaguement) cru aux extraterrestres.
    En fait, même les plus sceptiques et les plus athées d'entre les Terriens vivent avec des croyances. Tout simplement parce que c'est agréable. Et ce sont peut-être ces croyances qui font exister les anges, les dieux et les extraterrestres. Même si tout cela est faux.
    " La réalité est ce qui continue d'exister lorsqu'on cesse d'y croire. "
    Demain je risque de recevoir la réalité normale dans la figure.
    Je comprendrai que cette aventure n'était qu'un rêve.
    Je me souviendrai de mon rêve de l'empire des anges et de l'Olympe et me dirai : Quel dommage qu'il ne soit pas vrai.
    Je prendrai conscience qu'il n'y a pas de réincarnation, pas d'anges, pas de dieu. Que ce sont des inventions destinées à mieux supporter le stress de la vie. On naît à partir de rien. Personne là-haut ne nous surveille ou ne s'intéresse à nous. De toute façon il n'existe rien au-dessus ni au-dessous de notre réalité. Et après notre mort, rien encore. On devient juste de la viande mangée par les vers.
    Oui, tout ce monde fantastique n'est peut-être qu'un rêve, et c'est en dormant que je risque de revenir à la réalité " normale ". Je ferme les yeux, curieux de ce qu'il va se passer demain au réveil.

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